Chapitre 8




                     26


 

L’enfant était intelligent, et de s’être frotté au monde de l’école communale, du collège puis du lycée, il avait rapidement classé ses parents dans la catégorie des indécrottables. Lorsque sa mère était morte, proprement - pourquoi traînailler – il avait proposé à son père de venir habiter avec lui à Paris où il vivait entre l’informatique qui alimentait son compte bancaire et les femmes qui le vidaient au fur et à mesure. Il n’aurait jamais formulé une telle proposition s’il n’avait été sûr de recevoir en réponse ce clignement lent des yeux, signe sans appel et qu’il connaissait trop bien, d’un refus définitif.

Depuis, il donnait vaguement de ses nouvelles, et passait de tant à autre goûter la poire et regarder la collection de timbres qu’il avait initiée deux décades plus tôt. Séances silencieuses lors desquelles il voyait le mot « indécrottable » briller un peu plus chaque année sur le front de son père. Bien sûr il n’avait jamais soupçonné ce bedonnant de paysan d’avoir, dans sa vie, introduit une vingtaine de projectiles divers dans une vingtaine de corps différents, provocant une vingtaine de morts subites et non naturelles. Son père était sensé être agent des postes et télécommunications françaises, pas tireur d’élite. 

-Bonjour M. Bonchamps, commissaire Schweingold, je peux vous voir une minute ?

Surprise. Ils venaient pour la mort d’un brave taxi – sa première bavure - complicité de recel d’un tableau de maître, ou bien une prune qu’il aurait oubliée ? Un commissaire ne se déplace que pour les deux premières infractions.  Sans un mot, il ouvre la porte et laisse entrer Sacha.

- Vous avez reçu hier soir tard un coup de téléphone de Madeleine Londubat. Vous pouvez nous confier le contenu de la conversation ?

- Oui. Madeleine, je la connais depuis gamin. Elle a des insomnies, ça lui arrive de m’appeler, elle sait que je ne dors pas beaucoup.

- Elle ne vous dérangera plus.

- Vous voulez dire quoi ?

- Qu’elle est morte assassinée peu de temps après que vous ayez fini l’histoire du soir pour la bercer.

-Merde.

- C’est aussi mon avis.

- Qui ?

- Ben c’est un peu tôt pour répondre. Pourquoi pas vous me disais-je en venant. Vous êtes le dernier à l’avoir entendue vivante.

- On entend rarement les gens morts. Je n’ai pas bougé d’ici, mais je n’ai pas d’alibi, je vis seul. Je n’ai pas de mobile non plus. Madeleine n’était pas riche, je la connaissais depuis la communale.

- Un bon point pour vous. On n’a rien volé. Mais si vous saviez le nombre de raisons que les gens trouvent pour trucider leur voisin, vous seriez surpris. Donc juste un petit coup de fil pour une berceuse ? Ca va faire désordre dans mon rapport.

-Si vous saviez le nombre de gens qui ne dorment pas la nuit et s’occupent comme ils peuvent, vous seriez surpris commissaire.

- Bien bien.  


Le soir même, Pétoncle Serge, 43 ans, marié et père de deux enfants qui collectionnaient les zéros à l’école et les piercing sur les sourcils, ratait son émission préférée et un pot au feu avec un os à moelle à vous coller un Creutzfeld-Jacob carabiné, pour aller mourir d’ennui jusqu’à minuit derrière une haie de troènes…

Comme toute victime d’un ordre contraignant, il pestait contre l’incompétence palpable de ses supérieurs, contre les règles de la planque qui l’empêchaient de fumer, contre ce mois de juillet pourri. Commence à nous emmerder ce truc. Oui, voilà, l’accent tonique sur la deuxième syllabe. Avec un rien d’embonpoint et un accent rocailleux c’est fantastique.

Mais ta gueule mon p’tit Serge, on vient…

Dans la clarté d’un réverbère orphelin, trois ombres dessinent les contours d’individus suspects, en tout cas courbés en deux et se retournant sans cesse. Elles arrivent avec leur propriétaire sur les talons jusqu’à l’entrée du pavillon. Visiblement familière avec les lieux, la petite troupe contourne la maison pour la prendre par derrière. Serge entend des borborygmes et onomatopées qu’il identifie immédiatement comme une langue étrangère - faut pas le prendre pour une bille, Serge. Il s’approche de la porte de la cave et aperçoit dans l’entrebâillement les trois malfrats qui ont entrepris une fouille en règle du capharnaüm de cartons et de vieux jouets qui squattent l’espace, hébergeant eux-même toute la faune grouillante de nos campagnes.

Serge s’accroupit et regarde. Il aime cette position de voyeur. Observer sans être vu, c’est jouissif. C’est sans doute pour cela que Serge aime tant la télévision, lucarne pour voyeurs. Un sentiment de supériorité et de puissance l’envahit rapidement, qui n’est pas sans rapport avec l’arme de service qu’il sent sur sa cuisse. Il incarne l’ombre menaçante et silencieuse des films policiers, le spectre redoutable fort d’une inquiétante détermination. Il tire les fils et joue avec ses marionnettes. Son imagination s’emballe, et il devient cet empereur romain avec son pouce, qui, faussement las, hésite un instant sur le sort du gladiateur qui vient de trucider quelques collègues à coups de hache sous le soleil brûlant de Rome.

 
26

 



Chapitre 1


Chapitre 2

page 7
page 8
page 9



Chapitre 3

page 10
page 11
page 12



Chapitre 4

page 13
page 14



Chapitre 5

page 15
page 16
page 17

 

Chapitre 6

page 1
page 2
page 3
page 4


Chapitre 7

page 1
page 2
page 3




Chapitre 8

page 1
page 2
page 3




Chapitre 9

page 1
page 2
page 3



Chapitre 10

page 1
page 2
page 3


Chapitre 11

Page 1