La chronique de Emmanuel Normant
 



 
               Un week-end à Zuydcoote

 

Je reviens ce soir me glisser sous tes draps pour te parler de mon week-end. C’est complètement nul, j’en conviens aisément, mais, comme disait Alfred,

Aimer est le grand point, qu'importe la maîtresse,

Peu importe le flacon pourvu qu'on ait l'ivresse.

Je ne suis pas un grand fanatique d’Alfred de Musset, mais je dois reconnaître que le bougre a mis le doigt sur quelque chose de grand.

Mon week-end commence mal : Colombo est mort ce soir. Ça m’a fichu un coup. Qui donc maintenant va décrypter toutes ces énigmes sherlockolmesques ? Et qui pourra, un doigt sur le front, tripotant un cigare anémique et proférant le célèbre  « oh... one more thing » nous propulser au cœur de l’action ? Non non et non, ne compte pas sur moi, je suis débordé, je ne sais même plus où j’ai mis la liste des courses. Pour revenir à Colombo, une énigme lui survit, qui restera entière : Quand on demandait a Peter Falk quel était le prénom de Colombo, il répondait invariablement : « Lieutenant ». 

Mais revenons à mes courses. Une de mes corvées hebdomadaires dont la pénibilité vacille sur le dernier barreau de l’échelle sensée la mesurer.

Corvée, donc, qui consiste à remplir un énorme frigidaire avec toutes sortes de denrées plus exotiques les unes que les autres. Celles-ci seront pillées, saccagées, hic et nunc, par mes rapaces fondant sur le frigo en un piqué vertigineux, pour rapporter dans leurs aires respectives un saucisson, le guacamole, un schweppes.

 Je ne sais pas très bien pourquoi, mais le jour du Seigneur, à l’heure de la messe, un instinct bestial et primitif m’enjoint fermement de sortir le gourdin et d’aller brutaliser ci-là un mammifère plus malingre que moi qui servira d’apport protéique à ma nichée. Le nombre de mammifères physiquement plus faibles que moi, comestibles et qui se peuvent encore braconner restant assez modeste, il me faut enfourcher ma rossinante et, les oreillettes de ma chapka flapotant dans le cou (la vitre côté conducteur est coincée), m’élancer sur la toundra venteuse de par chez nous, rôder, pour enfin repérer dans la grande plaine un troupeau de caddies glandouillant sur un parking où paissent mollement des mammouths monstrueux utilisés par ici pour se déplacer. Je crois t’avoir déjà entretenu de la mollesse du trafic bostonien. Je n’y reviens pas. Je n’en reviens d’ailleurs toujours pas non plus. J’étais donc récemment absorbé par cette tâche ingrate qui consiste à remplir un caddie alors qu’on n'a pas faim, quand mon portable sonna. Tiens, me disais-je, c’est étonnant que mon portable sonne, puisque je n’ai pas de portable.

L’antienne électronique rappelait fort à propos que la mission était de toute évidence impossible.  Pour me donner une contenance, je farfouille dans mes poches au moment où la dame au rayon « comment rester obèse sans même s’en rendre compte» sort le sien pour inonder de mots ce qui devait être un petit-tupperware-pour-les-mots-de-ma-femme, son mari sans doute. Avait-elle tous ces mots déjà en stock quelque part, qu’elle déversait comme un supertanker dégaze en haute mer, sans conviction ni remord, ou était-elle en flux tendu, en réponse automatique ? T’en penses quoi, toi ?

Bref, Tom Cruise a de la chance : sa mission est certes impossible, mais au moins est-elle explicitée clairement, sur une petite bande magnétique en tous points similaires à celle sur laquelle – il y a maintenant bien longtemps - un chanteur anglo-saxon m’expliquait en boucle que non, Roxanne n’avait pas à mettre cette robe ce soir. J’étais bien content pour Roxanne, qui n’avait pas à faire le tapin, même si les raisons de ces vacances inopinées ne me parurent jamais bien claires. Bien. De Tom Cruise à Roxanne, il semblerait que le fil ténu de mes pensées se soit  perdu dans un embrouillamini pitoyable. Reprenons.

Au premier abord, ma mission, contrairement à celle de Tom, n’a rien d’impossible : il s’agit de déposer méthodiquement dans mon chariot des articles cueillis sur les étagères du magasin. Puis, d’un geste satisfait, rayer lesdits articles de la liste. Là où les choses se gâtent c’est que je ne trouve pas la moitié des articles décrits sur la liste. De sombres nuages se pressent dangereusement autour du rayon lessive : « Tu ne prends pas la bouteille bleue à carreaux, hein ? Ca pue, tu prends la rouge, avec le bouchon jaune ». Problème : je suis devant un mur de bouteilles bleues à carreaux, pas le moindre bouchon jaune.

Un autre problème, indubitablement plus ennuyeux que le bouchon jaune introuvable, c’est que la liste est restée à la maison.

Ma mission ne s’autodétruira donc pas dans les dix secondes, à moins qu’un adolescent maladroit n’autodétruise ma maison, ma cuisine, le plan de travail et la note qui est restée dessus. Ma mission ne commencera jamais.

Je devais donc me concentrer sur cette question terrible : c’est quoi déjà qu’elle veut que je ramène ? De l’assouplissant pour la viande ?

Le tilt se fit devant le rayon des boissons gazeuses, rayon loufoque ou des couleurs et des goûts qui n’existent pas se disputent l’attention du chaland : Il faut ramener des bandages, de l’antiseptique et de la morphine pour mon grand enfant qui s’est fracassé le genou sur un rocher à une heure du matin, hier soir. Comment ? Pourquoi ? Que faisait-il à courir sur des rochers à une heure du matin ? Moi non plus.   

“C’est pas trop grave : on voit pas l’os”

Cette remarque, frappée au coin du bon sens, émane de mon enfant, un professionnel de l’entaille profonde, assis à côté de moi, dans la salle des urgences, le fameux ER. Fameux pour des millions de téléspectateurs hébétés qui ont suivi la série télévisée éponyme relatant de prétendues relations autant sexuelles qu’improbables dans ces fameuses salles d’urgences. Moi qui les fréquente très souvent, je peux témoigner que non, les infirmières américaines ne hurlent que très rarement  « mets la, oui, ah, garrrrl ». Enfin, moi, je n’ai rien entendu.

Fameux aussi pour toi qui me lis,  et te lasses sans doute de ces diatribes antiseptiques.   

Il est assez difficile de décrire l’attente. Il faudrait que, dans un travelling très lent, je passe sur les géométries du linoléum, avec cet étrange losange bleu, engoncé dans une sorte de série de cercles marronnasses et concentriques, et remonte sur le mur, suivre les lacis de dessins poussiéreux.

L’infirmière est entrée et ressortie sans rien dire. Il est un axiome, un quasi-dogme, qui propose que d’une manière générale quand un docteur, un garagiste, ou un plombier ressortent sans rien dire, il va se passer quelque chose de désagréable quand ils réapparaîtront. L’axiome avait raison. Sandra, c’est marqué sur son sein gauche, est revenue avec une brassée de bitoniaux tous enveloppés de plastique, stérilisés, aseptisés.

-Il fallait venir immédiatement à l’hôpital, c’est tout cochonné maintenant, va falloir y aller au karcher, marmonne t’elle.

Et finalement, en cherchant bien, Thomas avait tort : on voit l’os, on ne voit même que lui. Quand il y a un os, on amène le chef des os. Le type, comme tous les chefs, tripote un peu « et là ? Oui ca fait mal. Aussi ici ? » Aussi, oui. Mon Thomas est tout blanc. Et comme tu as suivi ses pérégrinations urgentières depuis maintenant longtemps, tu sais que ce garçon, quand il s’agit de résister à la douleur, est un gladiateur. Je crois qu’ils pourraient le recoudre sans anesthésie.  

Tout ça s’est fini au MacDonald, le frigo était vide, le genou de mon fils enturbanné comme un mollah le jour de l’Achoura.

Voila. Une petite tranche de ma vie.

Mon ami Jim Harrisson m’a dit ce matin : Ne pas avoir de mémoire est une chose, ne plus avoir de souvenirs en est une autre. Je ne t’embrasse pas, je ne sais plus pourquoi parce que je n’ai pas de mémoire, mais je me souviens pourtant que c’est dommage, c’était, dans mon souvenir, très agréable.

 

 

 






 
 
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