Le Gardien de but
                                                     Emmanuel Normant  

 


 
I

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- Eric, ton ailier !
Je ne crois pas qu’Eric soit au mieux ces temps-ci. Il a grossi. Je l’ai vu sous la douche la semaine dernière. Il s’est fait récemment dire par son amie que sa côte amoureuse avait dégringolé au point qu’elle avait retiré sans crier gare ses espoirs, mise de fonds et placements en lingeries fines pour réinvestir dans du long terme nettement plus sécurisé : Un imbécile qui vend des voitures avec une cravate ridicule, selon Eric. La confiance des investisseurs, en amour, est quelque chose d’assez volatile. Le problème, c’est le cercle vicieux qui peut rapidement faire plonger la côte, tanguer la valeur, effondrer le stock. Eric n’a plus confiance en lui. Ça se voit. Je ne crois pas qu’il trouvera rapidement une nouvelle cliente. Il a des semelles et un regard plombés. On dirait un ciel d’orage menaçant, il va venir pleuvoir sur tes chaussures, et tu ne pourras même pas lui soutenir que les filles ne sont pas toutes comme celle qu’il a perdue, ça le minerait encore plus de te savoir heureux.
Je suis sûr que les femmes seraient surprises de l’impact de leurs sautes d’humeur sur le placement défensif des arrières latéraux. Ou bien peut être non, elles savent très bien ce qu’elles font. Là par exemple, Eric est à dix mètres de son ailier, heureusement le type en question est aussi dans une période de doute. Il a dévissé son centre, le ballon est parti se perdre dans les buissons. Dans ce cas là, c’est à moi, au gardien de but, d’aller le chercher. Le ballon, s’entend. Ça me réchauffera.




 
Le dimanche matin, en janvier, l’eau des flaques qui stagnent devant le but, hésite et tergiverse longtemps entre l’état liquide et solide. Délicatement, un voile de glace fragile s’essaie à recouvrir la surface comme la peau du lait. Si cette membrane se transforme en plexiglas le match est remis. Sinon, je suis bon pour un bain de boue glacée, comme ce matin. Dire qu’il y en a qui payent des sommes folles pour ça à La Baule ou ailleurs, ça me dépasse un peu.
Me voilà donc sous un bosquet de trucs qui piquent à récupérer un ballon. Je me dédouble souvent et me regarde d’en haut, spectateur goguenard de ma propre existence. Mon autre moi me trouve ridicule. Là, par exemple, je suis affublé de couleurs criardes à l’effigie d’un commerçant de la ville, un chauffagiste ou un garagiste, je ne sais plus, enfin certainement pas une maison close (on imagine une bande de gaillards en culotte courte avec « Chez Lulu, neuf et occasions » en énorme dans le dos ?).
J’ai aussi un bandeau sur la tête, pour que les cheveux ne gênent pas. C’est important de bien voir quand on est gardien de but. Je suis à quatre pattes dans les broussailles comme un enfant qui cherche ses billes. Ce n’est pas sérieux. D’ailleurs ce match, comme tous ceux passés et à venir, n’est pas sérieux. Voilà. Je ne prends rien au sérieux. Tout m’est égal, tout m’indiffère. Mes coéquipiers pour la plupart sont très concernés par ce qu’il se passe. Dans la semaine, ils scrutent le classement et congestionnent d’un nombre considérable de si une équation à paramètres multiples et plus ou moins variables pour pouvoir, en bas de leur brouillon, soutenir la très hasardeuse hypothèse que nous gagnerons le championnat cette année.
Me reste de l’enfance cet axiome, petite musique qui sifflote, entre foi, superstition et bon sens de grand-mère, garde toi bien d’espérer, malhonnête. Et son pendant, comme une récompense à un je m’en foutisme débridé, on, Il, me jette en pâture de menues victoires que je n’osais plus espérer. Moins j’y pense, plus ça marche. Rien de rationnel, mais je ne suis pas rationnel.
Là, maintenant, c’est de prendre des buts qui m’indiffère. C’est qu’on me regarde là-haut, et qu’on ricane toujours, dès que je prends la moindre chose à cœur. C’est déstabilisant. Je me range d’ailleurs volontiers à cette opinion a minima, frilosité et peur d’être déçu, nivellement par le bas de mes expectations, de mes soifs. Il faut quand même reconnaître que ce match n’est pas si crucial, à y regarder de près, pour mon avenir de futur je ne sais trop quoi.


A propos de regarder de près, j’ai retrouvé mon ballon. Je rejoins mon pré carré en trottinant, ne pas afficher l’indifférence, non, pas de nonchalance, de suffisance blessante. Non, non, les gars, c’est super ce que vous faites, on y va, on y croit. Il faut avoir l’air concentré, concerné, au moins. Voilà. Six mètres. Je me débarrasse mollement du cuir, ma chaussure est flasque et spongieuse, détrempée, et toute l’énergie potentielle est absorbée dans un smouiitch sonore et évocateur. La balle a cependant reçu suffisamment d’énergie cinétique pour que l’action se soit significativement déplacée loin de mes buts.
 
J’en profite pour changer de chaîne et revenir à hier. Après le lycée je ne suis pas rentré chez moi. Je me suis écarté du droit chemin pour monter une cage d’escalier sordide et pouacre qui me mène jusqu’à son nid. J’ai frappé doucement à cette porte, marron à force d’être sale, qui, malgré ce qu’il y a derrière, ne ressemble pas aux portes du paradis représentées ici ou là avec des halos de lumières et des grâces filtrants de tous les interstices. Cette exagération iconographique ! Le Saint Graal n’était pas une coupe richement ornementée aux miroitements adamantins, mais sans doute une sébile de bois vulgairement taillée dans un méchant bois. Bref, cette barrière de mauvais aggloméré, si tant est qu’il en ait un bon, protège un trésor inestimable. Mon amour. Une jeune femme qui m’aime, et qui certifie par le fait que je ne suis pas qu’un vague numéro dans un dossier scolaire, un élément du décor urbain, un étudiant indéfini, avec un avenir flou, et une démarche incertaine. Elle m’aime. Est-ce pour cela que je l’aime ? Elle est un peu plus âgée que moi, elle est indépendante, elle vit sa vie. Elle est belle, évidemment, elle aime la vie et l’amour. Elle m’épuise d’ailleurs. Insatiable. Heureusement je suis assez sportif, et j’ai appris à résister à l’effort. Je ne suis pas un coureur de fond, mais elle semble apprécier le sprinter qu’il y a au fond de moi. Et puis sur le demi-fond, je me débrouille. Bon, hier, donc. Avant de rentrer chez moi comme tous les soirs, je quitte le purgatoire de l’adolescence pour une parenthèse de plaisirs adultes. Cette fenêtre de bonheur me fait revoir à la hausse l’idée que je me fais de la vie des grands. Indépendance et liberté d’aimer. Ma parenthèse dans son minuscule studio sous les toits s’est un peu étirée. Quelle importance que la grande aiguille penche un peu sur la droite amorçant son virage vers le quart ?
Capital !
Au-delà de vingt heures, heure officielle du dîner familial, le clan est autour de la table, et toute place vide signe un délit que la morale reprouve. Ma chaise désertée hurle - imbécile vas-tu te taire - au péché de luxure, de stupre pourquoi pas ? Ma mère, qui connaît mon emploi du temps bien mieux que moi doit revenir à petits feux sur son siège et bouillonner gentiment à m’imaginer faire Dieu sait quoi avec Dieu sait qui, comme le lançait dédaigneusement sa propre mère.
Je rentre vite, le goût de ses lèvres qui s’évapore dans le froid. D’avoir trop embrassé, j’en ai mal aux mâchoires et mes lèvres se gercent. De cette douleur pourtant jaillit une explosion de carnations qui bariolent mon parcours monochrome sous l’éclairage blafard de lampadaires exsangues. Elle me replonge au plus profond de l’étreinte là où toutes les senteurs se mélangent dans un bouillon de tous les sens, dans tous les sens. Je sais, en courant presque, qu’il est trop tard. Quand même, comme on sort quelques babioles de sa maison en feu au risque de sa vie, j’arpente les rues désertes et humides d’un pas pressé. Mon ombre au rythme des lampadaires que je dépasse tourbillonne autour de moi comme un jeune chien, se dédouble, me précède, et traîne derrière moi, et le ballet recommence à l’approche de la prochaine tache de lumière. 
Je pousse la porte de la maison, la chaleur n’est pas ce soir accueillante et tiède. Elle me saute au visage comme une harpie, et me brûle les joues. Vite je disparais dans l’entrée, encore seul pour quelques secondes. J’aimerais, comme un enfant qui s’enfonce dans son rêve, rester là, toujours. Tergiverse pas. Affronte le taureau de l’autorité parentale et le ricanement des hyènes de ta fratrie. Je rentre dans la salle à manger. Ils en sont au fromage. Pas bon, il est si tard que ça ?
- Désolé, je suis en retard.
- Où étais-tu ? C’est ma mère qui questionne. Elle sait où j’étais. Dès fois, j’ai l’impression qu’elle est jalouse. Elle joue son rôle de responsable, de chien qui aboie parce que la noiraude s’écarte encore du chemin pour se taper une luzerne du bas côté. Soit. Mais je trouve son regard trop inquisiteur, avec une pointe d’amertume, de tristesse ? Qui perce d’on ne sait où.
- Je suis passé voir un copain, pour les maths.

C’est comme la messe. Un répons d’église. Du par cœur. Je reste dans le carcan des bonnes manières. Du théâtre, dans lequel, sans que je n’ai rien demandé, il m’a été dévolu le rôle du fils aimé qui voudrait un peu trop tôt s’essayer au saut dans le vide de la vie. J’ai envie de répondre que je reviens d’une mansarde où j’ai assisté au plus lascif des effeuillages, où je viens de découvrir une nouvelle façon d’escalader la montagne du plaisir. J’ai envie de demander à ma mère si elle aussi sait, à genou, détacher l’âme de mon père pour la faire flotter dans une extase sans dimension ? Mais non. Le rôle. Tiens le rôle. Dans dix minutes tu seras dans ta chambre, à nouveau seul avec elle.

 Mon père ne dit rien. Il est gêné, je crois. Ou il s’en fout. Un peu des deux. Heureusement chez moi on dîne avec la misère du monde en toile de fond, débitée d’une voix suave par une sorte de support publicitaire pour crème de soin. Elle est impeccable. Comme moi, elle récite son rôle. Elle c’est plus facile, elle a un prompteur, elle fait semblant de pleurnicher devant le spectacle des maudits de notre monde qui meurent en silence. Puis elle se fait complice de la caméra, sourire doucereux après un reportage sur les enfants qui rencontrent le père Noël. Forte la fille. Elle n’a pas l’air de se poser trop de questions. Remarque, est-ce que je m’en pose, moi ? Bon ce soir la négociation s’est passée sans heurts. Je sais pourtant que mon père reviendra me voir demain matin. Harcelé par ma mère durant une nuit qu’il aurait voulue paisible, il lui aura promis de me parler de la drogue, des capotes, du sida qui n’existe pas encore, tout ce qu’elle veut. Lui aussi donc, au matin joue son rôle. Mais mal. Visiblement il s’en fout. Il veut juste la paix. Remarque, moi aussi finalement.