Chapitre 3



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C’est hallucinant. En dix minutes Bill est tombé amoureux, et passe maintenant par les affres de la jalousie. Pour peu qu’il l’eut abordée maladroitement et qu’elle l’eut éconduit d’une manière un peu verte, il aurait bouclé son histoire d’amour en vingt minutes, des premiers battements de cœur au goût amer de la séparation. Sans connaître son prénom. Sans goûter à ses lèvres. Record battu.

Quelque chose pourtant le pousse à suivre le couple jusque dans le quinzième, rue du Commerce, où ils pénètrent sous une porte cochère. Il entend l’ascenseur s’immobiliser au troisième étage, et perçoit le cliquetis des clés du côté gauche du palier. Après que le silence est tombé, comme la nuit, plus brutalement qu’on ne l’imagine toujours, il gravit les degrés tapissés de rouge cramoisi. C’est moelleux, sophistiqué. Depuis son arrivée à Paris, Bill baigne dans un monde moelleux et sophistiqué. Et petit. Les filles surtout, mais aussi les plates-bandes, le mobilier urbain, les enseignes de stations de métro. Tout est apprêté, fini, pas de fils électriques qui pendouillent et strient le ciel comme il est normal d’en voir jusqu’au cœur de sa capitale. A ce propos il n’a pas encore croisé de femmes en tailleur et baskets, la tenue de ses compatriotes se rendant au travail, qui passeront leurs escarpins une fois au bureau. Une française en tailleur qui part au travail chaussée d’écrase-merde, ça n’existe pas. Elles doivent avoir mal aux pieds ? Ces gens-là ne sont pas pragmatiques, ils sont prêts à payer un prix exubérant, en euros ou en ampoules aux pieds pour s’acheter une image, une allure. Debout dans la cage d’escalier, il rêvasse, il flotte. Il revoit la publicité d’un abri de bus, une photo de deux seins déposés dans un nid de broderies diaphanes, comme peintes sur la peau. Un érotisme doux, la féminité brodée. On ne vendait pas un soutien-gorge, on vendait l’amour. En comparaison,  Victoria Secret, la chaîne unique et criarde de sous-vêtements féminins à Washington, vendait des armures, des protections matelassées pour joueuses de hockey ? Il sort de ses réflexions, un crayon de sa poche et note le nom sur la porte : A. Legrange & A. Turman.

Il redescend dans la rue animée, et décide que « Chez Jules » est un endroit parfait pour s’immerger dans la culture française et aussi rassembler ses idées. Repoussant son réflexe  atavique pour une bière, il se décide pour un café, plus facile à prononcer en français. A ? Pour Ann, Albert ou Alan ? Et en français ça donne quoi ? Au diable l’union libre et les prénoms français. Il est mené par le bout du cœur par une coquine qui ne le sait même pas.

Bill n’est pourtant pas un coureur patenté. La plupart de ses choix en la matière sont raisonnables, dictés par des centimètres bien placés, pas trop là, surtout, non, et, oui, un peu plus par-là. Mais il lui faut reconnaître que si les parisiens sont bougons, pessimistes et cyniques, ils sont surtout très belles. Et comme l’espace vital, cette bulle invisible, infranchissable, qui entoure chacun est ici minuscule, quasi-inexistante, il se retrouve constamment avec un regard féminin qui l’a harponné alors qu’il ne venait que pour un croissant au beurre. Dans son pays on regarde les passants comme les visiteurs d’un jardin botanique qui observent les papillons multicolores derrière une vitre. A Paris, il est plongé dans une jungle urbaine, constamment décontenancé par les frôlements d’ailes de lépidoptères peu farouches.

Le spécimen étudié correspond tellement au prototype idéal qu’il avait senti en la voyant un certain nombre de ses orifices, la bouche et les yeux surtout, béer, flasques et catatoniques. Le balancement des bras, le doux roulis des épaules et des hanches lui donnait le tournis. Il se propose de la suivre. 

Il  boit le minuscule godet de liqueur noire devant lui. D’un trait. Chââ. Ses récepteurs olfactifs dépêchent vitement aux centres supérieurs un message, une plainte, une doléance. D’après le goût  dans la bouche, les neurones hésitent un instant. Une dose annuelle de caféine dans un si petit godet ? Il se sent déjà électrique alors que le liquide se fraye encore un chemin vers l’estomac.

Le lendemain, en planque au même endroit, il demande une boisson gazeuse, sucrée et américaine, parce que ça commence à bien faire. Depuis son arrivée en France, ses papilles se recroquevillent au fond de la langue chaque fois qu’il ouvre la bouche, dans l’attente d’un coup bas. Bien souvent, elles envoient des informations contradictoires et confuses au cerveau, qui lui-même, en comparant avec les messages visuels, reste bien embarrassé pour faire un débriefing concis aux centres supérieurs. Là, le logo bien connu est identifié, le goût ne surprend pas. C’est reposant.

Alors que la ville s’éveille, il suit la belle qui se rend à la Sorbonne, et comprend après moult palabres avec les autochtones, qu’elle assiste à des cours sur l’histoire de l’art. La notion d’histoire de l’art est un concept pour lui plus que vague, puisque le seul art qu’il connaisse un peu c’est le rock, et quant à ses notions d’histoire…. Il a donc, ne comprenant même pas l’intitulé de la fonction, étiqueté Amélie comme une intellectuelle.

En effet, de loin, toute science apparaît au profane comme une forêt dense et sombre. Le fait même d’être inscrit à la fac vous pare d’un élégant uniforme de garde forestier. Vous n’êtes en fait capable de vous aventurer que dans les sous-bois, vous commencez seulement à saisir l’étendue de votre ignorance, vous apercevez bien quelques chemins qui s’enfoncent profondément au cœur des taillis, malheureusement vous n’avez pas de carte. Mais on vous presse, on vous interroge, vous le spécialiste. Vous habillez votre incompétence de mots savants, et plouf, plongez dans cette délicieuse sensation du pouvoir que confère le savoir. Vous poussez même l’exercice jusqu’à  expliquer que le comble de la connaissance est d’être capable de l’expliquer à des néophytes. Le titre de docteur, un peu plus tard, ne vous a fait progresser dans cette forêt compacte et hostile que de quelques pas. Vous comprenez alors que personne n’a jamais acquis une vision complète de cette Terra Incognita. Que les grands noms du domaine ont été capables de seulement tailler au coupe-coupe quelques sentiers maintenant balisés.

Mais personne ne vous questionne plus sur votre domaine de compétences, trop certain de recevoir une réponse abstruse et un salmigondis d’informations techniques. Ça y est, vous avez rejoint votre thébaïde. Vous voilà un spécialiste, peut-être même un intellectuel.

Tout cela reste amphigourique et plombe sérieusement la perspective, l’angle d’attaque. Pourtant, l’amour, l’envie du moins, donne de la suite dans les idées, et il se surprend à réaliser que cette petite enquête lui occupe tout son temps. Il avait récupéré des invitations pour une exposition au nouveau musée Guimet. Non pas qu’il sache que le musée Guimet avait été refait, on s’en doute, il ne savait même pas qu’il existait un musée Guimet, ni ce qu’il pouvait bien contenir (bien qu’il se doutât que ce ne serait pas trop excitant). Il l’aborde dans la rue Champollion dans un français titubant, malgré tous les efforts consentis ces derniers jours pour tenter de dompter ce maudit dialecte. Mais elle parle suffisamment bien la langue de Shakespeare pour qu’on oublie Molière. C’est la première fois qu’il la voit de face aussi longtemps. Elle est ronde, charnelle, avec deux grandes fossettes qui lui barrent les joues et de larges dents blanches qu’elle découvre au moindre sourire, et elle sourit souvent. Elle semble manifestement touchée par le désarroi affiché du pauvre américain perdu à Paris. Tu parles. Bill, à force de sillonner les abords de la Sorbonne connaît le quartier aussi bien que celui de Georgetown à Washington.

Elle accepte un verre, visiblement curieuse de tout, et pourquoi pas de l’opinion d’un Américain sur sa ville. Car Bill s’en aperçoit rapidement, elle est amoureuse de Paris. Elle fait des études sur l’histoire de la cité au temps où les bisons paissaient encore sur le Mall de Washington, et démarre la conversation en trombe, seulement gênée par son anglais rouillé. Il peut, à la faveur de brefs interstices dans la visite de Paris, quand elle allume sa cigarette et boit son expresso d’un trait – lui revient dans un frisson la violence du choc - lui faire valoir ses titres de noblesse, ambassade des États-Unis, entrée gratuite, vernissage… Il tape juste. Elle ouvre de grands yeux, on ne voit plus qu’eux, ils lui mangent le visage.

Bill aussi, son visage, il l’aurait bien mangé. Sa gaieté naturelle et son amour passionné de Paris lui fait oublier le côté agressif de sa quête de mâle pour se laisser aller à une douce connivence, à une voluptueuse noyade dans ses yeux émeraudes dont les éclats d’or scintillent au soleil. Elle a, sans le savoir, retourné la situation, et créé une atmosphère en harmonie avec la lumière sur les pierres de la place de la Sorbonne en cette fin de journée de juillet. Visiblement énervée par une nouvelle construction qui cochonne son Paris, elle se souvient de la traduction de « foutaise », bullshit, mais la prononce en hésitant, tant l’évaluation du degré de vulgarité d’un mot argot dans une langue étrangère est chose difficile. On quitte la traduction pour entrer dans la culture, et les apprentis bilingues sont en ça reconnaissables, qu’à vouloir trop en faire, ils exposent leur ignorance en rajoutant du vulgaire comme un apprenti cuisinier qui  ne sait pas manier le piment. La pyramide du Louvre, par contre, il comprend bien les superlatifs anglicisés, il ne faudra pas critiquer, le jour où il saura ce que c’est. Entre la visite de deux monuments, il se retrouve invité chez elle. Elle est magique, elle a remplacé la drague, la recherche du trophée, par une relation amicale, comme ça, entre une Budweiser et deux cigarettes. C’est assez facile de tomber amoureux de Paris pense Bill. C’est aussi assez facile de tomber amoureux à Paris, poursuit-il pour lui-même.

 
 
 
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