Le Gardien de but
                                                     Emmanuel Normant
                 
 


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Un gardien se doit d’être concentré. C’est tout. Le reste c’est de la technique, prise de balle, plongeon, placement, c’est un apprentissage comme l’écriture ou la conduite à Paris. La concentration, c’est ce qui vous fait anticiper, sentir la feinte, partir avant la balle. Moi, je ne suis que rarement concentré. Je baguenaude, je pense à mes études ou à ma princesse. Le jeu n’arrive pas à retenir mon attention bien longtemps. Sauf en de rares occasions comme maintenant. Les adversaires sont de notre niveau, ça explique. S’ils sont vraiment trop forts, après 3-0, tout le monde s’en fout, moi le premier. Si on domine outrageusement, j’ai froid, et je me dis que j’aurais tout aussi bien fait de rester au creux des seins de ma reine. Là, ça va chauffer, et je suis prêt. Pourvu que la malchance ne s’en mêle pas trop. Quelque chose comme un geste maladroit et involontaire d’un attaquant chanceux, qui enverrait le ballon mourir au fond de mes filets.

Ce qui me déplaît foncièrement dans le fait de prendre un but, c’est que je vais remâcher l’action décisive pendant toute la journée. J’aurais dû…Pourquoi n’ai-je pas ? Bon, là, je suis vraiment bien, avec le nœud dans l’estomac mais pas trop serré tout de même. Aux aguets. Tiens, une balle en profondeur, et je sors exactement quand il faut, et, en dehors de ma surface de réparation, je dégage le ballon avec une précision des mouvements étonnants. Ma surface. C’est mon jardin. C’est ma maison même. J’y vaque, un peu débraillé, en pantoufle dans ma tête.

Quand l’adversaire y pénètre c’est une effraction. Les alarmes sont au rouge, des lumières clignotent. Chasser l’intrus. Rendre à mon chez moi sa tranquillité ordinaire. Les corners, comme je t’ai dit, c’est une grande fête dans mon jardin. Une grande fête où seraient invités des loubards prêts à tout casser. On sourit, mais on surveille que rien ne disparaisse.

Comme prévu, la meute adverse déferle maintenant vers moi. Je suis la cible et c’est excitant. Je crie encore que merde, le 8 est tout seul. La grossièreté, c’est la touche de virilité, le petit coup de cravache au bon moment. Votre gardien, les mecs, c’est un dur. Bon, oui, ça vaut ce que ça vaut. Mais il est vraiment très seul, et il est vraiment très grand le 8 adverse. Et plutôt décidé le lascar. Le voilà qui arme son tir. Tout alors disparaît autour de moi. Le temps s’arrête, je ne sais pas s’il pleut, s’il fait froid. Seul le mouvement et le placement du pied droit du numéro 8 ressort nettement du halo trouble qui enveloppe le reste du terrain. Le ballon part. Moi aussi.

La frappe est sèche, rectiligne. Le bruit me dit que le choc sera rude. La balle ne tourne pas sur elle-même, et je vois le même octogone noir qui darde son regard de cyclope sur un point juste derrière moi. Elle est à un mètre du sol. Et elle pourrait bien être cadrée, sur mon côté gauche. Déjà le ressort de ma cuisse s’est plié puis détendu. Je pars à l’horizontal, le bras tendu vers la comète qui entre dans l’atmosphère de ma surface de réparation. Mon placement initial n’était pas parfait et j’ai du retard. Quand même, du bout des doigts, des gants devrais-je dire, j’effleure le missile qui rase le poteau et sort. Je suis déçu. Je sais que mon mauvais placement aurait pu me coûter cher. Que je n’ai, en fait, malgré les apparences, rien fait du tout. Je n’ai même pas détourné la trajectoire du bolide. Si je n’avais pas bougé le but n’aurait pas été marqué. Que le plongeon, la roulade, ce n’est que du théâtre, de l’esbroufe, je n’ai pas changé l’ordre des choses. C’est qu’avant toute cette histoire de comète et de cyclope, j’aurais du (voilà, tu vois ? Ça recommence) me recentrer comme une araignée dans sa toile.  D’un autre côté, indéniablement, ma valeur boursière est à son zénith, personne n’a rien vu, et on me croit le sauveur de l’équipe. C’est mon côté danseur. J’aurais dû faire de la danse. Comme je suis très préoccupé de mon apparence, j’ai appris à me détendre avec élégance, comme un félin, je fais ma cocotte, on me regarde. Image, image.

J’aurais aimé, c’est vrai, que M. Dupuis ne soit pas le seul à me voir se cambrer élégamment, sensuellement presque, dans la boue. Je ne suis pas toujours très efficace, mais je suis toujours élégant. Et orgueilleux finalement. Tellement que je ne le montre pas. Coco Chanel disait, je crois, que le comble de la coquette est de ne pas le paraître ou quelque chose d’approchant. C’est vrai pour l’orgueil. Quoi de plus désolant et moins séduisant qu’un moi-je moi-je.
 J’ai l’impression même d’en faire un peu trop dans le discret, et à force d’attendre que les autres, féminin pluriel, s’intéressent à moi et découvrent tous mes trésors cachés, je suis passé, sans doute, à côté de tas de rencontres agréables. Même si je suis nettement moins angoissé de ce vide sidéral qui caractérise mes relations amoureuses et sexuelles depuis que j’ai ma fée. C’est la première. Et tout à ma découverte de ce plaisir étonnant que représente la tendresse et les courbes d’une femme je suis persuadé que c’est aussi la dernière. La seule donc. Oui, je ne serais pas le premier, mais ce genre d’aventure, car s’en est une à part entière, et d’aventuriers tendent à disparaître. Non ?

Et pourtant depuis toujours j’ai été amoureux. Chaque nouvelle année scolaire fournissait à mon cerveau en ébullition matière à incarner l’Amour. Je choisissais une jolie fille, pas nécessairement la plus jolie, et lui vouais un amour aussi platonique et indéfectible qu’il était silencieux, secret et éphémère. J’étais leur cinéaste, leur cadreur, leur ingénieur du son, leur photographe, j’attrapais cette fossette qui se creuse un instant, le soleil sur un cil qui ombre le vert de ses yeux, cette courbure de sa taille quand elle s’étire, et que ses seins naissants pointent sous le chemisier sage. Quand je pense qu’elles n’ont jamais un seul instant imaginé le bruit de la camera qui tournait dans le cerveau du petit brun au troisième rang. C’est dingue.
 La peluche qui partageait alors mes nuits depuis mon plus jeune âge devenait au gré des ans Sylvie, Elisabeth, Marie-Christine, et quelques autres. Je m’endormais avec elles, je leur parlais, et surtout développais et enrichissais année après année mes talents de scénaristes de ce que l’on pourrait appeler des fantasmes ou plus simplement mon monde intérieur. J’ai senti confusément au cours de ces années qu’en m’enfonçant dans ce territoire de rêves et de chimères je réduisais mes chances de devenir un être sociable qui un jour pourrait vivre plutôt que d’imaginer ses aventures. Je m’enfouis, je m’enfuis, avec lascivité dans ce monde de pâte à modeler que je travaille pour qu’il épouse les méandres de mes envies plutôt que d’apprendre à vivre, et composer avec le décor rigide et froid qui m’entoure.
Au gré des livres et des films qui ont parsemé mon enfance je crée mes personnages, mes décors dans lesquels j’évolue. Bien sûr, je suis le héros humble et triste, orphelin de préférence, de ces drames, parangons d’un romantisme larmoyant. Jamais aucune de mes amours scolaires n’a imaginé une seconde qu’elle passait mes nuits à être courtisée par une foule de fats, pour ne donner son amour qu’à moi, moi, moi. Depuis que j’ai goûté à la réalité de l’amour, j’ai un peu mis en veilleuse mon exubérante imagination qui, comme un vampire, se réveille quand je me couche, et m’amène aux portes du sommeil dans un fauteuil à porteur, ma garde d’amazones fermant la marche.
Etonnamment pourtant, je continue de rêver d’elle, d’autres, de ma vie d’étudiant, de gardien de but aussi, et toujours je recrée mon personnage, solitaire, brillant, mièvre.
Ce début de match sera une excellente introduction au chapitre de ce soir. A partir d’une amorce si prometteuse, je devrais au moins gagner une ou deux coupes du monde avant demain matin.