La Chronique d'Emmanuel Normant   



               Art



 


Mon cerveau fonctionne comme un grenier, pour autant qu’un grenier fonctionne. Des mots s’y accumulent sans cesse, qui subissent rapidement l’amertume de la solitude et l’humiliation de l’oubli.  Périodiquement je monte à l’étage, m’effraie de tout ce bazar, bricole quelques cartons à la hâte et envoie tout ça loin, chez toi par exemple. Une fois l’an, je fais les comptes de ces mots dissipés au vent de l’oubli, je répertorie, je classe, je numérote, je calcule, divise et retranche. Me voilà à la tête – me croiras tu – d’une centaine de pages, dix-sept chroniques, il va falloir que je m’organise. Dans mon grenier, le Gardien de la dump, les contractors, mon plombier, mon dentiste, le Boucher Mandchou, sont accoudés à la table de poker, avec le racoon qui cache ses bavouillis de rage dans un nuage de fumée d’un cigare de mauvaise qualité. Au fond, je crois apercevoir deux grands yeux noirs qui regardent, amusés et un peu tristes. Le coyote du cimetière fait la cour à Shaheen, ma coiffeuse, Hanna, Irène et Sandy, coiffés avec un pétard et un peu bruyant, parle de leur grandeur passée, WBUR ronronne, le monde selon moi.

Mon cerveau a ses raisons que la raison ne connait point, on l’a dit, passons donc au sujet du jour, autrement intéressant, et parlons Art. Ma moitié, l’intelligente, a récemment pris le taureau de l’hébétude par les cornes, des tickets de théâtre par poignées, des passes mensuels de cinéma, des abonnements, je suis membre de la moitié des Sociétés Artistiques du coin.

Jusqu’à très récemment, le mot « opéra » restait pour moi un moyen mnémotechnique astucieux pour me bien souvenir que l’oxydation est une perte d’électron à l’anode, et par le fait, la réduction est un gain d’électron à la cathode, je ne sais pas si je suis très clair. Mais l’opéra, découvris-je, est aussi un gigantesque bâtiment sur Broadway, le Lincoln Center, où l’on jouait Le « Nez » de Nicolas Gogol. Gogol est, d’après moi, le plus grand écrivain russe de tous les temps. Il surpasse les tortueuses introspections de Dostoïevski, les élans épiques de Tolstoï, les guimauves romantiques de Tourgueniev, les constats politiques de Soljenitsyne. Même Pouchkine. Bon, d’accord, peut-être pas Pouchkine, faut pas charrier. Et ce pour une raison simple : Ce type, Gogol, est totalement barré. Il a écrit beaucoup de nouvelles, dont l’une, Le Journal d’un Fou, est restée sur ma table de nuit sans doute un peu trop longtemps. Le Nez, est l’histoire d’un quidam qui un matin se lève sans son nez. Le Nez de Gogol mis en opéra par Chostakovitch, un garçon qui a franchement abusé de substances prohibées, fut donc, qu’on s’en souvienne, le premier opéra de ma vie. J’adore l’opéra.

Déambulant dans les rues ventées d’un matin clair à Manhattan, j’ai poussé jusqu’à la cinquième avenue pour rencontrer pour la première fois La Jeune fille à la Perle, de Vermeer. La Jeune Fille à la perle, c’est l’histoire d’une jeune femme qui se retourne et te regarde, un peu par hasard, elle esquisse un sourire. Pas tout à fait. Elle te fixe, un instant, mais elle est lointaine, son regard t’effleure, passe à autre chose. Son regard est un espoir futile qui ne cesse d’intriguer depuis quatre cents ans n’importe qui le croise.
Opéra, peinture, on fait des progrès certains. Mais il faut que je t’entretienne toutes affaires cessantes d’un autre événement qui a changé ma vie : J’ai été voir « en attendant Godot » une pièce de Samuel Beckett. Ce type plante deux clochards sur une scène de théâtre, pratiquement aucun décor, leur colle un texte d’une simplicité déconcertante, et atteint le cœur du problème existentialiste, en gros, qu’est-ce qu’on fout là. Je suis conscient d’être un peu esseulé, mais il me semble que c’est la seule question qui mérite attention.
Tu as raison, foin d’existentialisme, revenons à nos moutons.
A nos musaraignes plutôt.

Il fait noir, il fait tôt, il fait froid. Je descends faire le café, parce que c’est l’heure de faire le café. Et voilà Madeleine. Deux immenses yeux noirs, au milieu d’une fourrure ridicule de petitesse. Elle n’est pas grande comme la phalange de mon pouce, elle trotte, au milieu de la cuisine, tout à la découverte d’un monde nouveau.

Depuis une semaine maintenant Madeleine prend ses aise, elle nous rend visite le soir, trotte à toute berzingue, minuscule automate de fourrure qui traverse comme une bombe le salon, s’arrête net au pied du canapé et me regarde. La tête en l’air. Tu m’aimes ? Rassurée par mon hochement de tête, elle repart sous son canapé, il y a un reste de chips ce soir.  Elle est adorable, elle pique des cent mètres, elle pile, se retourne. Tu m’aimes encore ?

Madeleine, Madeleine, sais-tu bien chez qui tu es ? Le docteur Mengele des souris, le grand Bourreau, et toi, tu trottes, Anne Frank au Berchtesgaden. Je ne sais pas si tu es au courant, mais le rythme cardiaque des mammifères est inversement proportionnel à leur taille. Madeleine doit carburer à 300 pulsations par seconde, elle est erratique, enfantine, burlesque. C’est un film en noir et blanc des années trente. Malheureusement, elle s’est mise en tête d’appeler Marcello, son ami. Son ami en tout bien tout honneur, Madeleine est une jeune fille romantique, un peu prude peut être. Et me voilà avec deux musaraignes dans mon salon, et que ça papote, ça gambade. Le père Marcello, je l’aime bien, mais je n’ai qu’une confiance très relative. Tout bien tout honneur ça va un temps, mais on va bientôt accueillir les fruits d’une relation consommée, ruminais-je. Il faut faire quelque chose. Madeleine vient de se précipiter sous la poubelle, une cacahuète sans doute. Mais elle coince sa queue, qui maintenant dépasse, elle couine. Ni une ni deux. Madeleine, c’était impossible entre nous, reconnais le, je saisis la queue, sors dans le jardin et expédie Madeleine par-delà la barrière. Quant à Marcello, je voulais aussi le faire sortir, shoo, shoo, dehors Marcello.

Mais il entrave que dalle. C’est le problème avec les animaux, ils sont gentils, mais ils ne comprennent rien.
Je l’ai tué. Je suis une ordure.
Et comme la jeune fille à la perle, je croise ton regard un instant, et je ne t’embrasse pas.