II

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Odeur d’humidité. Tape sur la nuque de quelques collègues, j’avais raison. Le prix de mon action est stable, en légère hausse. Au vestiaire, c’est toujours pareil. Une espèce de messe. Jean-Luc le capitaine qui regarde trop les émissions de sport à la télévision et se prend pour le patron de l’équipe de France. Tous les dimanches, il revit une finale de coupe du monde où il serait à la barre de la meilleure équipe possible. Dehors, le grondement d’un monstre à cent mille gosiers, et deux cent mille mains qui frénétiquement s’agite dans son bocal de béton. Il y est. C’est incroyable. C’est évident, il ne se dédouble pas lui, et personne ne le regarde d’en haut d’un air goguenard. Je ne me lasse pas du spectacle. Il retombe en enfance, c’est le chef de la bande. On dirait qu’on serait en équipe de France. Il est en quasi-extase. Il lui manque quelque chose dans la vie ou bien non, il retrouve tous les dimanches de 9h à 11h, son âme d’enfant. Moi, à seize ans je n’ai plus mon âme d’enfant, en fait, je crois que je ne n’en ai jamais eue. Lui à quarante, il continue. Chapeau. Enfin, bon. Rapidement ça gonfle. Oui, Jean-Luc, c’est vrai qu’on aurait du, qu’il faudrait. Mais bon. On est en milieu de tableau dans un championnat de cage d’escalier, tout le monde à la tête dans le guidon dans la course de la vie. Personne ne sait très bien à quoi ressemble la victoire, le baiser de la jolie demoiselle avec les fleurs. M. Dupuis peut être pourrait nous apprendre quelques trucs maintenant qu’il voit la ligne d’arrivée. Mais personne ne l’écouterait. Réussir sa vie. Comme on réussit la brandade de morue. En fait, je ne profite pas de la vie. Je suis frigide quand il s’agit de la joie simple et primaire. Pareil pour la danse. Incapable de me déhancher, de laisser aller mon corps. Mon image. Je suis prisonnier de mon image. Et je ne sais même pas trop à quoi elle ressemble. Perinde ac cadaver disent les jésuites. Ma princesse m’a réveillé à la vie. Un peu. L’amour physique est un bon stimulant pour décoincer les rigides. La récompense est trop belle qu’on n’y sacrifie pas quelques poses ridicules.

Au milieu de la diatribe de Jean-Luc, je revois des images de mon week-end à la campagne du mois dernier avec ma duchesse et quelques copains. Dans une maison humide et froide quelque part dans la Brie. Il y avait dans cette ambiance morne d’arbres nus, de terre au repos attendant le printemps avec un ciel qui n’a rien à dire, comme M. Dupuis, juste gris et banal, il y avait quelque chose de désespérant. De quoi pousser au suicide le canal du bas du champ, comme le dit mon chanteur préféré. Enfin, je n’aime pas beaucoup sa musique et son accordéon, mais ses paroles, Dieu, ses paroles. Ces paysages de la campagne au repos devraient m’apaiser, me ramener vers la sagesse que la nature s’impose cinq mois durant. En fait, ils m’ennuient. Enormément. Je me demande comment un arbre dans ce décor ne meurt pas d’ennui. Un arbre à baume (aniba roseodora) ou un caoutchouc géant en Amazonie, là je dis oui. Il a une colonie de singe à demeure, des papillons que personne n’aurait osé dessiner, même sous acide. Tous les jours ouvrés sont remplis de drame, de sang, de sexe, de lumière et de pluie. Le soir quand il raconte sa journée à sa femme, dont il est fou amoureux, une orchidée géante et sophistiquée, une danseuse de samba hypnotisante et vénéneuse, il n’en finit pas. Le petit dernier des gibbons s’est fait dévorer par Yasmina la panthère. Elle y a à peine goûté. Je crois qu’elle s’aigrit, Yasmina, depuis qu’elle sait qu’elle ne peut pas avoir d’enfants. Hum ? Oui ma douce, je sais, mais on n’arrache pas la tête d’un nouveau-né avec les dents parce qu’on a eu ses règles la veille. Ah, les héliconius se sont envolés ce matin. Quelle beauté ! Quelle extraordinaire impression que ces milliers de confettis bariolés qui sont aspirés par le bleu du ciel. Bon, vous voyez un peu.

Maintenant le peuplier du bord de la nationale 19 en novembre, il parle de quoi à son voisin ? Oui, en plus la direction régionale de l’entretien n’a mis que des hommes tous les 50 mètres. Quand une pie fait son nid ça crée l’événement, un accident de voiture tous les deux mois pour ne pas sombrer dans un coma des sens. Au printemps, il se passe bien quelque chose, mais en hiver, je trouve cette langueur, cette uniformité aussi bien des couleurs que de la température, de l’ambiance humide et froide, la tête des paysans, la couleur de leurs voitures, la marque de leurs chiens, pitié, juste une noix d’imprévu que j’étalerai au maximum sur mon pain rassis.

Dans ce contexte, dans cette humeur, le soutien-gorge et le string rouge sang de mon top modèle qui s’effeuille devant moi dans le grenier poussiéreux, le parfum de ma comtesse aux jambes nues m’enivre et me subjugue. Fait-on plus l’amour en hiver, quand on vit à la campagne ?

Là dans cette ambiance grise, nous recréons le technicolor des sens. Elle joue à ne pas ciller pendant que mes mains redessinent les formes de son corps, en l’effleurant à peine. L’antinomie absolue entre les braises de ses yeux et le terne décor, la chaleur de sa peau et l’austérité des lieux, la douceur de ses dessous et le rêche tapis sous mes genoux, la lumière de sa peau et la pénombre du grenier, l’harmonie de ses formes et le bric-à-brac informe qui nous entoure encaqué de toiles d’araignées, qui appelle d’autres images, d’autres odeurs d’île déserte sur un méchant océan, d’oasis dans un désert de feu, de refuge douillet dans la tempête de haute montagne, du sourire d’une femme au parloir d’une prison. Ce week-end passera donc vite, avec tout autour de la maison ce calme campagnard comme faire valoir à nos étreintes incandescentes. Le silence dehors, à peine perturbé par le vent dans les peupliers en réponse aux gémissements de ma lionne (elle gémit, comme une porte qui grince. C’est plutôt drôle, imprévu, mais elle m’a dit que c’était à prendre ou à laisser. Moi qui pense que rien n’est sérieux, je suis servi.)

Mais faut pas croire qu’on ne fait que l’amour pendant ces retraites volontaires. On boit aussi. Beaucoup. On refait le monde devant le feu qui crépite. On joue notre rôle d’adolescent, vous savez, comme au début des films d’horreur, la bande sympa de gentils jeunes gens. Après on zappe sur le porno. Le film gore, ça me fait peur. J’aime pas.
Pas de révolutionnaire, d’anarchiste dans le groupe. Tout le monde tend à s’insérer dans la société qu’il pressent pourtant comme une gigantesque machine à broyer nos rêves. Je m’accroche aux épaules de ma comtesse. Ça aussi ? Ces promesses d’amour éternel, elle serait capable de nous arracher le parchemin signé de le déchirer devant nous ? Non. Je m’accroche à ses épaules et au souvenir de cette après-midi, de ce tissu rouge sang sur cette peau lisse et douce. Doit on être servile, et baisser le joug simplement parce que d’autres l’ont fait ? Non ! S’écrie le chœur, qui s’échauffe artificiellement à coup de cognac de mauvaise qualité.