Chapitre 10




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Dédé sait. Pendant quatre ans de guerre, Madeleine et lui recelaient toujours au même endroit les preuves compromettantes de leurs activités pas très catholiques, plutôt nocturnes et franchement anti-gouvernementales. S’il veut achever cette mission sacrée il lui faut retourner à Changé et suturer à temps la plaie récemment ouverte dans l’intégrité et l’honneur de la famille Londubat. Il prépare donc méticuleusement une équipée nocturne digne de la grande époque. Comme la pâtisserie, les examens ou la pêche, une virée de ce type nécessite un rituel préparatoire quasiment religieux. Ne rien omettre, repasser dans sa tête tous les emmerdements possibles et préparer les ustensiles idoines pour s’en dépêtrer.
Voilà l’animal qui quitte le logis, la silhouette d’encre de chine se dilue dans l’aquarelle sombre de la nuit. Pas de lune, pas de vent, pas de pluie, pas de place pour l’à peu-près. Il est suivi de loin par deux ombres massives que nous connaissons bien,  lestées des seuls ustensiles idoines qui ne nécessitent aucun mode d’emploi.
Il longe à présent le chemin de halage, séparé des eaux calmes de la Mayenne par un rideau d’arbres comme on en voit parfois dans les romans de Maupassant. L’air est doux et une brise discrète frisotte le liquide noir, dispersant en une myriade de pastilles le reflet jaune de réverbères narcissiques. Dédé aime ces déambulations nocturnes où, tout autant que le corps, l’esprit se délasse et respire cette ambiance propice à la sempiternelle relecture du palimpseste de la mémoire. Il n’est pas là pour déambuler dans son capharnaüm de souvenirs jaunis, mais bien pour récupérer un Léonard de Vinci au fond d’un jardin, il accélère le pas, et s’approche de la rive. Les deux frères le suivent en longeant les champs adjacents au chemin, s’empêtrant dans les barbelés, gardiens belliqueux et piquants de la propriété rurale.
-       Ben v’la aut’ chose, y prend un canot !
-       Un canoë.
-       Quoi, un canoë ?
-       Il prend un canoë. Avec des pagaies simples et cette forme là, c’est un canoë.
-       Et nous ? On prend quoi ?
-       On peut le suivre à pied, m’étonnerait qu’il aille bien vite, le débris.
Tac devient péremptoire, ce qui lui arrive quand son frère fait preuve d’un manque de discernement préjudiciable à une mission. Il sous-estime grossièrement la distance à parcourir ainsi que le problème du frottement, qui nous a bien souvent planté, au lycée, dans ces problèmes de physique à la con. Un coup de pagaie de Dédé dans son canoë profilé vaut bien une vingtaine de pas dans les champs humides, et on ne compte pas les barbelés, qui pourtant, comme facteur de frottements, se posent un peu là.
Assez vite, les deux frères réalisent de façon très expérimentale que, oui bien sûr, les frottements. 
     - Ca va pas l’faire, Tac, y fonce dans son truc.
     - Canoë. Bordel. Serre les dents frérot. On a connu pire.
Au vu du volume qu’aurait du atteindre leurs casiers judiciaires s’ils n’avaient été expressément mandatés par le ministère de l’intérieur pour toutes leurs exactions passées, l’argument était recevable. Serrons donc.
Au terme de cette filature peu orthodoxe, ils aperçoivent le canoë atteindre l’autre rive et accoster sous un saule pleureur qui leur rappelle vaguement quelque chose.
     - Il arrive chez la mémé !
     - On aurait pu y aller en bagnole !
     - On passe sur le pont là-bas et on le rejoint.
Arrivé de l’autre côté, ils finissent de cochonner leurs tenues de campagne, passant d’un jardin à l’autre, jusqu’au saule pleureur, seul amer suffisamment original pour avoir pu s’incruster dans leur mémoire ligneuse. Ils retrouvent donc le jardinet où la mort, très excitée, vient de planter sa guitoune et préparer ses lignes. Dédé, à vingt mètres, avance prudemment dans le jardin, à demi-courbé. Un bruissement furtif les plaque sur le sol humide. Dédé aussi se tapis. Ils dégainent leurs arguments préférés, la discussion peut commencer. Ce petit blop qui nous est maintenant familier retentit, immédiatement suivi d’un bruit de branche morte qui se brise. La polémique commence.
      - Et le Dédé, il est armé ?
      - Buuizzzz.
      - Bon ça va.
Dédé est sur la droite au fond du jardin, à l’abri du puits. Les belligérants allogènes ont investi la haie de thuyas, hum ? troènes, sur la gauche, près de la maison. Les deux animateurs du débat quant à eux, les pieds dans l’eau, se sentent un peu délaissés, trop éloignés du cœur de la controverse. Ils sont là pour protéger l’un des orateurs sévèrement malmené par de grossiers contempteurs. Il faut s’immiscer dans la dispute, s’insérer dans la dispute. Ils rampent donc au-delà du saule, au milieu des tomates.
Un lampadaire diffuse une tranche compacte et jaune de lumière aux contours flous qui traverse le jardin et le coupe en deux. De l’autre côté de cette rivière de photons, l’ombre reprend ses droits et prérogatives enveloppant les troènes et les Américains cachés dedans d’une protection assez peu patriotique.
La situation semble dans l’impasse. Soit les contradicteurs abandonnent le terrain, soit M. Mude va devoir répondre devant ses supérieurs de quelques quintaux supplémentaires de viande d’importation abattus sans label ni autorisation ad hoc. Le temps passe sans que personne n’accepte de modifier d’un iota ses revendications. Et puis tout s’accélère. Dédé se relève imperceptiblement contournant le puits. Près de la porte de la cave un jaillissement de flammèches dessine un instant une ombre debout qui manipule frénétiquement un lance-pruneaux des plus impressionnants. Prenant comme repère cette lueur clignotante, Tic décharge un barillet. Extinction des feux. Silence. Tac se rapproche du puits pour prendre des nouvelles.

 
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