Chapitre 5


                      16


 
Après un mois de retard, Martine comprend qu’un petit bâtard est dans le four, et se demande bien comment revenir dans les passages cloutés après ce dérapage inattendu. Il n’y a jamais eu entre eux de discussions vraiment suivies sur l’amour, l’équilibre d’un couple, la jalousie, la confiance. Tout s’est toujours passé, rien ne s’est jamais dit. Lorsqu’il revient, avec pas mal d’illusions perdues, un regard qui parfois s’embrume, et une médaille d’il ne sait trop quoi, Martine est enceinte de six mois. Pas d’échappatoire, la nature parle toute seule, et elle est sacrément bavarde.
-       Alors t’as pas pu attendre…
-       C’est une bêtise, j’étais seule, un moment qui n’a pas eu de suite. Pardon.
-       Ben un peu, si quand même…
-       Non…je veux dire, je l’ai jamais revu.
-       Il ressemblait à quoi ?
Ils sont là, les bras ballants, dans le courant de la foule qui sort du train, comme un rocher qui sépare le flot en deux. Des regards se tournent vers le ventre de Martine, la situation est tellement limpide, la résignation du cocu tellement évidente. Il la prend enfin par le bras, dans ce geste tout est dit. Ils regarderaient ensemble dans la même direction jusqu’au bout du quai, jusqu’au bout de la vie. Ils n’imaginent pas alors que ces deux destinations n’étaient pas tellement éloignées l’une de l’autre.
Quand Tomas eut neuf ans et quelques frères et sœurs de plus, le sablier étant écoulé, sa mère partit d’une crise d’asthme, et il dut alors subir une marâtre que son père, désespéré, avait choisie comme on fait ses courses quand on n’a pas faim : par nécessité.
Ce n’est que bien plus tard qu’il apprendra par des oncles que son père n’était pas boulanger-pâtissier à Châtillon-sous-Bagneux, mais peut-être commerçant, de par le vaste monde, membre de la diaspora arménienne. Il restera longtemps prostré par la nouvelle, ébranlé.
Avec le temps qui passe, ce pavé dans la mare a fait remonter du fond un brouillard de sentiments confus qui le déstabilise. C’est donc pour ça qu’il s’est senti différent depuis toujours ? Pour ça qu’il mord si fort dans la vie ? Il faut faire souffrir les plantes pour qu’elles donnent leurs plus belles fleurs. En est-il de même pour l’homme ? Faut-il donc pour s’agripper à la vie, pour l’escalader frénétiquement, sentir le grand vide sous ses pieds ? Toutes les sécurités, harnais matériels ou émotionnels, ne formant en fait que des brides ? En tous cas, Tomas sent ce précipice, il vit comme un enfant, qui, au bord du trottoir, regarde le caniveau comme le Colorado au fond du Grand Canyon. 
La vie, comme ces bambins qui torturent les insectes à coups de pointes de compas pour passer leur ennui, s’est un temps délassée avec Tomas, de père inconnu, orphelin de mère. Elle va continuer la garce, et pas plus loin que sur une départementale de Mayenne. Voyons ça.
 
La balle ressent un déclic, elle est délogée de sa niche et atterrit dans le canon. Au bout, là bas, une lueur vive, le bout du tunnel. Ca y est, c’est le grand jour. Blop. Elle sent une formidable pression, peut-être celle des cosmonautes sur le départ, et se retrouve à l’air libre, un sifflement strident l’accompagne. Très vite, elle traverse quelque chose de dur et transparent. Aussitôt, elle pénètre dans une espèce d’éponge molle et plutôt rouge, pour en sortir une fraction de seconde plus tard et se loger définitivement dans la garniture rouge vomi du taxi qui emmenait Tomas dans sa bourgade mayennaise. Le chauffeur s’affaisse, en écrasant mollement le frein. La voiture s’immobilise au milieu de la départementale en cette fin d’après-midi d’été tranquille où les vaches, sous les pommiers, s’essaient, encore et encore, à déloger le plus grand nombre de mouches d’un seul coup de queue.
-       Qu’est ce qu’y fout ? rumine la Noiraude.
-       Qui ? Meugle la Normande.
-       Ben, le taxi, là. Y bouge plus, on dirait la Blanche quand elle a la diarrhée. Je vais voir.
-       Moi aussi.
-       Moi aussi.
-       Moi aussi.
La petite troupe arrive sur les lieux au moment où Tomas sort de la voiture, accroupi, la main sur son Browning. Un nouveau sifflement lui confirme que le premier pruneau n’est pas directement destiné au chauffeur, qu’il n’est en rien mêlé à une vendetta normande, mais que la cible principale, sentiment excitant entre tous, c’est lui.
Apparemment ils ne sont pas nombreux en face. Tomas le voit soudain derrière un pommier, petit bonhomme tout seul dans son holster. Dans le fossé, il attend. A ne rien faire, les yeux à vingt centimètres d’un brin d’herbe désespérément banal, il s’ennuie vite. Il est étonnant de constater avec quelle versatilité le temps s’immobilise, musarde, glandouille quoi, et puis, comme pour se rattraper un peu de sa propre perte, repart en trombe, nous laissant encore hier alors qu’on est demain. Attention, le voilà qui redémarre. Ceinture, moteur.
Un troisième blop, suivi d’un bruit mat et d’un orifice dans la portière avant-droite, prévient Tomas que le péquenaud derrière son arbre a suivi la manœuvre, et tente de le déloger de son trou par l’intimidation. Devant lui, au-delà de son fossé, un champ qui remonte en pente douce, avec en haut, comme dans un mirador, un quidam avec un sens certain du travail bien fait. Dans son dos, la route humide et fumante, un autre pré dans lequel quelques énormes pis ballottent au gré des déambulations de leur propriétaire. Encore plus loin, et encore plus déserte, une pelouse, presque un gazon, flanquée de deux buts bien nus sans leurs filets. Puis la rivière homonyme du département. Au-delà, un village, enfin sans doute, puisqu’on aperçoit un clocher. Un bon kilomètre à découvert, à parcourir en zigzaguant avec aux basques un tueur qui avait du rendre orphelins la moitié des levrauts du département. Pas très raisonnable. Et toujours personne sur cette route.
Tomas longe le fossé, les pieds dans la boue, le visage frôlant l’herbe trempée. Ce n’est pas le Viêt-Nam, mais c’est inconfortable pour quelqu’un qui a plutôt l’habitude de se trouver de l’autre côté du fusil. Après deux cents mètres de cet entraînement pour parachutistes en mal d’actions, il s’arrête. Son pantalon, au bord de la crise de nerf, se déchire sur un roncier. A son grand soulagement il entend l’autre hasarder une question sous forme d’une balle qui vient crever le pneu arrière du taxi. 
Le chasseur a perdu sa cible. Il lui suffit maintenant de suivre la départementale jusqu’à l’intersection au loin, et de descendre à gauche par la route jusqu’aux maisons qui ne manquent pas de se presser contre l’église, plus près de toi mon Dieu, plus près de toi.
Il se relève, époussète ce qui peut l’être, et reprend la route et espoir.
La valise.
Quoi, la valise ?
Elle somnole dans le coffre, avec le relent de vomi, le nabot et son nouvel œil au milieu du front. Il est ici incognito, et n’a pas prévu dans son agenda une entrevue avec un inspecteur de police.
-       Ah ? Vraiment ? Un trou dans la tête ? Pas que je sache monsieur l’inspecteur.
Il parcourt donc en sens inverse son fossé malgré les protestations véhémentes de son pantalon, qui sent sa dernière heure arriver. Derrière l’arbre, là-haut, le distributeur de pruneaux a plié bagages. Il ouvre le coffre, récupère ses livres et ses Burlington, et se dirige en sifflotant jusqu’à la bourgade en contrebas. Changé-les-Laval. Justement. L’hôtel restaurant des Deux Faisans l’accueille dans une pénombre propice à cacher les stigmates de sa partie de cache-cache avec l’autre enragé. Une jeune femme vraiment très grosse brasse l’air de ses bras décollés du corps, se hisse en dodelinant de la tête sur l’estrade derrière le comptoir, et d’une voix essoufflée s’enquiert :
-       Bonsoir, Monsieur ?
-       J’ai réservé une chambre pour cinq jours…
Le regard de la jeune femme s’illumine d’un doux sourire, surprenant sur ce visage ingrat.
-       Oui… M. Julien Sorel ?
-       Hum.
-       Comme dans le Rouge et le Noir ?
La tête baissée dans son registre elle n’a relevé que les yeux, et l’instant d’une seconde Tomas y peut lire… et moi c’est Bovary, Emma Bovary.
-       Oui, mes parents sont des inconditionnels de Stendhal. S’appelant Sorel et ayant un fils, ils n’ont pas résisté…
-       Je comprends.
Les théories fumeuses de Trange sur l’état d’arriération mentale de nos campagnes s’effondrent. On attend une hôtesse accorte, un peu limitée, que Tomas aurait sautée entre deux menus plat-du-jour. Trange, en y pensant, n’avait surement pas lu le Rouge et le Noir.
-       Voilà, à l’étage, au fond du couloir. A droite.
-       Y’a t’il une connexion internet ?
-       Bien sûr, monsieur, sur le bureau, à côté de la lampe. Nous sommes en haut débit.
-       ... Merci.
Humour, finesse, pointe de la technique, est-ce que tous les concierges des hôtels parisiens connaissent Julien Sorel et le haut débit ? Voire.

 
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