La Chronique d'Emmanuel Normant   




                        Xie xie



 
Je montre la carte de l’hôtel, le nom écrit en anglais surplombe un chiffouillis de petits bâtonnets qui sont supposés intéresser mon chauffeur, remonter le fouillis de ses sourcils et éclairer son visage gris d’une lueur d’intérêt. Rien. Le bonhomme retourne la carte, me regarde, et commence à parler, pointant son doigt griffu sur quelques bâtonnets qui posent assurément problème. Le seul mot que je connais en mandarin c’est xie-xie. On prononce chia-chia, et même, mon accent fait des progrès de jour en jour, chi chia, le premier « a » est pratiquement éliminé, mais il reste une sorte d’inflexion. Chié chia, presque. C’est dommage que je ne connaisse qu’un seul mot, je m’amuse déjà énormément, Monsieur Jourdain qui flapotte dans son bain d’ignorance.
Le problème c’est que xie xie ça veut dire merci. Je brûle d’essayer mon nouvel accent, mais si je remercie maintenant ça va provoquer de la confusion. Et de la confusion il y en a déjà pas mal dans la voiture. Je regarde la carte, je regarde mon bonhomme je lui explique en anglais, carrément, que je veux retourner à mon hôtel. Les sourcils remontent, quelque chose se passe. Peut-être ne connait-il qu’un seul mot en anglais : hôtel. Ça vaut bien merci. 
Je revenais du musée de Shanghai qui est à Shanghai. Je ne saurais t’en dire beaucoup plus, mon taxi a emprunté un dédale de grandes avenues, de ruelles, j’ai craint un instant que cette escapade ne me coûte un rein ou un œil. Réflexe raciste, empreint de dédain, ces gens ne sont que des voleurs,  capables de tout pour quelques yuans. 
Le Musée National Chinois de Shanghai est un endroit froid, grand, gratuit, gardé. C’est un polaroid des années de plombs de la dictature. Une image très réelle de ce putain de grand bond en avant. Je ne sais pas qui a bondi, qui a été de l’avant, mais l’autodiscipline des gens dans la rue ou dans le musée semble être inspirée par une surveillance invisible et persistante. Si tu ne traverses pas dans les clous, on va t’apprendre à traverser la rue pendant 15 ans à Chifeng, en Mongolie inférieure, où – tu vas rire – il n’y a pas de rues. La Chine, on dirait, c’est compliqué. Il n’y a pas vraiment de gangue totalitaire visible, on n’est pas en Corée du Nord. Le business fleuri, avec lui les Mercedes brillantes comme des corbeaux et les taudis amoncelés sous les tentacules emmêlées des échangeurs d’autoroutes. Amusamment, la dictature chinoise d’aujourd’hui est tout connement la dictature du capitalisme, comme chez nous, mais en plus sauvage. Si, on peut.
Le musée est un grand carré, trois étages, quatre ailes à chaque étage, chacune exhibant les trésors des dynasties chinoises passées, des trucs incroyablement sophistiqués comme une dent de tigre sculptée, le type y raconte sur une seule dent deux mille ans d’histoire des Tang. Pendant que nos parents celtes se battaient dans la boue à coups de serpes, et croyaient comme des crétins que le gui soignait le psoriasis, ces mecs – tous jaunes qu’ils fussent – bidouillaient déjà des canons et inventaient l’homéopathie.
 
Mon chauffeur m’a ramené à bon port. Ma chambre est au 70ème étage, la fenêtre n’est qu’une gigantesque baie vitrée. Je me suis fait peur en sortant de ma douche, j’ai cru que j’allais rater la marche, deux cents mètres de marche.
Je me demande si ce halo de dictature dans les rues de Shanghai n’est qu’une persistance rétinienne que j’ai amenée de mon occident natal. Je me demande aussi si les bulles vacillantes dans le liquide ambré contenu dans cette flute que je tiens à la main ont quelque chose à voir avec celles, puissantes et chaudes, qui labourent mon dos dans le jacuzzi du 80ème étage de l’hôtel.
Tellement de questions compliquées.
A propos de questions compliquées, j’ai celle-là aussi.
Le problème avec les médailles, c’est qu’il faut un plus gradé que toi pour te la remettre. Si tu es promu Commandeur, il faut un Grand-Croix, ou quelque chose comme ça. Or des Grand-Croix, y’en a pas des barriques. Un soldat avec des aplats de médailles, un ministre, un évêque, on pourrait peut-être chercher, mais ça ne lui plait pas trop. Finalement il a demandé à son copain Yves. Yves Chauvin, un Nobel. Evidemment quand tu es Nobel, tu récupères, comme le valet d’atout à la belotte, le pli, dix de der, et la crémière en sus, tu collectionnes les médailles. Bref il a attiré Yves avec des arguments sérieux : « y’aura du pâté de chevreuil de ma sœur Claude, avec du bourgueil, et du gamay, aussi», Yves est venu, et a remis le cordon. 
Je crois que le poids du père se fait dramatiquement plus pressant au fur et à mesure que le bougre entasse médaille sur médaille. Récemment, j’étais content, je signais un papier dans Leukemia, un journal de science qui parle de lymphomes dégueulasses, bon, quand même, Leukemia, c’est pas mal. Et, paf, Commandeur. Ce qui serait bien, c’est que ces crétins de pharmaciens me donnent une médaille, une petite, je sais pas, l’ordre des pharmaciens-à-l’étranger-qui-pipotent-dans-le-noir ? Ça n’existe pas ? Pas encore ? J’attendrais.
 
Mais laissons les chinois en Chine, les médailles dans leur coffrets de velours, et revenons à notre frelon.
Durant cet été chaud, où même la Corse fut l’objet d’assauts virulents de pluies, de tonnerres et d’éclairs si peu autochtones, durant cet été chaud, j’étais très émollié. Pour pallier à cet état délétère je me regroupais le plus souvent possible autour de l’abreuvoir, et restais bien serré ensemble, avec les autres, comme le font tant d’autres mammifères.
Durant ces vacances françaises, je m’aventurais au Béarn, à Paris, mais aussi en Corse. La Corse, un vallonnement, dans mon souvenir, de seins merveilleux brulés par le soleil violent d’un amour sans limites : J’y étais avec Elle en ces années ou la gauche française au pouvoir, il n’y avait pas le moindre T-95 russe sur les Champs Elysées, mais, dans les hôpitaux, des tas de poches de sang contaminés par le VIH. On attend des chars, on se bat avec un virus, une métaphore de la vie.
 
C’est tout moi. Je viens te parler du frelon corse, je pars en Chine, m’empêtre dans les médailles de mon père, et me voilà à court de temps pour te parler du frelon.
T’embrasser, mon abeille, mais tu n’y penses pas ? J’ai 10 inches de neige à dégager de mon driveway avant qu’il ne vire en iceberg.
Dieu xie-xie, les remous de mon jacuzzi du 80ème étage m’ont remis mon dos d’aplomb, je pète le feu.