Chapitre 3



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Il arrive rue du Commerce pile à l’heure, avec des fleurs et une cravate, comme lui avait conseillé sa collègue des passeports à l’ambassade. Peut-être Barbara aurait-elle pu être plus explicite sur les fleurs et l’harmonie des couleurs… Allons, les chrysanthèmes ne paraissent pas choquer outre mesure Amélie qui est, quel heureux hasard, seule chez elle, son ami étant justement à Washington pour un congrès scientifique.

Plaçons-nous, voulons-nous, du point de vue du grand miroir de la pièce principale. Nous réfléchissons : Va t’elle le tromper ce soir ? Elle devrait, les chercheurs sont des empotés, qui ne savent pas ce qu’ils veulent. Ah, voilà l’impétrant. Qu’est-ce que c’est que cette cravate ? Y’en a vraiment….

-       Oui, il est chercheur continue Amélie.

-       Oh. Scientist ?

Un américain. Ça explique la cravate.

-       Oui. Un peu trop à mon goût. Je crois bien qu’il préfère ses cellules à …

Ils disparaissent dans la cuisine hors de portée de notre champ de réflexion. La conversation continue, mais nous n’en saisissons que des bribes, dans un cliquetis d’ustensiles « …il ne sait pas la chance qu’il a… » Eh bonhomme, on a toute la soirée. Hold your horses, comme tu dis. Elle est fragile, tu fais pas ton gougnafier. 

Elle avait préparé des petits plats sympathiques. On se dit que c’est bien mignon, ça nous ramène quelques temps en arrière, quand l’épaisse couverture du quotidien n’avait pas encore étouffé les feux de broussailles des premiers mois, qui grésillent, crépitent, démarrent à l’improviste sur le sofa, sur la moquette, et même, se souvient-on rêveur, sur la table de la salle à manger. Ces agapes sont maintenant réservées à la petite glace de la chambre, et encore, il paraît que c’est sous la couette et dans le noir.

Amélie avait regardé son dictionnaire bilingue pour trouver une traduction, même approximative, d’acra, boudin aux piments, sans grand succès, mais peu importe, elle est tout à fait charmante quand elle parle anglais. Bill n’a pas l’air de désapprouver. Mais qu’il arrête de la regarder comme ça. Bientôt, il va se mettre à baver.

-       C’est limite merlan frit.

C’est la lampe sur le buffet qui nous répond. Elle prétend qu’elle est du XVIIIème, nous savons bien que c’est du baratin d’antiquaire. Elle est un peu rabat-joie, mais elle a son côté pince-sans-rire qui n’est pas désagréable. Bon, les voilà sur le sofa avec un whisky. Elle a tapé dans la réserve d’Aberlour, ça, c’est un signe. Sifflement vulgaire de la lampe. Elle est mieux placée que nous, et éclaire toute la scène.

-       Ils sont déjà pieds nus, et ça tricote sec.

Ah oui. Ça se précise. Nous renvoyons l’image d’Amélie qui retire son pull par le haut. Les bras au ciel, le dos cambré, les cheveux ébouriffés, les seins en avant, elle est furieusement désirable. Il s’allonge sur elle et l’embrasse. C’est tendre, et ça vient des tripes, c’est visible. 

-       Tu sais ce que m’a dit une copine ? Questionne Amélie, la tête renversée sur l’accoudoir du divan, narines, bouche et jambes grandes ouvertes.

Nous désapprouvons. Certes le cuir, un fouet, du miel, l’humiliation, la violence même, tous ces carburants les plus divers sont utilisés depuis toujours pour s’évader dans le monde de l’orgasme. Mais Amélie, elle, elle parle, sans quasiment discontinuer de la majuscule du premier baiser au point d’exclamation final, généralement clairement audible. C’est un moyen efficace pour répondre à la question qui taraude tout homme après l’amour : l’avait-il rendue heureuse ou n’était-ce que simagrées et théâtre ? Si elle se tait ou finit une phrase dans un gargouillis inaudible, la fierté du coq est légitime. Si elle énumère sa liste de courses de la veille, on en revient à du Jacques Brel, le cœur en déroute, et la bite sous le bras. 

-       Non… ahane Bill.

Il est très occupé, là. Et franchement la copine, on pourrait peut-être ? Plus tard ?

-       Elle m’a dit… oh ! Oui ! Encore ! Fort ! !… Non, elle m’a… dit… qu’à l’Académie, ils avaient une collection… secrète… de dessins de Léonard… de Vinciiiiiiii.

-       Je jouis fut la seule réponse audible qu’Amélie obtient.

Nous les retrouvons à table. Au vu des regards qu’elle lui lance, le piment des acras est un encouragement pour le deuxième round. Et Bill, déjà à moitié K.O. – politesse ou peur de ne pas être à la hauteur – y fait honneur. Malgré son inculture phénoménale, Bill sait qui est Léonard de Vinci. Profitant de la mi-temps, il revient sur le sujet.

-       C’est quoi l’Académie ?

-       L’Institut de France. Il regroupe cinq académies dont celles des sciences, votre National Academy of Sciences. C’est une vieille dame.

-       Qui ça ?

-       L’Institut. On dit c’est une vieille dame, ça veut dire une institution ancienne et respectable. En France, d’une manière générale, ce qui est ancien est respectable. Elle possède une bibliothèque très riche de vieux ouvrages et de tableaux. Ils sont bien sûr répertoriés au patrimoine. Mais il paraîtrait qu’il y a un fond secret, créé dès l’origine de l’Académie par Mazarin.

-       Qui ça ?

-       Mazarin. Un type qui…un Premier ministre si tu veux. Il a fondé l’Académie de peinture et de sculpture et y a placé quelques pièces, dont les Vinci, qui lui appartenaient. Il était très riche, trop puissant et excessivement Italien. De là, haï comme peu ont pu l’être, il a du quitter la France, quand ses ennemis prirent le dessus. A cette époque il a mis en sûreté un certain nombre de ses richesses dans les coffres de l’Académie. Elles y sont toujours, non répertoriées, non référencées.

-       Qui le sait ?

-       Je sais pas trop. C’est fou non ? Je trouve ça génial. Il y a des dizaines de spécialistes de Vinci dans le monde, son travail fait l’objet de colloques et de séminaires, et presque personne ne sait qu’il y a quelque part au cœur de Paris des œuvres encore inédites.

-       Comment sait-on qu’elles sont de lui ? Pourquoi n’a t’on rien dit depuis si longtemps ? Combien de temps d’ailleurs ? Bill s’enflamme.

-       Dans le désordre, trois cent cinquante ans, parce que l’esprit de la maison est resté plus fort que celui de l’état, et parce qu’il y a peu d’initiés. Enfin, pour les certificats d’authenticité, I don’t know.

Elle amène les crêpes Suzette, le cognac est sur la table. A peine a-t-il fini la dernière bouchée, qu’il retrouve la langue fouailleuse d’Amélie sur la sienne. Nous n’en saurons pas plus, elle a choisi de changer de décor, pourquoi pas, elle a bien changé d’homme. Ils s’éclipsent dans la chambre.

Il sort au matin dans la rue du Commerce, ahuri et pantelant. Il a goûté tant de plats, le plus enivrant n’ayant pas été servi à table.

Comme ces pompiers au sortir d’un feu de forêt, roussis et déboussolés, les yeux piquants, encore plongés dans le spectacle dantesque qu’ils viennent de quitter, il erre dans le couloir de bus jusqu’à ce qu’un klaxon le ramène sur terre. Des images de seins, de crêpes, de cheveux en bataille dansent devant ses yeux. Il n’ira plus que très prudemment dans un musée français. Son corps endolori ressent encore ses ongles, ses dents, sa langue. Jamais vu ça. Cette profusion de sensations n’efface pas pourtant l’image d’un prince de l’état cachant, un soir brumeux et glauque, des richesses inestimables au fond d’une salle obscure du quai Conti. L’excitation d’avoir, par hasard, mis le pied, ou tout autre organe,  dans une aventure extraordinaire avec à la clé un trésor digne des Templiers, se mélange aux troubles de tous les sens que la nuit a apportés. Mais plus que tout, le facteur financier de l’histoire lui remue le ventre. L’argent est la valeur clé de sa culture. On vit en Amérique pour gagner de l’argent, pour travailler, on ne travaille pas pour vivre. De la même façon que l’on vit en France pour manger, on ne mange pas pour vivre. Une fortune établie sur un coup de dé, c’est toujours une fortune. Il n’y a pas de nouveaux riches en Amérique, il n’y a que des riches, et des pauvres.

Comment en savoir plus ? Prévenir son autorité de tutelle ? Partir seul en aventurier du Léonard perdu ? Et s’il le vole ? Il en fait quoi ? Et comment d’ailleurs ? L’unique aiguillon de son excitation vient finalement du fait que ces dessins ne sont pas répertoriés. Si on les fait remonter à la surface et authentifier, on en devient de facto le propriétaire légitime. Que pourrait dire la France ? Qu’elle a des trésors qui dorment depuis trois siècles dans ses caves, et ne les montre pas ?    
 

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