La Chronique d'Emmanuel Normant   




                   Gauche Caviar



 

La jeune femme se penche vers moi, ses cils battent l’air puis s’envolent, laissant place  à deux braises incandescentes : Do you want a pajama Mister Normante ?

On se connaît ?

Je m’étais assoupi. Je suis dans un avion. C’est donc une hôtesse de l’air. Mon boarding pass, tout chiffonné dans ma poche revolver,  indique 2C - FIRST. Il stipule également que je suis sur le Chicago – Shanghai de American Airlines.

Qu’est ce que je peux bien foutre dans le fauteuil 2C, que dis-je le fauteuil, le divan, le lit, du vol  Chicago – Shanghai ? Pour être honnête, en face de ce regard de braise, ça n’est pas bien clair pour moi non plus. Je me devais, il m’en souvient, d’aller voir des chinois en Chine.  Je me souviens aussi que mon avion faisait une escale à Chicago, ce qui explique – on avance – l’origine et la destination du vol.  Je devais aller voir des Chinois, en Chine donc, parce que je travaille avec eux depuis 6 mois, mais que je ne connais d’eux que leur adresse emails et leur numero de téléphone. Et que rencontrer des gens face-à-face c’est important, surtout si les gens sont jolies. Après ça a un peu dérapé, comme on y allait avec le grand chef, bon, ben, en Business alors. Et puis “on” m’a surclassé en first, mais moi je savais même pas qu’il y avait une first. Quand mon chef m’a demandé quel siège j’avais, j’ai dit 2C, sans penser à mal. Il s’est à moitié étranglé, a regardé mon billet. Je crois qu’il aurait bien aimé que je lui donne mon siège. Mon siège je l’aurais donné à une femme, parce que j’aime bien les femmes, à un collaborateur, parce que je n’avais rien à gagner, mais à un chef, des nèfles. Pas bon pour l’avancement, sans doute.

Je refuse dans un anglais titubant le pyjama, mais j’accepte le Glenmorangie 24 ans d’âge.

Il me revient à l’esprit que nous sommes samedi 5 mai, et outre la commémoration d’une branlée mémorable des troupes françaises au Mexique, c’est jour d’élection en France. Je réalise alors que au moment précis ou le Jumbo 777 va m’arracher du sol avec mon fauteuil 2C-FIRST, à ce moment précis, je suis en train de voter par le truchement de mon adorable épouse, de voter pour François Hollande candidat socialiste à l’élection présidentielle française.

J’écris l’histoire, avec un grand H : je suis le premier first class – sauf peut-être DSK et Anne Sinclair – qui, tout en patouillant dans son assiette de caviar, glisse un bulletin socialiste dans une urne.

Je nage donc dans mon lit 2C, ainsi que dans une soupe capitaliste immonde. Je suis au pays du “Gagner plus pour Gagner plus”. Et je vois dans un semi-coma certainement lié à mon quatrième Glenmorangie 24 ans d’age, je vois Nicolas Sarkozy, vêtu d’une étrange chemise brune beaucoup trop grande pour lui, s’enfoncer dans un marécage d’inepties vomies par des sbires impassibles et appliqués.

- Un matelas ? c’est à dire Clara (elle s’appelle Clara, c’est marqué sur son sein gauche), mon amour, je ne sais pas, un pajama, un matress, oui, partons (ça c’est fait) envolons nous (ça, ça arrive).

Je me retourne, c’est mal-commode, je suis engoncé dans un fauteuil qui, après avoir actionné une manette, comme dans Transformer, se contorsionne autour de multiples axes plus ou moins parallèles à l’axe vertical pour finir plat, flat, pas bouger. 

C’est amusant comme une heure d’attente peut être vécue différemment dans les différentes parties d’un avion. Comme c’était prévisible à Chicago O’Hare Intl, l’aéroport le plus bordélique après JFK, le pilote nous indique que voilà, le vent a tourné, c’est désolant, et que la piste de décollage n’est plus du tout celle que nous tentions d’approcher depuis 20 minutes mais se situe, c’est ballot, à l’autre bout de l’aéroport. L’aéroport de Chicago O’Hare Intl est étendu comme la ville de Boston, et cette annonce plonge l’ensemble de l’avion dans un désespoir audible. 14 heures de vol, c’est beaucoup, mais si on rajoute des retards à n’en plus finir, on va bientôt compter en jours de voyage, comme au moyen-âge.  L’ensemble de l’avion? Non. Les hôtesses de la first class se sont déjà précipitées: Mister Normante (elles connaissent mon nom,c’est terrifiant)we have more time, would you enjoy some more whisky?Le gros problème que les nantis ont à gérer lors d’un retard au décollage ce n’est pas le vomi de mamie qui maintenant a peur, et veut sortir de l’avion – Mais non Tante Edna, c’est normal, il n’y-a-pas-de-bombe. Non le gros problème c’est : un sixième Glenmorangie alors qu’on est même pas sur la piste de décollage, c’est raisonnable? Visiblement je suis le seul à me poser la question :  tous mes compagnons de grosse fortune sont déjà en pajama, dans leur lit, à moitié ivre. Je note d’ailleurs que sur les 13 super riches en first (il y a 16 places, dont deux pour les pilotes, des métèques, peut être, mais faut pas déconner avec eux sinon tu finis comme sur le Rio – Paris)  il n’y a que des très blancs, vraiment gros, indubitablement vieux, irrémédiablement moches, terriblement riches.

Voila, on décolle. Ils ont tous remis leur fauteuils d’aplomb, et cette putain de gâchette qui résiste, je tire, je pousse, aie, ahanne, Isengrin pris dans les glaces, et la voilà qui se penche vers moi : Mister Normante, time to take off !, et m’éclabousse d’un sourire à la limite du harassement sexuel. Elle effleure le même bouton que je viens de poignasser comme un dément, et zip-clac-ching, me voila dans la position décollage.

J’ai failli appeler l’hôtesse: mon cracker vient de se casser net dans le guacamole. C’est insupportable. Mais le temps de chercher le bouton pour appeler Clara – comment fait-elle ? – elle se trouve devant moi, un autre glenmorangie à la main. Pour le cracker, ça va pour cette fois. Je suspecte qu’en first, ils saoulent leurs clients dès le décollage, pyjama, matelas,  lit, et si t’appelles tu vas finir par la prendre. La baffe, pas l’hôtesse.

Mais la danse recommence, maintenant c’est le linge, chaud, pour les rides, je crois, et puis les journaux. Dommage qu’on soit sur American Airlines, le choix est sommaire: le Financial Time, ou le Wall Street Journal ? Et libé ? N’osais-je pas demander. Pour ne pas me faire repérer j’ouvre le Financial Time, torchon ultra-capitaliste – la Nausée et les Mains Sales aurait dit mon ami Pierre. C’est fou, je devrais lire ce journal plus souvent, ils expliquent pourquoi quelqu’un qui n’est pas encore au pouvoir va tout saloper alors qu’un gougnafier qui vient de passer cinq ans à quand même pas mal déglinguer la machine, en pourrissant méchamment l’ambiance devrait rester au pouvoir parce que ça va “rassurer les marchés”. Je ne suis pas sur de comprendre qui est “Les Marchés” mais c’est un garçon particulièrement instable, à la limite de la schizophrénie.

Aaaah,au secours ! Elles sont plusieurs maintenant, elles attaques en meutes. Elles apparaissent toutes les trois ou quatre minutes, ça va devenir un peu pénible. Surtout que Clara a disparu, on l’a remplacée par du beaucoup moins bien. Pour manipuler mon fauteuil il faut au moins une thèse en engineering – que je n’ai pas – et je pivote, avance, recule, bascule au gré de la machine, comme sur ces automates de foires qui, après avoir englouti une bole de menue monnaie, se trémoussent au plus grand plaisir d’enfants hilares. Il m’aura fallu traverser tout les États-Unis et survoler maintenant le Pacifique pour trouver le bouton “bed”. Dans un gloussement de ressorts, la machine s’allonge jusqu’à n’être plus qu’une planche. Allongé dans mon lit, je demande si les trois hublots rien que pour toi, c’est pour voir trois fois plus. Je remonte mon siège, on mange, et Clara est revenue (en first, on lit dans tes pensées).

Il est 8h du matin à Shanghai, 8h du soir à la maison, midnight in Paris, et je suis au dessus du pôle nord. D’où cette question : Est ce que je veux du thé avec mes dumplings, ou plutôt une bière chinoise – très légère la bière, Mister Normante.

C’est marrant cette histoire de first class. Ca ressemble à ma vie. Je n’ai absolument rien à faire en first class, comme je n’ai absolument rien à faire avec les cerveaux du MIT ou de Harvard, je suis hors de propos. C’est pas la première fois d’ailleurs qu’on m’a surclassé dans la vie. Par exemple on m’a fait sauter mon CP. Je crois d’ailleurs que cette histoire de CP m’a déstabilisé à vie, mais passons.

J’ai fini par arriver à Shanghai, et à en repartir, dans un fauteuil minable de business, avec une dinde qui ne connaissait pas mon nom. C’est pas marrant de voyager en business. Quand je pense que mon prochain vol pour San Francisco est en coach, je frémis.

Je te snobe, je ne t’embrasse pas.