Chapitre 6




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19h. Raisonnable pour envisager un repli rue du Commerce où l’on est en droit d’espérer quelques gâteries. Le repos du guerrier, avec en sus, une douche et un whisky. La réalité pourrait bien frôler ses fantasmes les plus exaltés.

-   Tiens, qui c’est celui-là ? Sur l’écran vidéo de X251 un type portant beau entre dans l’appartement d’Amélie, un rien masqué par la cuillérée de minestrone que X251 s’apprête à avaler.

-    Tiens, voilà le grand guerrier…

Elle lit dans mes pensées, cette fille est diabolique, drôle de ton pour des retrouvailles remarque Arthur dans le désordre.

-       Ca va comme tu veux ? Risque-t-il.

-       Non. Figure-toi que j’ai décidé de me séparer de toi.

-       C’est un peu brutal, unilatéral et… irréfléchie comme décision.

-       Toi et ton vocabulaire compliqué… C’est rarement bilatéral…Hein ? Et puis mon nouveau mec est d’accord avec moi. C’est démocratique. Deux pour, un contre. Je suis bonne, tu as le décalage horaire, je te laisse le week-end chez moi. Chut, chut, chut. Je sais, c’est dégueulasse, tu te bats pour sauver le monde des pires catastrophes, et moi, pauvre petite imbécile, je ne te comprends pas, je confonds le génie et le bordel, l’égoïsme et le besoin de réfléchir qui te saisis à l’heure de mettre la table ou tes chaussettes au sale. Je ne m’intéresse qu’à des futilités d’ailleurs, tu me l’as dit, l’Histoire n’est pas une science exacte, à peine approximative, la logorrhée de quelques tordus obnubilés par des phénomènes invérifiables.

-       Mais j’ai jamais dit ça !

-       Si. Mais tu ne t’en souviens pas. Ton cerveau possède cette fabuleuse capacité à tamiser les informations. Ta mémoire sélectionne ce qui te semble essentiel, comme ses oiseaux des marais qui filtrent la vase pour récupérer leur pitance, le reste, où as-tu mis tes clés ce matin, c’est l’anniversaire de mamie demain, disparaît corps et bien. Je m’égare. Ce que je voulais te dire, c’est que tu n’aimes que tes cellules, et encore, pas toutes. Mais tu n’as pas de respect, ni même d’intérêt, pour les gens. Que pour les idées. Tu sais quoi ? Tu aimes l’amour. Si l’incarnation du concept est jolie, tant mieux. Mais c’est le concept qui t’intéresse. Ce soir, comme ça arrive parfois, le robinet hormonal est ouvert, si je le vois dans tes yeux, et tu veux bien faire une manip ou deux.

Arthur est sur ses gardes. Ce n’est pas la première fois qu’Amélie charge contre lui comme une vachette landaise, toutes cornes dehors. Mais le calme et la froide indifférence de son amie lui signalent que là c’est plus grave, et que s’il veut garder ce petit corps tout chaud dans son lit, il va devoir croiser le fer. Et là maintenant, il n’en a pas les moyens.

-       Je ne te connaissais pas nymphomane frustrée mitraille t’il comme un fantassin débordé par la vague ennemie, et qui tire au hasard, au désespoir.

-       Pas frustrée, bonhomme, pas frustrée. Demande au canapé sur lequel tu es assis.

-       Tu deviens vulgaire. Il ne lui avait jamais parlé sur ce ton hargneux, mais il sent une trop forte résistance et perd pied.

-       Ah, bah oui. Pour toi, quand on parle de la réalité, on est vulgaire. D’ailleurs ce dont je te parle n’était pas vulgaire du tout.

-       Ah non, c’est vrai ça, murmure le miroir.

-       C’est sérieux tout ça ? Lance Arthur comme une fusée de détresse. C’est pas juste pour m’embêter ? Il essaye vaguement de se remettre en selle. Il avait vécu avec Amélie une histoire qui ressemblait à un rodéo dans lequel, gaucho de l’amour, il avait, croyait t’il, à peu près dompté sa fougueuse compagne.

-       Oui, Arthur, c’est sérieux. Je te quitte. Pour de vrai. C’est trop difficile de vivre avec toi. Tu es un handicapé de la vie de tous les jours. Mais moi, je vis dans cette vie là. Tu es un enfant, comment ferait-on avec un vrai enfant ?

-       Tu ne m’as jamais dit que tu voulais un enfant !

-       Tu sais ce que je regretterai de toi ?

Elle est lancée. Elle déballe tout d’un coup, comme si le verdict était rendu depuis longtemps et qu’ils restaient tous les deux seuls dans la grande salle vide du tribunal. Elle avait mal pour lui. Arthur était vraiment handicapé, ailleurs.

-       Euh, là, non.

-       Tes fleurs à l’improviste et tes lettres. Tu rêves ta vie, tu devrais écrire des livres.

Arthur n’est pas désespéré, elle a raison. Il n’aime que l’idée de l’amour. Certes, il aime raisonnablement Amélie. Elle est vive, belle, drôle. Mais ses qualités ne sont au fond que la preuve de son bon goût. Revenant un moment à des considérations plus terre à terre et hormonales, il voit mal comment…pour le banquet d’Odin…pour la gâterie…Ouais bon, on remballe. Ce qui l’inquiète vaguement, c’est sa situation matérielle. Plus exactement les emmerdes qui, comme une pluie froide et têtue, devraient logiquement s’abattre des lourds nuages noirs amoncelés depuis une demi-heure par Amélie. Va falloir chercher un appartement. Se taper les papiers, changer l’adresse, gérer son compte bancaire, Amélie fait ça tellement mieux que lui. Maman ! Oui. C’est ça. Maman, c’est une bonne idée. Elle va s’occuper de ça aux petits oignons.

-       Hum ? Pardon ?

-       Je prends le canapé ce soir.

-       Ca traîne pas…

-       J’aime pas faire souffrir. Achevons notre amour moribond. Va prendre une douche, je te fais à manger.

Comme atterrissage, il préférait celui de tout à l’heure. Ce qui frappe Arthur alors qu’il se relève à peine de ce K.O. debout au premier round, c’est son absence totale de désespoir. Il est embêté, chiffonné, touché dans son amour propre, dérangé dans ses habitudes, mais pas vraiment malheureux. Suis-je donc un monstre ? Se demande-t-il, vaguement inquiet de la sécheresse de sa réaction. Un petit, sans doute. Un monstre bien ordinaire.

X251 regardait la scène en direct en finissant ses raviolis avec un reste de bourgueil. Quelle amazone pense t’il. Elle t’a dégagé la tête d’œuf, mon vieux, pif, pof.

Voilà notre bonhomme, le lendemain matin, qui ressort de l’appartement, une valise dans chaque main. C’est presque du Brel. Faudra vérifier qu’il ne s’est pas consolé en embarquant le Léonard.

-       Allô, Jacqueline ?

-       C’est toi X251 ?

-       Oui ma poule, j’ai besoin d’une béquille rue du Commerce.

-       Ca marche.

En attendant sa béquille - élément surnuméraire, livrable dans un immédiat urgent, propre à suivre une bifurcation imprévue survenant lors de l’enquête d’un titulaire. X251 pense à Amélie. Les amours juvéniles sont comme des matches de hockey. Des tiers-temps intenses où l’on marque des buts, on prend des gnons, on s’amuse quoi. Puis des temps morts. On regrette les fautes, on se raconte les exploits. Des remplaçants entrent en jeu, plein d’un potentiel prometteur. Quelques fois on va en prison, tout seul. Mais on prendra bientôt sa douche, et à l’instar du temps qui passe, les grosses gouttes chaudes laveront la sueur et les affronts. Resteront en mémoire les moments forts. On rentrera à la maison. Bonsoir chérie, les enfants dorment ? Ah. Voilà la béquille, qui sans s’arrêter prend le porteur de valise en main.

A l’académicien maintenant. Direction un pavillon de banlieue dans l’ouest parisien. Tout ça m’a l’air bien calme. Pas de chien, de femme de ménage, de système complexe et exorbitant directement relié à la place Beauvau. La fille étudiante, le papa à Paris toute la journée, de grands arbres autour du pavillon, c'est du gâteau. On en profitera pour visiter les petits secrets de la fille.

L’encaustique règne en maître absolu sur ce royaume multiethnique de bois rares. Le parquet en tek birman, un des pairs du royaume, serein et hautain, réfléchit. La table de chêne clair, fine et élégante, reine entourée de ces dames d’honneur aux dossiers damassés, soutient, dans un port gracile une couronne, le dessous de plat argenté. Le petit guéridon en chêne noir, manant basané, agenouillé devant le buffet en merisier, bourgeois rougeaud pétant de santé, ploie sous le faix d’une lampe outrageusement ornementée et sans doute scandaleusement lourde. Toujours les mêmes qui trinquent.

X251 se déchausse, et, silencieux, comme planant au-dessus du parquet, reprend ses tribulations de spectre aphasique. Deux heures d’auscultation. Comme le docteur son malade, X251 tripote, tapote, écoute, farfouille dans tous les orifices, éclaire d’une lumière crue tous les replis de la maison. Il libère ses puces. Puis, en face de l’ordinateur de Garance, il sort le logiciel idoine fourni par la maison, qui, comme un dompteur dans sa cage, va amadouer tous ces zéros et ces uns qui sans lui auraient tôt fait de reprendre leur danse de Saint-Gui. Le mot de passe a cédé comme une fille facile. X251 déambule alors dans les dossiers personnels, violant, virtuellement, virtuellement, le sanctuaire de la jeune femme. Ah. Dossier Bill. C’est un journal intime en bytes. Rien qu’on ne sache déjà, sauf quand même la confirmation que Garance et Amélie ont osé imaginer un vol de tableau de maître, elles, les deux petites bourgeoises engoncées dans leur caste de privilégiées. Pourquoi ? Pour la montée d’adrénaline ? C’est la fureur de vivre version banlieue chic, une cleptomanie avec quelques zéros de trop sur l’étiquette du larcin. On copie tout ça, on va étudier ce microcosme de plus près.

Comme un enfant fasciné par une fourmilière, il faudra y mettre bientôt un bon coup de pied, prendre des mesures. C’est vrai, c’est énervant, on en sait plus sur les jeux amoureux de ces trois tourtereaux que sur le maudit manuscrit de Léonard.

 

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