Chapitre 2



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Elles se revoient, passent des nuits blanches à refaire du monde, parler des hommes, des anciens, nuls, du futur, idéal, elles apprennent à se connaître.

Entre deux futurs anciens, Garance vit quasiment chez Amélie. Elles concoctent des plats savants et des cocktails déroutants, et passent des nuits entières à consommer sans aucune modération tabac, alcool et tous les Almodovar, tout en se racontant les minuscules aventures de leur courte existence.

Garance croit avoir trouvé une famille, le chat de Kipling rentre tous les soirs à la maison, c’est un peu étrange, triste. Amélie se laisse prendre sans trop résister dans les mailles de cette relation étrange et intense. Dans un espace limité, deux corps souvent à demi-nu se croisent, s’effleurent, se touchent, se sentent, une promiscuité qui découle d’une connivence, ou peut-être est-ce le contraire. Elles vivent ce que probablement elles décriront plus tard à leurs petits-enfants comme « la liberté, la vraie». De nouvelles sensations pour Garance. Quelques excursions sous la couette du côté des plaisirs saphiques sont avortés, sans états d’âme et d’un commun accord : C’est mieux, une bite.


 

A ce propos il arrive qu’un galant les sépare, quelques semaines. Les sensations amoureuses sont passées au crible, disséquées, analysées, décortiquées, depuis les nobles élans de l’âme jusqu’à la résistance physique et l’imagination libertine de l’impétrant. On fait alors les magasins de lingerie, gloussant sur une guêpière dans la chaleur moite des cabines d’essayages. Quand les deux filles harponnent en même temps une belle prise dans le vivier universitaire, on compare, soupèse les avantages de chacun. Garance reste narquoise, condescendante, lassée de l’attitude tellement prévisible des garçons, leur gaucherie et leur obnubilation du sexe.

Amélie est beaucoup plus romantique. Elle tombe dans les griffes de l’amour avec une volupté épicurienne. Garance, jalouse, l’amène insidieusement à s’étendre sur les défauts, évidemment pléthoriques, du fameux Roméo. Amélie sait que Garance ne pourra pas toujours lutter. Qu’elle ne pourra pas éteindre l’incendie qui la ravagera un jour. Et alors… Et alors leur amitié qui ressemblait quelquefois à de l’amour n’y survivrait peut-être pas.

Ou bien peut-être non, s’inquiète Amélie. Garance est le Chat-qui-s’en-va-tout-seul-par-les-chemins-du-bois-mouillé des Histoires Comme Ca que lui lisait sa grand-mère, le soir, dans sa chambre de fillette, une bouillotte aux pieds, protégée des ombres inquiétantes de la nuit par l’oreille râpée de son ours.

Un animal fier et solitaire. Tellement orgueilleuse de sa prétendue capacité à jouer éternellement le rôle d’arbitre du match de la vie, au-dessus, impartiale, indifférente, amusée de toute cette énergie dépensée, tellement orgueilleuse qu’elle se refuserait toujours les voluptés de l’abandon. Capituler, se livrer pieds et poings liés à un homme, une faiblesse impardonnable à ses yeux. L’erreur d’une vie. Aucune action piaculaire ne pourrait jamais effacer cette lâcheté d’un moment.

Quelques mois de ces relations sororales ont créé un étrange attelage. Versatile et incertain sans doute comme beaucoup de mariages où chacun ne dépose pas la même dot d’amour et d’abnégation sur les plateaux de cette balance si sensible qu’est l’équilibre d’un couple.

Amélie la première desserre ces liens étouffants pour glisser entre elles, comme un coin dans une bûche, Arthur, qui rapidement met un pied dans l’appartement d’Amélie, puis rapidement le deuxième dans le plat.

Un soir, Arthur parti à un congrès, Garance raconte son après-midi à l’Institut où son père, membre de l’Académie des Sciences, l’a embarquée dans une visite initiatique avec un arrière-plan de catacombe et un arrière-goût de Belphégor.

Pourquoi donc son père gardien des clefs de cet incroyable secret, pourquoi avait-il décidé de lui dévoiler que l’Institut, depuis des siècles, gardait dans ses entrailles quelques joyaux de l’art universel ? Ces pièces uniques ayant été phagocytées avant même que quiconque en eut connaissance, pâtisseries sortant du four, englouties avant d’atteindre la vitrine.

Garance s’est ainsi promenée dans une galerie aveugle au milieu de croquis, quelques toiles, quatorze manuscrits de Léonard de Vinci, des esquisses, aussi, des sculptures, signés de ces quelques rares individus ayant atteint ce Graal existentiel qui consiste à rester présent à jamais dans la mémoire commune. Elle est entrée, sans le savoir, dans le cercle très fermé des rares privilégiés qui ont vu ces œuvres non répertoriées, en dehors des circuits et du brouhaha des salles d’encan ou de musée.

Cette odyssée dans le ventre de Paris lui a laissé un goût de profonde injustice, un crissement de coquille d’œuf du droit régalien dans l’omelette républicaine. Certes elle n’ignore pas que les hommes qui dirigent la chose publique se réservent, de tous temps et sous tous les régimes, les morceaux de premiers choix.

Une bonne partie de la nuit est passée, tenue chaussettes-culotte, menu cacahuètes-vodka, à débattre du processus révolutionnaire, des règles finalement immuables du pouvoir, de la trajectoire désespérément reproductible de ceux qui y accèdent, Icares brûlant leur éthique et leur idéal aux feux des ors de la république.

Dans cet état d’esprit, l’idée de dérober un des parangons de cet orgueil démesuré pour punir les propriétaires d’un si flagrant délit d’orgueil rampe silencieusement au travers des circonvolutions cérébrales de Garance avant d’être mise en forme, soupesée puis oralisée.

- Ben ouais mais on en fait quoi ? baille Amélie.

- Facile et difficile. Facile car il n’y a pas de registres, pas de traces. L’acquéreur peut se prévaloir de la découverte et très légalement afficher l’œuvre dans son salon ou son musée, à la barbe de l’Etat français. Difficile car il faut être cru. Il faut s’adresser à des spécialistes, des étrangers, ce serait mieux.

- T’en connais, toi des spécialistes étrangers ?

- Pourquoi tout compliquer ? Ce que je veux, c’est éclabousser, souiller, salir tous ces beaux habits verts avec une boue indélébile. Indélébile comme… de l’encre. On enverrait le tableau à un journal friand de scandales d’état. Ils l’expertisent, posent des questions, splash !!

- Et si le type qui le reçoit l’escamote ?

- Toi, je te vois venir. Tu envisages un format de papier plus réduit, une grosse liasse, non ? Mais réfléchis ! Tu te rends compte de l’image que tu te façonnes ? Tu t’ouvres les portes de tous les journaux, à toi les chroniques d’art, le journalisme d’investigation.

- Hum. Pourquoi pas. J’aimerais quand même un matelas de sécurité pour assurer notre larcin périlleux. Pourquoi pas combiner les deux idées et le vendre à un journal. Etranger par exemple.

- -T’en connais, toi, des journalistes étrangers ?

Sans relation dans le monde de l’art ou du journalisme, le soufflé de l’excitation est un peu retombé.

Rien pourtant de définitif. L’idée est en dormance, attendant des jours meilleurs pour éclore. Le chapitre suivant, par exemple.


 

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