Chapitre 2


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Dans cet univers impitoyable des concours où finalement le voisin est le pire ennemi, où tous les moyens sont bons pour intoxiquer, bluffer, décourager les plus faibles, la carapace de Garance est un bouclier efficace. L’anonymat de la fac, comme celle des grandes métropoles, lui plait beaucoup. Elle n’a plus besoin de faire semblant. Elle est autonome depuis l’enfance et n’est pas désorientée par la liberté totale que la fac représente au sortir du lycée. Beaucoup de ses coreligionnaires, au contraire, vivent cette première année d’études supérieures comme un prisonnier libéré qui regarde le soleil en clignant des yeux, sur le pas de la porte enfin ouverte. Les vastes étendues de la vie s’ouvrent devant eux, et ils s’y engouffrent sans boussole, sans réserves, juste munis d’un appétit féroce.

Bien moins naturelle et sympathique, l’attitude de Garance. Ses vingt ans d’emprisonnement volontaire lui permettent de régler sa vie comme un défilé militaire. Le pas des bottes ce sont ces longues heures à mémoriser les dichotomies et arborescences des classifications de naturalistes d’un autre siècle, complètement obsédés par l’idée de mettre la nature dans un grand classeur. Cette dernière se laisse faire, jusqu’à sortir de sa manche un ornithorynque ou un cœlacanthe qui énerve tout le monde pendant cinquante bonnes années.

Pour oublier un peu le bruit des bottes, Garance s’autorise de temps à autre quelques fracas de cymbales. En l’occurrence des amants qui lui servent d’exutoires, jeunes étourneaux dans les griffes de cette chatte habile et froide. Elle s’amuse, mon dieu ces types sont divinement cons, de leur regard hagard après le «non, demain, ça ne va pas être possible» traditionnel, définitif et humiliant.

Le jour des résultats du concours, la plupart des étudiants, accompagnés de papa et maman, exultent ou pleurent bruyamment devant le Grand Livre qui décide de leur avenir, un listing ordinateur qui a visiblement épuisé la cartouche d’encre de l’imprimante mise à contribution. Une foule compacte empêche Garance de lire les nombres alignés devant son nom, sigles abscons pour le néophyte, pouces impériaux levés ou abaissés pour le gladiateur épuisé par un combat incertain et trop long. Elle reste cependant en retrait, calme, sereine, raisonnable, adulte. Elle sait ce qu’elle vaut. Médecine ou HEC, hum, mais pharma, quand même. Le classement importe peu. Elle ne connait d’ailleurs quasiment aucun des noms de cette liste et s’en fout royalement.

- Pardon mademoiselle, vous pouvez m’aider ? Je viens chercher les résultats d’un ami.

- Ben, il faut d’abord écarter la meute de braillards qui se trémoussent frénétiquement devant vous. Puis retrouver le nom dans la liste. Enfin suivre la ligne le concernant jusqu’au bout. Votre ami s’y voit qualifié d’admis, c’est une bonne nouvelle dans l’ensemble ou de non-admis, là, il vous faudra plus de diplomatie pour lui annoncer. C’est un concept assez simple en soi. Si vous voulez les détails des notes, il vous faut consigner tous les nombres situés entre le nom et le qualificatif déjà mentionné. Ca prend du temps, et empêche les autres de s’approcher, mais le système du concours est basé sur l’égoïsme. Vous avez donc tous les droits. Vous pouvez écraser, piétiner, bousculer vos voisins, ils ont l’habitude, ils ont administré et subi le traitement toute l’année. Garance a sorti sa tirade sans un sourire, sans un regard.

- Intéressante analyse du microcosme. Vous devriez faire de la sociologie ou de l’histoire. Moi je suis en fac d’histoire, à Paris. C’est sûrement moins lucratif à terme que Pharma, mais c’est quand même plus cool. Vous êtes reçue ?

- A mon avis oui. Je vous serai reconnaissante de jeter un oeil si vous passez par les L dans votre quête. Londubat. Je m’appelle Garance Londubat. Elle aime tellement se donner un genre, jouer à être quelqu’un d’autre, elle qui jure comme un charretier quand elle est seule.

- Vous ne savez pas si vous êtes admise, et vous ne vous précipitez pas ? Franchement, vous me plaisez.

Curieusement, l'accostage un rien hardi de la jeune fille ne la met pas mal à l’aise. Plutôt une bouffée d’oxygène dans ce couloir bondé de futurs épiciers. Historienne. Ca a de la gueule.

Pour la première fois de sa vie, l’idée de faire le premier pas, de l’inviter à prendre un verre, rode un instant aux marches de son système limbique. Elle la regarde se frayer un chemin à travers le tas d’hystériques et lui trouve une grâce, une classe qui la distingue des autres abrutis. Elle se surprend même à la trouver belle. Elle la regarde chalouper de droite et de gauche, repoussant d’un sourire enjôleur deux ou trois boutonneux qui ont oublié jusqu’à l’existence du mot galanterie dans leur angoisse de n’être pas à la hauteur de papa, et de pépé, pharmacien à Bourg-La-Reine, avenue du Général Leclerc, depuis 1956.

Enfin, sa nouvelle amie (on traîne pas, on aime, on prend) refait surface, le cheveu toujours blond mais un peu en bataille.

- Vous avez raison sur tous les tableaux : Ils sont vraiment dingues, vous êtes reçue quarantième sur quatre cents, et il va falloir que j’annonce à mon copain qu’il peut recommencer l’an prochain.

- Vous devriez prendre des munitions, je veux dire ses notes. Ca permet de retourner le couteau dans la plaie, les mecs aiment assez ça d’habitude, et puis ça laisse aussi l’opportunité de trouver des boucs émissaires. Cette salope de prof de bota, j’en étais sûr, de toute façon c’est une mal-baisée. C’est bien comme soupape.

- Je les ai prises. Je voyais pas le problème sous cet angle un peu noir, mais bon.

- Ca te dit un pot à la cafétéria ? Plonge Garance.

- Tiens oui. Tu m’intrigues. J’aime bien les gens qui collent pas avec le décor.

- Bon c’est pas le Boul’mich. Ici on est plutôt à Rickers Island.

- Rickers quoi ?

- Tu connais pas ? C’est une prison à New York qui est sur une île, du côté du Bronx. Quand tu es là-bas, tu es à deux pas de la ville des villes, mais en même temps tu es plus exilé que Robinson.

- C’est vrai que cette architecture « col pelle-à-tarte », ça craint dur.

- Hum. La carte scolaire, c’est le Minotaure d’aujourd’hui en nettement moins épique. Il faut la nourrir de sang frais d’étudiants si ce n’est vierges, au moins novices. La moitié ouest de la banlieue vient ici, l’autre moitié accède au saint des saints, au Luxembourg. Au fait c’est quoi ton prénom ? Pas Ariane quand même ?

- Amélie…hoquète dans un fou rire la nouvelle amie. Toi, t’as pas l’air de rigoler tous les jours, mais quand tu te lâches, tu fais dans la pyrotechnie.

Et voilà Garance qui rentre chez elle le cœur léger, non pas tellement de son brillant résultat, mais de cette sensation étrange, elle vient de rencontrer quelqu’un d’important dans sa vie. La première. C’est une fille. Une jolie fille. Ben ma Garance, on change de bord ? Pouffe-t-elle toute seule dans sa petite voiture. Non. Répond-elle plus froidement, je crois pas. Mais n’empêche, Amélie, c’est mon amie. Re fou-rire. Attention, on arrive à la maison, on se refait une façade.


 
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