Chapitre 8




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Ayant aperçu l’un des voyous, son enthousiasme et sa gloriole chutent d’un cran. Il n’a pas à faire à ces petits pilleurs de caves qu’il a longtemps côtoyés à Gennevilliers au temps de ses débuts dans la police. Le type devant lui sort tout droit d’une série américaine, colosse noir en combinaison assortie, noire, donc, une batterie d’ustensiles plus ou moins contondants rangés autour de la taille. L’un d’eux parait destiné à envoyer des projectiles capables de faire un trou comme une orange dans n’importe quel obstacle qu’il trouverait sur sa trajectoire, la tête de Serge, pourquoi pas, même si cette dernière est plutôt petite et secouée de tics. A y regarder de près, les plus calmes des protagonistes de notre scène nocturne ne sont pas notre empereur romain et son pouce. Cette évidence frappe Serge comme une gifle qui le dégrise sans délai, et l’amène, avec des précautions de femme enceinte, à reculer jusqu’à ses troènes, puis jusqu’à la voiture d’où il sonne le tocsin.

- ’ai trois gus à la cave. Etrangers… quoi quel pays, ça y est, ça va être de ma faute parce que je ne parle pas le bulgare. Je sais pas moi. Y’a un Noir. C’est des américains, non ? Bref, si vous voulez un flagrant délit, il faudrait l’artillerie lourde, ils sont pas venus avec des bilboquets et des lance-pierres. 

- On arrive Serge, on arrive…

- Ouais, comme d’habitude, comme la cavalerie.


Tic sort son silencieux et le manipule de ses larges mains agrestes. Il a patiemment attendu derrière le saule en compagnie de son frère que quelque chose d’extraordinaire, c’est à dire quelque chose qui leur permette de faire usage de la force, arrive dans ce foutu pavillon silencieux et désespérant d’inactivité. Ils ont le moral dans les chaussettes. Quand même, tard dans la nuit, ils avaient observé le manège des trois ombres massives suivi de l’approche mesurée, typique police municipale, mentionna Tac, de Serge. Pas de morts. Pas de morgue. Ouais, ouais, tu vas voir.

Il pousse infiniment lentement la porte, c’est fou la délicatesse de ce type quand il s’agit de tuer. Les pulsions les plus primaires, à chaque battement cardiaque, infiltrent un peu plus chaque muscle, submergeant finalement l’ensemble de la colossale structure. L’instinct animal reprend le contrôle de la machine. Mister Hyde tient la barre. Trop tard pour les proies. Pas besoin de viser, les trois brutes sont devant lui, tournant le dos. Blop. La mort traverse la pièce et atteint le caporal Brown à trente sept ans. Ce pauvre Brown tombe de Carybde en Scilla. Dans la même soirée, il est passé du statut enviable de lieutenant à celui plus modeste de caporal pour échouer à celui plus définitif de macchabée. Arrivé tout en bas. Il ne peut que remonter. Si Dieu existe. Le capitaine Cool voit son dégradé se fourrer la tête dans un grand carton Galerie Lafayette.

- Hey ! Brown ! What the fuck are you doin ?

- Blop, lui répond Tic.

Le capitaine Cool bascule lentement entre la vie et la mort. Il opte finalement pour cette dernière n’ayant pas suffisamment d’arguments à faire valoir à la Dame à la faux pour ne pas la suivre. Il s’en va comme ceux d’entre nous pour qui, finalement, à bien y réfléchir, les raisons de rester ici-bas ne sont pas pléthore, hormis, bien sûr, cette trouille du néant qui vient du fond des âges. Le troisième yankee entend soudain le silence autour de lui. Il se rend compte qu’il est le seul à s’agiter, s’aplatit alors derrière une pile de vieux paniers d’osier et sort son artillerie. L’ampoule au plafond regarde ce manège d’un œil torve et froid. Tic se glisse dans la cave avec l’agilité d’une anguille, surprenante pour sa corpulence. Il s’éclipse derrière une pile carton, qu’il heurte suffisamment pour en faire osciller le sommet. Le dernier des représentants de la seule super puissance mondiale se lève alors et pulvérise la pile d’un crachouillis de plomb. Tout à son affaire, il ne remarque pas la balle qui se précipite furieusement sur son nez. Un petit craquement de cartilage lui signifie que s’en est définitivement fini de son profile grec, mais il n’a pas l’occasion de peser le pour et le contre d’une opération de chirurgie esthétique. Là où il va, il n’en a pas besoin. A moins que là-haut aussi, il existe un délit de sale gueule, mais nous n’envisagerons pas cette éventualité tant elle est démoralisante. Voilà. Pas de morts, avait dit Mude. Tu parles, y’en au moins 250 kilos. C’est malin. Peut-être pourra-t-on quand même valider la deuxième proposition, pas de morgue.

- On range dit Tic.

Ils emmènent les trois cadavres dehors. Par chance, les cowboys n’ont pas tout salopé et un coup de serpillière suffit pour effacer les petites gouttes rouges qui tracent en pointillés le trajet des américains vers leur dernière demeure. Minutieusement, Tic et Tac ramassent toutes les douilles qui traînent et déplacent la pile de carton, et ses trous pour le moins suspects, face vérolée contre le mur. Le jour où l’on voudra utiliser les couvertures qu’ils contiennent, on sera surpris que tant de mites se soient acharnées sur ce nylon de mauvaise qualité. Après un ménage soigneux donc, les deux frères sortent pour s’occuper des funérailles de leurs collègues allochtones.

- Dans l’eau ? propose Tic.

- Mm. Avec des semelles de plomb, ajoute Tac.

Ils traînent les trois corps au-delà du ponton, à l’écart, un peu de respect. Ils les attachent ensemble, et partent à la recherche d’un lest. Deux grosses pierres en état de dépression avancée, dans la bonne moyenne de leurs congénères, se sentent arrachées à leur vie sédentaire bidimensionnelle pour partir, un court instant, dans l’aventure de la vie en trois dimensions. Tous les habitants de la ville souterraine qu’elles protégent depuis un bon demi-siècle se voient soudain mis à nu, cloportes affolés sous le projecteur de la lune, comme des aficionados du marché noir dans les phares d’une patrouille de police.

Quelques bulles à la surface noire de l’eau comme seule épitaphe, les pierres partent emménager trois mètres plus bas pour un bail de quelques siècles.

Voilà la police. Les deux ombres sous la lune passent dans le jardin adjacent et s’évanouissent dans la nuit. 

Serge Pétoncle, fonctionnaire de police affecté à une haie de troènes pour une planque nocturne, avait donc, souvenons-nous, alerté ses collègues de la maréchaussée que des individus d’un certain calibre étaient en train de commettre une violation caractérisée de domicile. Tout à sa logorrhée narrative, et si excité d’être le témoin, l’acteur presque, de cette équipée quasi hollywoodienne, il avait délaissé le champ de bataille et complètement raté le deuxième épisode, celui où les méchants se font vilainement amocher. Quand il risque un œil dans la cave, la faune locale a repris ces petites habitudes, chacun cherche à trucider plus petit que lui, il faut bien vivre.

Lorsque les collègues arrivent sur place, une fouille un peu bâclée est entreprise, le moins que l’on peut faire, rapport à l’heure tardive, commissaire. Celle-ci ne suscite que confusions et questions embarrassantes. Qui étaient-ils ? Que cherchaient-ils ? L’avaient-ils trouvé ? Où étaient-ils ? On se fend d’un rapport de qualité équivalente à la fouille, et on part se coucher, le sentiment du travail bien fait pas tout à fait ancré au fond des tripes, mais on a quand même risqué sa vie pour qu’éclate un jour la vérité.

Pour solde de tous comptes, Tic et Tac s’étaient accommodé d’un bref moment de recueillement devant la rivière, sépulture liquide et froide de trois corps identiquement poinçonnés au calibre 38. Ils avaient ensuite regagné leur hôtel avec pour le coup le sentiment du devoir parfaitement accompli. Un peu trop peut-être ?


 

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