Catherine Estrade



                            La limite - Chapitre 7 et 8

 
 Chapitre 7

 
 
Ils avaient laissé l’océan.
Après les fêlures, les oublis avaient pris le pas sur les abandons, sur le souvenir. Les préparatifs du voyage comblaient la lourdeur des séparations.
Thomas disait « la fuite ». François s’amusait de ce mot, lui trouvant des résonances héroïques.
 
Des cartes, des boussoles entassées sur la table, des livres ouverts et des perspectives sur l’imaginaire. Ils s’appropriaient le désert en traçant des synopsis colorées, accordés leur envie aux présences matérielles des objets amoncelés.
 
François piaffait, domptant les heures et les jours, vivant chaque seconde comme un pincement qui ne cesse pas. Thomas, lui, savourait, les frôlements, les mains proches, les sourires échangés. Thomas était là où son désir le voulait, à l’intérieur même, Thomas rêvait, un rêve vif, celui des instants passés près de François.
 
L’agence de voyage, le regard de biais de la vendeuse et un geste entendu qui donnait du plaisir à Thomas. François ne voyait rien, il naviguait sur une mer de sable. Il quittait le giron d’une blonde désespérante. Mais il s’accrochait parfois à la pensée des caresses disparues. Thomas écoutait, supportait, Thomas jouait Thomas.
 
 
Paris, l’avion, l’aéroport de Bamako. Et les chocs des latérites poussiéreuses, les chocs des corps noirs sur la blancheur factice, les chocs des curiosités d’amour de Thomas, les chocs des musculatures de femmes languides, le choc et l’Afrique.
 
Ils avaient négocié une vielle 404 dans un garage sur les rives du fleuve. N’avaient pas voulu de guide. François était Barth, Park et Caillé, François se plantait dans les raideurs des découvertes passées. Il faisait son voyage seul, Thomas suivait, humide de chaleur, embarrassé.
 
François se déplaçait avec l’aisance de ceux qui n’ont peur de rien, plaisantait, apprenait la langue, partageait le thé avec des gardiens bavards. Thomas recevait des vapeurs de regrets, des questionnements incessants, il se faisait tordre par les énigmes, il s’enfonçait dans un silence noir, dans une frayeur originelle qui le plaquait sur les miroirs de ses incompétences.
 
Après que ses mains eurent goûté les peaux sombres, François décida qu’il fallait partir.
 
Le lendemain, sacs à dos de circonstances, l’un couronné de bonheur à vivre, l’autre amaigri, anéanti, ils laissèrent Bamako.
 

« La route était la trajectoire d’une existence, elle était longue et belle .C’était la route de François. »
 
Là, dans la grisaille des murs de sa chambre, Thomas tatoue de son regard les stigmates des roues sur le sable. Bientôt, ils seront à Tombouctou, après ils quitteront Tombouctou.
 
Et après…


 

 
 Chapitre 8

 
 
Il griffe sa peau, il dépose là sa colère, pour y échapper. Mais elle s’installe, se multiplie, elle prend des sentiers de non-retour, se nourrit des passés, des fièvres, des filles,  vit, vibre. Il ne peut pas la taire, elle est restée trop longtemps dans les replis, elle veut respirer, elle veut se montrer, elle veut faire et agir.
 
François accélère, droit sur cet homme silencieux qui semble n’attendre que cela.
 
Au fond, Thomas sait bien que son compagnon ne fera pas ça. Il sait qu’il ne cherche qu’à s’amuser de ses peurs. Thomas voit la lueur de mépris dans les gestes provocants, Thomas voit la morgue, Thomas voit l’arrogance dans le rictus de la bouche. Thomas ne voit plus la tendresse.
 
Tout va si vite, la rage prend la main de Thomas, la dépose avec force sur le volant, arrache la direction prévue, détourne les intentions premières.
 
Tout va si vite, le véhicule valse sur le sable, cabriole sur la latérite et relâche ses adhérences à la route. Il dérape, se cabre, s’élance là où il ne devrait pas, se bouscule à droite, à gauche, et finit par se torsader dans une danse assourdissante. Thomas cogne les abords de ferraille, laisse son corps aller là où il veut, Thomas laisse faire.
 
Arrêt.
 
Là, de l’autre côté du pare-brise éclaté, dans le vol de poussière qui descend, l’homme regarde, il a une expression étrange dans les yeux, de l’apaisement ou quelque chose qui y ressemble. Mais il ne voit pas Thomas, son visage éraflé fixe l’autre flanc.
 
Près de Thomas.
 
François ne bouge plus, il a gardé sur les lèvres la mou de suffisance d’avant. Le sang coule, rouge, évidemment. Il flâne sur les vallons du front, sur l’arête du nez, et s’engouffre dans la bouche ouverte sur un mot inachevé. Plus de souffle.
Il est assis, en attente.
Ses yeux sont fermés parce qu’il savait déjà, François savait tout.
 
Le moteur s’est tu. François aussi.
 
Il y aura la police, les villageois, l’homme toujours si droit, les papiers, les explications, les compromissions, les bakchichs, les mensonges.
 
Il y aura l’avion et le cercueil scellé, la famille, les larmes, les explications, les mensonges.
 
François est mort. Thomas l’a tué.