Catherine Estrade
     

                  La Limite - Chapitre 4 et5


 
Chapitre 5

 
 
Blancs devant lui, il aurait voulu écarter les bras pour limiter les flocons. Il ne croyait pas qu’il pouvait le retrouver dans ce noir scintillant, trop de lumière dans les yeux, trop de larmes. Il ne pouvait pas crier, un reste de conscience l’en empêchait. Alors, il avançait.
 
Il ne sait pas ce qui l’arrêta. Peut-être une question.
Il sentait l’odeur des foins des années d’enfance, de leurs grands-parents voisins, des journées de course dans les bois et des cabrioles, corps mêlées dans la chaleur de la paille.
 
Et du demi-tour, sur la route de Gao, vers cet homme sombre.
 
François avait dirigé tous leurs jeux d’enfants, Thomas n’y voyait ni contrainte, ni souffrance. Il le laissait aiguiller les heures de liberté. Mais lorsque le temps était venu, Thomas partait et n’écoutait plus les injonctions de son ami. C’est ainsi que François abandonner sans rien dire.
 
Ce jour-là, François n’avait pas suivi, il avait fait demi-tour, sans l’écouter, il avait décidé seul. François était joueur. Et curieux. Thomas n’aimait pas cette curiosité, elle le mettait mal à l’aise, elle développait dans son écrin secret des envies de recroquevillement, des renaissances de timidité enfouie. Elle démontrait son inaptitude à vivre, et lui rappelait que c’était François qui faisait bouger les pulsations de son corps. Elle le rendait dépendant. Il ne savait pas s’il aimait ça. Il aimait François.
La voiture avait légèrement dérapé sur la latérite, les laissant tanguer quelques secondes. L’homme ne bougeait toujours pas, il regardait dans leur direction sans aucun signe, aucun mouvement.
 
« On dirait une grosse quille, tu te rappelles notre période bowling ? »
 
Thomas ne répondait pas. Les rides de son front se faisaient plus consistantes, ses doigts agrippés ses cuisses, ses yeux étaient clos jusqu’à la douleur.
 
« Je pourrais me prendre pour une boule et rouler pour le faire tomber, non ? »
 
Thomas ne voulait pas entendre, pas comprendre, il ne voulait rien dire. Ses joues lui faisaient mal, sa peau lui faisait mal. Et François continuait et riait.
 
Ils avaient 10 ans, c’était l’été, il faisait chaud. Ils étaient partis à la piscine polyvalente de la petite ville qu’ils partageaient. Elle était fermée, mais la rivière était proche. François avait poussé Thomas à le rejoindre dans l’eau, là où se déversaient les cloaques municipaux. Thomas avait divagué, plusieurs jours, allongé dans son lit, le ventre tordu de lancement régulier, la tête envahie de clameur brûlante et la solitude des mensonges avec lui.
 
 
Il avait rajusté son manteau sur les heures de fièvre. La neige avait cessé sa longue et interminable invasion. Quelqu’un le bouscula, il devait aller plus loin. Il ne savait pas où, il avait oublié, ou plutôt il se souvenait.



 

 
Chapitre 6

 
 
  « J’avais tant de brûlure en moi. Je perdais le lien entre elle et cette piste sableuse. Cet homme tendu face à nous, François, à côté, les mains sur le volant, le visage flamboyant d’insolence. Ma colère semblait avoir pris des routes transversales, celles des fièvres passées.
Mon corps entier craché les échardes engoncées dans les mémoires anciennes. J’étais la rage, j’étais l’éveil, l’aube qui se lève. Je ne sais pas si j’étais moi ou si je m’étais égaré. Je sais seulement que ce jour-là, dans la moiteur, je te haïssais, pour la première fois, je te haïssais. »
 
 
C’est le froid qui a calmé les tremblements, curieusement. Le froid qui s’installait de plus en plus insistant.
Thomas avait repris sa marche. Il écoutait le craquement de ses pas sur la neige, attrapait du regard les brouillards échappés de ses lèvres.
 
La maison était proche, il allait ouvrir le portail vert, mettre les clefs dans la serrure gelée, poser son manteau sur le cintre, lancer une à une ses bottes contre le mur.
Il allait effectuer chaque geste répété chaque jour.
 
Il ouvrirait le bar, se servirait un alcool fort, et puis un autre et encore un autre jusqu’à la flottaison périlleuse de son corps.
 
Il s’allongerait dans sa chambre grise, dans ses draps gris, se dirait qu’il est mort mais visible et que ça fait de lui l’exception. Il se dirait aussi qu’il est tout sauf une exception, qu’il est l’insignifiance, l’invisible saveur.
 
Mais il devra, obligé, aller jusqu’au bout. Reprendre la piste, sentir la tiédeur sur sa peau, retrouver le désir et la haine.
Pour une fois, il n’attendra pas que François lui dise. Pour une fois, il avancera jusqu’à la limite, seul.
 
« Je regarde le plafond, j’ai les yeux lovés sur les aspérités des couleurs tristes. J’attends que les images reviennent, qu’elles détruisent à jamais les rêves que je construis pour continuer à vivre. J’attends à la limite des bornages de la folie mais je ne sombre pas, pas encore, pas tout à fait. J’attends que les images reviennent. Je reprends la piste près de toi, je reviens vers des passés qui bâtissent les futurs, ceux à effleurer ton audace et ton indifférence. Je repars de là et je regarde. »