La chronique de Emmanuel Normant
 



               Une brève histoire de temps


 

Finalement, ils ont retrouvé Jonas. Cet animal est un romanichel. Il avait squatté en bas de chez moi, au fond de la Hudson River, et puis avait disparu pendant deux ans, peut-être parti faire des petits du côté de Saint Domingue. Ils l’ont retrouvé a Staten Island. Retrouvé, tu parles. Il a sauté comme un cabri de vingt tonnes devant un bateau de pêcheur. Ça surprend, mais ils l’ont vite reconnu : c’est Jonas ! C’est Jonas ! Criaient-ils tous.  J’espère qu’il va venir me voir, Jonas. J’aime bien les écureuils, mais je crois - nous en parlâmes récemment - que je préfère les baleines.
 
Mais c’est assez, cétacé. Je viens te réveiller, mon dahlia noir, à des heures indues, pour – justement – te parler d’heures indues.
 
Mon espace-temps s’est récemment distendu, courbé, Albert avait encore raison. Je me croyais à la maison, qui n’est plus à Boston, alors que j’arrivais à Stockholm, ou était-ce Melbourne, ou peut-être Paris ? Etions-nous demain ? Ne serons-nous jamais encore hier ? comme s’interrogeaient toutes les unes des kiosques parisiens à propos de ce fameux 12 juillet 1998. Il est étonnant de constater avec quelle versatilité le temps s’immobilise, musarde, glandouille, et, comme pour se rattraper de sa propre perte, repart en trombe, nous laissant encore hier alors qu’on est demain.  
 
Bergson en a fait toute une histoire, décidément ce garçon est sur tous les fronts, du rire aux mathématiques, jusqu’à la métaphysique du temps qui passe. Bergson s’immisce dans la controverse en pinaillant sur la différence entre le temps et la durée. Le temps est mesuré instantanément, il est objectif. La durée, perçue par l’individu, est le temps « réel », subjectif. Que les secondes sont parfois longues… Ce temps réel, c’est celui que mesure notre conscience, pas notre montre.
 
En commençant cette histoire je me savais déjà fâcheusement distancé, regardant, impuissant, le palimpseste de ma mémoire recouvrir de couches diaphanes d’aventures toutes plus improbables et extraordinaires les unes que les autres, le peu de souvenirs que j’essayais maladroitement de thésauriser. Le temps filait, la durée aussi. Plutôt que d’essayer de rivaliser avec des succès indéniables, Les Aventures Extraordinaires de Jules Vernes ou d’Adèle Blanc-Sec, ou de rédiger un pensum des aventures extraordinaires d’un été sur la terre dans la vie de garçon lunaire, pensum dont la pénibilité vacillerait sur le dernier barreau de l’échelle sensée la mesurer, je me suis dit que, pris de panique devant cet amoncellement de notes et grabouillis divers, je pourrais, a minima, tout déverser là, en vrac. Le temps d’un été.
 
 
43 minutes. Un ascenseur surchauffé, le 14 juillet à minuit, qui n’en peut plus mais, et hoquète entre le rez-de-chaussée et le premier étage, au prétexte assez léger que les huit passagers, dont ton serviteur, représentaient plus de 640kg de chairs humaines. Le Manitoba d’Hergé ne répond plus. L’ascenseur non plus. Le préposé aux crétins coincés dans un ascenseur nous crachouilla dans l’interphone qu’il serait là dans moins d’une heure. Bergson avait raison. Ce petit bout de temps, moins d’une heure, apparue à certains d’entre nous comme une éternité. Pour ma part, j’écrivais déjà cette chronique, j’étais presque étonné quand notre technicien passa la tête.
 
 
2heures. C’est la durée de la nuit à Stockholm, en été. Stockholm, c’est une histoire de couleurs. Celle de la nuit entre beaucoup de chiens et quelques loups, avec les ocres des bâtiments royaux, on se croirait chez Sissi, à Schönbrunn, qui se reflètent dans les eaux d’une mer qui tremblote encore, tout à la surprise de n’être plus de glace. Stockholm est construite sur des confettis, des bouts d’iles. Tu flottes entre le jour et la nuit, entre la mer et la terre. Et c’est un peu comme aux Marquises, le temps s’immobilise.
 
 
1 seconde et 6 dixièmes. C’est le temps que le A321 en provenance de New York, et surtout son pilote, jugea suffisant pour respecter la définition de se poser à Paris. A peine ses gommes brulées sur le sol parisien, les réacteurs rugirent de nouveau, pour repartir dans le ciel. Un tour au-dessus de Paris, on rejoue. Je crois que le pilote devait finir un texto à sa poule, il n’a pas vu le tarmac se rapprocher. La demi-heure que pris la deuxième approche, parue, pour certains, une éternité. Un murmure dans la carlingue, une prière, yvasortirsesroues, yvasortirsesroues. Moi, je griffonnais en toute hâte, je n’ai pas senti qu’on avait atterri pour de bon. Comme quoi, écrire sa vie, ça a du bon.
 
 3 jours. A se pelotonner dans ce confort impalpable, ce miracle anodin : on a fait une famille. Une cousinade de trois jours, qui dura dix minutes. Avec des rires dans la piscine, et des plongées dans le temps, où des mémoires sépia reprennent des couleurs, Où on repeint les souvenirs, à grand coup de bourgueil et de saint Nicolas.
 
Un weekend. A Sydney, ou des pélicans de un mètre au jabot viennent taper les touristes pour un bout de pain, et les oiseaux qui viennent prélever la taxe sur ton café-croissant sur la terrasse sont des perroquets affublés de couleurs d’une criardise exubérante. C’est pas français, criardise ? C’est dommage.
 
 90 minutes. Au Havane Café, boulevard Blanqui, dimanche 15 juillet, où les attaques croates durent une éternité, une frappe française des vingt mètres pour le quatrième but, un éclair, un instant. Comme la mer déchainée, les rouleaux des attaques bleues s’écrasent sur la plage dans un bruit de tonnerre. Comme la mer qui reflue, les spectateurs se recroquevillent en reniflant, devant les assauts des Vatrenis. J’ai pas pris de notes. J’avais trop peur.
 
A propos de cette finale, je ne peux m’empêcher de revenir sur la bourde de Lloris, sur le deuxième but croate. L’histoire est écrite par les vainqueurs, mais qu’aurions-nous pas lu et entendu si nous avions perdu ? Crucifié sur une porte de grange la tête en bas, le Lloris.
 
Je parle de Lloris, parce que figure-toi, mieux aimée, que dans un passé révolu voilà déjà un temps fou, tu n’étais peut-être même pas né, j’étais un gardien de but. Voilà, avec des gants trop grands. J’étais le gardien de but parce que je n’aime pas courir, et puis aussi – soyons honnête - parce que j’aime bien être seul, ce qui, dans un sport d’équipe, n’est pas commode.
 
Le poste de gardien de but est un peu à part. As-tu remarqué ? On vilipende, agresse presque un arrière ou un attaquant pour une action gâchée. Pas un gardien. Même un mauvais. Jamais. On sait que la confiance, le mental pour un gardien c’est presque tout. Pour protéger la virginité du but, il faut un sensible, pas une grosse brute. Un philosophe, certes un peu misanthrope, à l’écart des autres, un original. Un type qu’aime les livres ? très bien.
 
Il y a presque un rapport amoureux, ou peut-être filial, avec son gardien. On le poulotte, on le bichonne. Si on sait que sa technique lui permet les plus belles parades, on sait aussi que le mécanisme du pantin aux gants trop grands est infiniment complexe. Comme une femme. On comprend rien, mais on ne veut pas gâcher le potentiel. On ne perd pas une occasion de le féliciter.
 
 Outre ces difficultés psychologiques, le plus grand ennemi du gardien de but, souvient-en mieux aimée, est l’axe Z. La troisième dimension. Ce phénomène, entre nous, est complètement gommé des données du problème à la télévision, objet bidimensionnel par excellence. En photographie, on appelle ça la profondeur de champs. Un bon photographe cherche et surtout trouve le plan focal adéquat pour faire ressortir le détail à mettre en valeur. Par exemple l’entière iconographie de mon enfance n’est qu’une litanie de focale sur le nez. Un portrait à focal sur le nez fait ressortir le museau du mis en boîte, son côté bovin, pâteux, ce pouvoir d’inertie qui nous habite tous à plus ou moins grande échelle. Découper la vie en tranche, et choisir la plus esthétique, voilà le fonds de commerce d’un photographe. Et du gardien de but, aussi.
 
Si l’on en vient au problème de trajectoire d’un ballon en chandelle flottante dans la surface de réparation on peut (aisément) catégoriser trois types de gardiens de buts. Les bons, (Lloris, le plus souvent) fractions infinitésimales, des êtres vivants avec sur le nez ces lunettes bleues et rouges qui font voir la vie autrement. Ils ont cet instinct de chasseur qui comprend, qui intègre en quelques chouillièmes de secondes dans quel plan se trouve l’objet du désir. A chaque instant. Lapin pour le lynx, libellule pour le caméléon, ballon pour le goal. Il dirige ses mains en bonne accordance avec la mire qu’il a dans la tête et intercepte l’objet. Ce sont également des gens qui comprennent intuitivement ce qu’est un diastéréoisomère, alors que même si j’utilise mes trois prochaines chroniques pour commencer une explication tu ne comprendras pas : tu n’es pas gardien de but. Tu fais ta tête. Les diastéréoisomères sont des molécules qui ont le même enchaînement d'atomes, mais qui ne sont ni superposables, ni image l'une de l'autre dans un miroir. Ah. Tu vois. T’as rien compris. C’est parce que tu n’es pas gardien de but.
 
La deuxième catégorie a les mains moites des anxieux, qui, peur d’être en retard, peur de n’être pas où il faudrait être, peur tout court, ont quelques plans d’avance et se font lober, maladroit pantin qui gesticule dans l’air, battant le vide de gants trop grands. Adieu gloire, effets spéciaux, élégance.
 
Et puis, pour à peu près un nombre équivalent, il y a les lents, qui, quelques plans de retard plus tard, se rendent compte que rien ne sert de sauter il faut partir à point. Il se trouve que les plus grands gardiens se trouent régulièrement, ratent la focale, ce qui entretient cette précieuse illusion propre au football que l'échelle de performance – des champions du monde aux champions de cage d’escalier – est ininterrompue et surtout perméable. Merci, Hugo.
 
 Je crois que j’ai pas mal courbé mon espace-temps, et me voilà à la fin d’une chronique que je voulais dédiée toute entière à une aventure incroyable qui m’arriva récemment, une histoire fumeuse de gazole et de super 95 sans plomb, un truc très improbable. Mais tu n’y couperas pas.
Je ne t’embrasse pas. Trop dangereux. Un baiser peut durer une éternité.