Chapitre 3


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Américain, Bill est un garçon sûr de lui, avenant, qui regarde son avenir et les gens droit dans les yeux, un probable négociant qui sera capable de fourguer des skis à des Touaregs. Ignare, il ne sait pas qu’il ne sait rien, personne ne lui ayant jamais dit. Dès la maternelle, une éducatrice hyperactive hurle d’extase chaque fois qu’il met deux cubes l’un sur l’autre. Alors que ses homologues français se voient déjà fustigés de n’être pas assez adultes pour tenir six heures par jours cloués sur une chaise, il court dans la classe après le petit Brian, lui enfonce consciencieusement la tête dans le coffre à jouets jusqu'à ce que ce dernier, dans des cris perçants, rende gorge et son goûter aussi. Il se fait calmement admonester avec des mots d’adulte qu’il ne comprend pas.

Toute sa scolarité n’est qu’un long tapis rouge déroulé devant lui jusqu’aux marches de la vie adulte. Il est entré facilement dans le moule. On lui a demandé de montrer des qualités d’entrepreneurs, de meneurs, de leader, d’être le capitaine de l’équipe de football, le responsable de la troupe de scouts, de parler avec aisance devant la classe, d’être un futur manager. D’accord. En terminale, il passe le SAT. Le SAT c’est le bac dont on a retiré la physique, la chimie et la biologie, c’est trop compliqué, l’histoire, la géographie et la philosophie, c’est pour les intellos, les langues étrangères ? le monde entier ne parle-t-il pas anglais ? Reste les maths et l’anglais, à la sauce QCM.  Le système américain ne punissant pas, ne pas avoir son SAT ça n’existe pas. Le redoublement, ça n’existe pas non plus. On peut repasser jusqu’à quatre fois l’examen pour améliorer son score, on est dans un jeu vidéo, le stress est dilué, on va s’en sortir, no problem. Il passe alors quatre ans à l’université du Vermont, où il étudie avec application les effets du cannabis sur l’organisme de l’adulte jeune. Il en ressort comme il y était entré, plein d’optimisme, mais sans trop d’idées sur la façon la plus sympathique de gagner sa vie. 

Dans son Maryland natal la télévision abreuve sans discontinuer la maisonnée de tous les faits divers du comté de Montgomery, voire, signe d’ouverture d’esprit indéniable des responsables des chaînes locales, des nouvelles de l’Amérique. Il ne sait pas trop qui est le vice-président des États-Unis, où est située Madison ou qui sont ces vieux chnoques en cravate qui déambulent dans cette grande bâtisse au bout du Mall de Washington D.C. Il ne sait pas grand-chose, mais il est flexible, ouvert, un enfant de son temps, multifonctions, qui saute constamment d’un sujet à l’autre. Dans sa vie, comme sur son ordinateur, tous les dossiers sont ouverts en même temps.

La politique, la morale, la géographie, l’histoire, tout ce bazar est relégué en fin de liste dans sa hiérarchie des choses importantes de la vie. En fait, elles ne sont pas sur la liste. Les premières positions sont phagocytées par les performances des Red Skins, footballeurs surpayés de Washington, celles des Wizards, leurs homologues du basket, est-ce que Cynthia lui avait vraiment souri bizarrement hier, quand est-ce que Dad va enfin lui laisser conduire la Dodge rouge, et où est donc passé le beurre de cacahuète.

De cette hiérarchie découle un incroyable bonheur de vivre, qui l’amène à envisager la vie comme une énorme tarte au potiron qu’il suffit d’attaquer à pleines dents pour pouvoir se targuer du titre, honorifique entre tous, d’adulte responsable.

Amélie, petite française du même âge, est passée par les fourches caudines du système scolaire français. Elle s’est entendue dire pendant dix ans qu’elle pouvait mieux faire, mais qu’elle irait sans doute garder des oies. Si, d’extraordinaire, à force de ténacité et d’efforts inouïs, elle réussissait quelques concours, elle pourrait prétendre à un emploi, un petit. Ses références en termes de droit d’entrée dans le monde adulte sont plus proches du chameau et du chas de l’aiguille de ses cours de catéchisme. Les études s’étendent comme une longue, très longue file d’attente jusqu’au guichet de l’A.N.P.E.

Elle sait par ailleurs que Madison est dans le Wisconsin, que la capitale de l’Australie ce n’est pas Sydney, c’est Canberra, avec un n et deux r. Au Trivial Pursuit, elle aurait mis une volée à Bill. Au jeu de la vie, c’est une autre affaire. Elle est plutôt anxieuse, il est décontracté. Elle se pose du haut de ses vingt ans des questions existentielles, voire métaphysiques, il pense « carpe diem »  sans même comprendre le latin. Mais il part dans la vie sans plan ni boussole alors qu’elle a déjà étudié à la loupe tous les chemins sur une carte d’état-major. Ces deux purs produits de leur société respective vont se rencontrer et s’aimer. Si. Attendons.

Bill, après vingt ans de dilettantisme assumé, a trouvé un poste temporaire au Département d’état qui a toujours besoin de chair fraîche pour de menues besognes. La position en question aurait paru somptueuse à beaucoup d’autres, pas tant du point de vue des émoluments, minces comme une feuille de papier Job, mais rapport à l’intérêt de la mission, et surtout ses à-côtés.

Il devient un sbire de l’attaché culturel de l’ambassade des États-Unis à Paris qui l’enverra aux expositions, événements artistiques ou culturels dont Paris n’est pas avare. Il doit en revenir avec des réponses concises à propos du qui, du quoi, du comment, du pourquoi, et, très accessoirement, donner un avis. Bill n’est pas francophone. Il ne sait d’ailleurs pas trop situer la France sur une carte. « A droite » avait-il répondu sur le questionnaire l’invitant à déverser tout son savoir sur la patrie de Descartes. Déverser. On imagine une corne d’abondance, une profusion de denrées multicolores et odorantes répandues et jonchant le sol, on croiserait Le Mont Saint Michel, Camus, Louis XIV, Monet, Proust. La copie de Bill, un galimatias d’âneries, s’apparente plutôt à une orange un peu moisie au milieu d’un hangar vide. « Paîrisse », « Aïffeul Tower ». Ne chipotons pas, deux oranges.

Former Bill à la culture et la langue française tenant du treizième travail d’un héros grec dont Bill ne connaît les exploits que grâce aux studios Disney, les responsables du programme calent deux oreillettes diffusant « le français facile » sur la tête de leur candidat de fortune, laissent mijoter quinze jours et envoient sans ciller le tout, muni d’un dictionnaire bilingue et d’un plan de métro, par le vol AF090 à destination de Paris. On verra bien. Nous aussi.

Sa première mission l’envoie à l’exposition « Les Années Pop » à Beaubourg. Andy Warhol, sa Marilyne, sa Liz Taylor, les affiches Coca-Cola qui remplissent les étagères des antiquaires de la baie de Chesapeake, du nanan pour commencer. Le yankee déambule donc dans le grand espace du sixième étage, prend quelques notes, ayant de toute façon l’intention de ramener le catalogue et de faire un collage, façon justement artiste du baby-boom. Brillante idée, il est fier de lui. Il est souvent fier de lui.

Il en est là, lorsque, entre lui et une litho géante représentant les soupes Campbell de son enfance, vient se poster une adorable chose, dont la robe à pois et ce qu’elle contient, rappelle furieusement la collection de pin-ups de la salle précédente. Une taille de guêpe enserre la courbe d’un dos au charme félin, comme un vase élégant contenant une fleur à la tige gracile. Cette taille s’évase en pente douce sur d’attrayantes promesses. Zoom arrière. Les jambes gardent ce galbe élégant de ces satanées parisiennes, et le dos cette cambrure qu’on dirait faite pour l’amour. Les cheveux blonds et courts couronnent ce qui semble bien être une petite reine dans sa catégorie. A l’instar du loup de Tex Avery, Bill aurait bien envoyé ses yeux en éclaireur, mais il songe plus rationnel de faire un grand tour par le mobilier extravagant de ces années folles pour reparaître, l’air de rien, devant ce qu’il considère désormais comme sa proie.

Il contourne un gardien assoupi, dribble quelques pécores, s’engouffre dans un espace, libre de tout marquage, esquive le tacle d’un morveux qui – s’ennuyant à mourir - s’essaie à la brasse sur le parquet ciré, et se présente à peine essoufflé devant la salle où elle doit apparaître d’une seconde à l’autre. L’autre et la suivante défilent, rien. Pas de pois, pas de sylphide. En se dirigeant vers la sortie, il la revoit pourtant, son bras bronzé autour de la taille d’un garçon élégant. Même avec toute la partialité que la jalousie instille, il doit reconnaître que l’homme à son bras est élégant. Pantalon à pince cendre, veste en lin clair, il se tient droit, brun et halé. Pas un apollon, pas un maître-nageur californien, pire : un type qui respire la culture et le bon goût. Indéboulonnable. En tout cas certainement pas avec sa culture NBC et son incompétence stratosphérique pour tout ce qui touche aux chiffons.

 
 
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