Le Gardien de but
                                                     Emmanuel Normant
                 


 
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Allons bon, ça s’énerve. Lucas, un petit nerveux, s’est haussé sur ses ergots et menace d’un coup de tête (qu’il a dure) un flandrin à l’air placide, limite benêt. Tout le monde intervient, ça papote, ça jacasse. J’ai froid. Il pleut. Je pense à ma reine, impératrice de mes sens. A sa voix au téléphone. Douce, un rien rauque, Bonnie Tyler quand elle parle à ses enfants (elle a des enfants, Bonie Tyler ?). C’est chaud comme un thé après une promenade en hiver. On a envie de s’emmitoufler dans cette voix. Elle ressemble à un ronronnement de chat. Le téléphone distord et augmente cet effet, et déplace sa tessiture déjà sensuelle quasiment dans l’arène de nos ébats physique. Oui, je sais, il ne me faut pas grand chose pour déambuler dans cette direction quand il s’agit d’elle, mais tout de même. D’ailleurs, ça lui est arrivé de m’énerver au téléphone. Vous pensez ! Moi qui ne connaissais l’amour que dans le silence de ma chambre.

Le téléphone, chez moi, est dans l’entrée. En plein courant d’air, quasiment au centre de l’agora. Pas moyen d’avoir une conversation privée dans ce hall de gare. Sexuelle, on n’y pense même pas. Il y a bien un moyen de retrouver une once d’intimité. On tire sur le fil du téléphone que l’on déplace dans le cellier qui jouxte l’entrée et on pousse la porte sur le fil, en maintenant du pied cet ersatz d’intimité. On est alors assis sur le carrelage froid au milieu des bouteilles de vins pour parler rondeurs de seins, et couleurs de soutien-gorges. Evidemment, cette thébaïde apparaît des plus suspectes à votre mère, qui ne dit rien mais grave tout ça sur son disque dur, qui n’existe pas encore.

De toute façon, je suis nul au téléphone. C’est un instrument pour communiquer des informations pratiques, pas pour épancher son âme. Pour ça, il y a le papier. Laisser glisser ma plume sur les formes idéalisées de ma chose, rechercher la comparaison la plus originale pour décrire une sensation, une émotion, oui, ça j’aime.

Peut être parce que, seul, encore, avec le silence comme bouclier, je m’évade à mon aise et que je peux à plaisir tracer de nouvelles voies dans cette gigantesque forêt qu’est l’amour. Il y a encore peu de temps, je regardais cette forêt de loin, massive, inquiétante, impénétrable. J’y voyais de loin se mouvoir quelques connaissances qui en ressortaient pour me décrire quels fruits délicieux on y trouvait, quelles couleurs inconnues irisent cet espace magique. Depuis peu j’y suis entré de plain-pied. Et à mon tour je découvre de nouveaux chemins. Ils n’ont en fait rien de bien nouveau, mais, comme tout amoureux, je suis persuadé que personne auparavant ne s’y était aventuré. Pas aussi loin. Pas aussi bien. Impossible qu’un sentiment si fort puisse être banal. Que des flots de sperme coulent chaque minute de par le monde, soit. Statistique, physiologie, endocrinologie, je veux bien. Mais cette émotion quand elle me parle, cette exceptionnelle douceur, notre entente parfaite, notre fusion physique, allons donc, c’est unique. Bref, cette forêt magique qui se remodèle et se refait jungle vierge pour chaque nouvel explorateur, je la sillonne à pas cadencés. Quelques sentiers cependant que je ne connais pas et dont on m’a parlé. Jalousie, peur de perdre, amitié qui grandit et passion qui disparaît tout ça c’est pour plus tard, et surtout pour les autres. Nous ne sommes pas faits de ce bois-là. Je ne regrette donc que modérément l’absence de téléphone sans fil dans la demeure familiale. Je lui écris plutôt. J’écris en pensant à elle, plus exactement.

Un coup de sifflet strident retentit au cœur de ma forêt enchantée. Lucas vient de prendre un carton jaune. Coup-franc. La défense recule et se place à dix mètres de moi, en ligne. On s’essaie à jouer le hors-jeu. Tentative péremptoire la moindre faute de placement, oui la moindre inattention de l’arbitre de touche laissera l’attaquant seul face à votre serviteur.

Le ballon s’élève, il est attendu au point de chute par quatre ou cinq gaillards prêts à en découdre pour se l’approprier. Thomas cueille le cuir de la tête et le repousse vers le centre du terrain, cependant qu’un autre drôle le propulse à nouveau dans la zone dangereuse, à la limite de ma stratosphère. Dans l’imbroglio qui s’ensuit un adversaire s’effondre en hurlant, provoquant dans un réflexe pavlovien, un coup de sifflet de notre bon arbitre (je dis ça parce qu’il est bedonnant, on dirait un bourgeois de la kermesse héroïque). Coup franc à la limite de la surface de réparation. Depuis que Platini règne en maître absolu sur le football français, ces phases de jeu prennent une connotation dramatique. Soudain l’herbe, que dis-je, le gazon, a poussé sur notre terre battue, M. Dupuis et A. ont copulé comme des fous pour créer des tribunes pleines à craquer de supporter en délire, nous sommes au Parc des Princes. L’avenir du football français est suspendu aux crampons du tireur d’élite.

Moi, je suis calme. Je sais d’expérience que les tripoteurs de ballons de notre acabit ne placent pas un ballon dans une lucarne juste parce qu’ils en ont envie. Mieux, merci, M. Platini, voulant absolument suivre l’exemple du maître, il cherche l’exploit plutôt que le cadre. Je place donc mon mur humain comme il se doit, très professionnel, aboyant mes ordres. Pas tant pour rassurer mes troupes, ou réellement créer un obstacle, que pour prévenir le canonnier que je l’attends. Ma prestation de début de match d’ailleurs est un atout, car bien qu’imparfaite, elle m’a posé comme un obstacle sérieux à la jouissance du but marqué.

Le préposé artilleur va donc sans doute tenter un geste difficile. Le principe de Peter, la recherche effrénée du seuil d’incompétence. Je me place sur ma ligne et plie les genoux, léopard dans l’ombre du feuillage prêt à se saisir de la proie noire et blanche qui ne manquera pas de croiser son aire de chasse. Voilà, tout le monde est en place, moteur. Le bourreau pose son ballon comme on dépose un nourrisson dans son berceau, même si on essuie rarement un nourrisson sur son maillot boueux. Quelques pas d’élans. Comme prévu le ballon s’élève, deux bons mètres au-dessus du but. Tellement prévisible. C’est dramatique. Six mètres.

Thomas propulse le ballon d’une frappe sèche. Ce dernier revient immédiatement et je m’en saisi dans une posture de fermeté. A mon tour. Je m’essaie à la demi-volée. C’est un geste élégant et efficace. Même avec une musculature comme la mienne, c’est à dire développée mais sans excès aucun, on peut catapulter le cuir pratiquement dans les bras de notre collègue là-bas. Tout est dans le tempo. On lâche le ballon, qui, jusque là rien de magique, choit. A ce moment précis, juste au rebond, le pied droit (ou gauche, mais n’embrouillons pas tout) cueille la balle qui décrit alors une parabole parfaite digne d’un problème de physique. C’est le meilleur des cas. Si le pied est en retard, le ballon en avance, toute l’énergie potentielle s’est transformée en douleur, et l’énergie cinétique échue au ballon lui permet à peine de franchir quelques coudées. J’ose. Ça marche. Le ballon est loin. Je rejoins le seuil de ma maison en traversant mon jardin.
Quentin a récupéré le ballon, et après un contre-pied époustouflant est parti vers le but. Le contre pied est sans doute la feinte la plus élégante du football (élégance, élégance, il avait qu’à faire de la danse). C’est une métaphore de l’originalité. Je voudrais tant être original. Surprendre. Etre différent. Le contre pied c’est partir dans la seule direction que l’adversaire n’attend pas. Evidemment il est réalisé en mouvement, c’est fluide ça paraît évident au ralenti. On ne reste pas deux heures à tenter un contre pied. C’est un peu l’esprit de réparti du football. Comme dans une joute oratoire, l’un des belligérants reprend au bond la dernière réplique pour s’engouffrer dans une brèche inattendue. Superbe. Moi je ne sais pas faire ça. Pas dans le mouvement en tout cas.