Le Gardien de but
                                                     Emmanuel Normant  
                 
 


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Voilà l’ailier d’Eric qui déboule dans la cuisine et dribble mon père. Je suis devant la cuisinière, il est tout seul devant moi. Il va allumer le buffet. Je réagis vite. Tiré de mes rêves, j’ai déjà machinalement avancé vers lui. Il tergiverse, il a peur de moi. Il a peur de lui, le vertige de l’échec. Il a déjà en tête la déception de ses coéquipiers. Je le vois, il est en train de vivre sa douche, à l’heure des bilans, où son hésitation coûtera la défaite à son équipe. Les bons attaquants éteignent les centres supérieurs de la réflexion avant de tirer. Les seules émotions animales dirigent la manœuvre, les tripes, le cerveau reptilien. Ballon. Shoot. But. Lui, il intellectualise, il réfléchit, c’est un torturé, un « oui, mais si ?». Pas de la graine d’attaquant.
Je me couche donc et glisse, la boue aidant, vers le ballon que je cueille au creux de mon flanc. Zou. Facile. Encouragements, félicitations, mes collègues n’ont rien vu de mes rêvasseries coupables. Ils se disent que quand même, ils ont bien fait de sélectionner ce type pour jouer dans leur équipe. Il y a toujours une dose d’autosatisfaction dans le sport en équipe, sinon c’est trop déprimant, on n’est jamais responsable de rien, jamais. Tout commence donc on ne peut mieux pour moi, et si je vasouille tout à l’heure, j’aurai tout de même ce petit pécule de confiance, comme un à valoir, pour éponger les dettes les plus criantes.
Après le match, tel des cambistes, tout le monde achète et vend les actions de chaque joueur, les côtes montent et dégringolent dans une ambiance de vapeur, de maillots sales et de carrelage glacé, je sais que cette sortie tout en douceur maintiendra mon appréciation, la confiance, à un niveau respectable.
Fondamentale la confiance pour un gardien. Avez-vous remarqué ? On vilipende, on agresse un arrière ou un attaquant pour une action gâchée. Pas un gardien. Même un mauvais. Jamais. On sait que la confiance, le mental pour un gardien c’est ce qui tient tout l’échafaudage. Pour protéger la virginité du but, il faut un sensible, pas une grosse brute. Un philosophe, un peu misanthrope, à l’écart des autres, un original. Il lit Dostoïevski ? C’est encore mieux.

Il y a presque un rapport amoureux ou peut être filial avec son gardien. On le poulotte, on le bichonne. Si on sait que sa technique lui permet les plus belles parades, on sait aussi que le mécanisme du pantin aux gants trop grands est infiniment complexe. Comme une femme. On comprend rien, mais on ne veut pas gâcher le potentiel. On ne perd pas une occasion de le féliciter.
Bien. Corner. C’est encore Eric, qui ne contrôle plus du tout son aile droite. Le corner c’est le moment social du gardien. Tout d’un coup il a quinze joueurs autour des buts. Lui, le solitaire, qui ne participe à la liesse du but qu’en applaudissant de loin, voilà qu’on lui rend visite. Comme à la vieille mémé qu’on oublie la semaine. Le corner, c’est dimanche. Avec une pâtisserie de la boulangerie de la gare. Tu sais mémé ? Un mille-feuille, tu aimes les mille-feuilles.

Dans l’euphorie des retrouvailles une grosse brute en profite pour venir te coller, te tirer le maillot, te coincer contre le poteau pour t’empêcher d’intervenir. Encore une fois, la relation quasi-amoureuse reprend ses droits, et un costaud de ton camp vient s’occuper du malséant, comme il viendrait rouler des épaules pour écarter un autre coq qui rôde autour de sa poule. Ça chahute donc un peu pendant que l’ailier adverse pose le ballon comme si sa vie dépendait de ce geste. Je crie - je ne hurle pas, je ne sais pas faire, hurler - quelques prénoms, associés à un numéro. Luc, le 8. C’est moi qui commande. J’ai pas l’habitude, mais ça marche plutôt. L’interpellé se déplace docilement vers l’adversaire au numéro mentionné et agrippe brutalise, rudoie. Je ne veux pas savoir les moyens illicites, je ne veux entendre les limites franchies, ces détails d’un terre-à-terre désolant ne me regarde pas. En dehors du stade, je pourrais m’époumoner à me faire claquer une varice, ils ne bougeraient pas le petit doigt.

Le ballon décrit une courbe au-dessus de moi. Je devrais intervenir, je le sais. Je ne maîtrise pourtant pas la trajectoire. Je préfère, dans un stupide réflexe de protection rester sur ma ligne de but, croyant que je pourrai dans un réflexe inouï détourner la reprise de volée qui m’attend.
En fait, faute d’autres tactiques plus élaborées, je mise sur l’inefficacité de l’adversaire. Dangereux pari.
Ça marche, personne ne touche l’objet de toutes les convoitises qui rebondit mollement vers la touche opposée. Mon arrière gauche, Georges, en meilleure forme qu’Eric, récupère le ballon. La visite est terminée. Salut mémé, c’est l’heure, on se tire. Mon arrière. Oui. Ils sont à moi pendant deux fois quarante-cinq minutes. Pas que j’y tienne tant que ça d’ailleurs, je n’ai pas beaucoup de respect ni d’admiration pour mes coéquipiers. Mais je les manipule comme des pions d’un jeu de société. Je les encourage comme des pouliches de courses, je les vilipende comme des enfants. Je suis le père qui leur fait traverser la vie le temps d’un match de football. Usant de toute la pédagogie dont je suis capable.

Georges ne parle pas beaucoup. Je ne sais rien de lui. Il vient du Mali, il est toujours gentil, souriant. Visiblement, il pense que ce masque figé sur son visage d’ébène et cette gaieté superficielle empêchera quiconque de franchir les frontières de son intimité. Et ça marche. Quand les collègues ironisent sur tous ceux à qui on ne connaît pas de relation amoureuse et féminine - t’srais pas pédé ? - il répond en riant. De fait, il ne répond pas, il rit, c’est tout. Pour quelqu’un de susceptible comme moi, ça passe pour de l’ironie. Du mépris même, malgré que cela ne nous regarde pas. Il ne nous pense pas dignes d’entrer dans son royaume de soleil, où les coutumes sont moins barbares, où le crachin parisien n’existe pas, où les gens te sourient quand tu vas au marché, où être est plus important qu’avoir. Ces réflexions sont imbéciles. Me dis-je, en redressant mon bandeau, qui détrempé, commence sérieusement à se laisser aller. La misère n’est pas moins pénible au soleil.

 
Remarquez, je n’ai jamais présenté ma princesse. Mais moi, je suis le gardien. Le fou solitaire, qui a toujours un livre dans son sac de sport. Un type qu’on ne cerne pas bien. Enfin, Georges, là, il ne sourit pas. Il est parti balle au pied, et remonte l’aile gauche du terrain. Il glisse la balle à Henri qui dévie intelligemment pour Quentin qui marque sans résistance. Cris. Dans les tribunes aussi, que je croyais pourtant vides. Non, il y a l’amie de Quentin, une grande fille avec un nez beaucoup trop grand. C’est dommage. Je ne comprends pas la Nature. Elle se donne un mal de chien pour faire une charmante jeune fille, furieusement désirable, elle a des yeux verts de chat qui brillent d’une façon presque inquiétante, et voilà qu’elle cochonne tout avec ce nez. C’est désolant. Je ne sais pas pourquoi elle vient le dimanche (pas la nature, la copine). Peut être est-ce le seul moment où elle peut voir son Quentin ? Moi j’ai la chance d’être amoureux d’une chose douce, chaude, indépendante, accessible à tout moment, une espèce de corne d’abondance qui me sert à volonté toute la palette de ce qui trouble un adolescent. Qui m’ouvre les portes de son appartement et de tous les plaisirs, et m’offre du café qu’elle a acheté avec son salaire. Je suis un privilégié.

 
Les autres cris viennent de M. Dupuis. Il est là, tous les dimanches, avec son chien sans âge, sans forme, sans queue, sans grande chance de passer l’hiver à mon avis. M. Dupuis n’est pas veuf. J’aurai pourtant juré. Petit bonhomme échoué sur le bord de sa vie, solitaire, il me file le bourdon. Je me surprends à réciter les paroles des Vieux de Brel quand je le vois. Il est l’image de la vieillesse, enfin l’idée que je m’en fais, un long chemin gris dans une vieille guimbarde qui carbure à cet ersatz d’essence que sont les souvenirs usés. Le temps d’un match, il a arrêté son engin et il regarde par la fenêtre. Des fois, je deviens mièvre, je voudrais qu’on gagne juste pour M. Dupuis. Pour qu’il oublie un peu son programme télé du dimanche après-midi en repassant en boucle cette superbe passe d’Henri pour Quentin.
Tout le monde entoure l’heureux bénéficiaire de la passe en or. Comme une gorgée de thé chaud par une après-midi pluvieuse, ce but dégage un petit nuage de buée de chacune des onze bouches.
On est bien.
Hein ?
Ouais.
C’est chouette le foot. On vit un moment fort, on participe à quelque chose de sain, de gratifiant. On est tout bien comme nos parents nous ont dit, quand on était petit. Moi qui ne participe pas à l’effusion, je suis trop loin, je ricane. Dans dix minutes, si on en prend un ou deux, fini les sourires et les tapes dans le dos. Je suis cynique, m’a t’on dit. Même si j’ai raison, pourquoi ne pas partager cette joie simple. Ça coûte rien. C’est même sûrement agréable.
En fait ça ne fait pas mes affaires ce but. La pression sur mes épaules monte d’un cran. On mène. On gagne. Tout ce qui peut nous arriver maintenant c’est d’être rejoint au score voire de perdre. L’adrénaline vient faire une ronde dans mes artères.
Voilà, je suis bien. C’est pour ça que je me lève le dimanche matin. Pour ce nœud au ventre. Pendant quelques dizaines de minutes, je me concentre. Je ne suis plus qu’une fraction de l’équipe. Mon autre moi qui me regarde là-haut est parti. Pour un temps.