La chronique de Emmanuel Normant                                       




 
                      Le droit du livre


 

Surgissant d’une forêt dense et sombre, elle trottine, trébuche sur les talons de sa collègue. Sortant des broussailles, elle débouche à vive allure sur une zone à découvert, lisse, blanche, froide, mais soyeuse. Elle dévale des crevasses, suit le ruisseau devant elle, étourdie, la force de gravité comme carburant, l’attrait du vide comme boussole. Après une longue glissade sur un interminable bras glabre et comme verni, elle hésite au bord du vide, au bout du doigt, balance doucement et lâche les amarres, grand plongeon dans le vide pour exploser dans un feu d’artifice monochrome sur le carrelage blanc de la salle de bain. La petite goutte de sang rejoint ses sœurs, se regroupe, fait mare, tâche, sur le dallage froid. Toute cette agitation se fige rapidement, et coagulation et tension superficielle aidant, dessine un contour abstrait, une sorte d’Icare de Matisse, en rouge.
A l’origine de cette explosion de vermillon sur fond blanc, un petit trou d’une circularité parfaite dont le diamètre est précisément décrit sur la notice accompagnant la boite de balles Smith et Wesson qui maintenant traîne sur le sol.
Une jeune femme est allongée sur le sol, les yeux fixant d’une insistance artificielle un point bien au-delà du plafond. La salle de bain est propre, rangée, une salle de bain de fille, pas de poils dégueulasses, pas de chaussettes solitaires. La lumière du plafonnier ne laisse que peu de place à son antinomique et inséparable sœur. Le spectacle est bidimensionnel, des jambes, des bras, un filet de liquide rubis, une immobilité durable, une nature très morte.
Louise, puisque Louise il y avait, observe à la lettre la devise des jésuites dont elle n’a pourtant jamais suivi l’enseignement « perinde ac cadaver », hâtivement et régulièrement mal traduite par « immobile comme un cadavre ». Il s’agit à première vue d’un suicide, puisqu’une arme est également présente sur le dallage, à portée d’une main aux doigts fins. Des professionnels de la balistique confirmeront que les minuscules rayures dans le canon de l’arme correspondent bien aux zébrures sur la balle qui, après avoir calciné une tripotée de connexions vitales, est partie se réfugier derrière le placard aux médicaments.
La porte de la pièce est entrouverte, une ombre noire et féline s’immisce et pose ses yeux numismatiques, calmes et émeraudes sur ce qu’il reste de sa maîtresse, oui, Louise. Dehors, Boston dort, engourdie par un froid au goût de métal, qui, sournoisement et surtout annuellement, débarque sans crier gare du Canada…
Pourquoi ne commencerais-je pas une chronique en publiant en avant-première les premiers paragraphes de mon nouveau roman ? Demandais-je ce matin à Dona Flor, ma nouvelle amie, qu’il n’est plus besoin de présenter ici. Elle avait la bouche pleine, mais dans un crachouillis inaudible, il me semble qu’elle a acquiescé. L’effet d’annonce, évidemment, reste modeste, je ne parle depuis dix ans qu’aux mêmes lecteurs, dont la patience – maintenant que j’y pense – reste un grand mystère.
J’espérais aussi, commençant d’une manière peu convenue, attirer ton regard, fixer ton attention – mais qu’est-ce qu’il raconte encore – soulever ton sourcil, à 6000km de distance, c’est pas facile.
J’espérais aussi, soyons honnête, éviter deux sujets épineux. Le premier, la présidentielle américaine, parce qu’on en arrive, dans la dernière ligne droite, à un tsunami de sondages, dans le Dakota du nord, chez les jeunes, les noirs, les homosexuels, les trois à la fois, les résidents d’un état rouge, bleu, violet. C’est fatiguant. En gros, les démocrates jouent à se faire peur, et si on gagnait pas ? les républicains à se faire ultra-peur, et si les démocrates raflaient la Maison Blanche, le sénat et l’assemblée, double six, ils rejouent, et piquent le neuvième Juge suprême, la grosse cata.
Le deuxième sujet, autrement épineux, c’est Dona Flor. Pas mon écureuil, le livre Dona Flor et ses deux maris. Livre merveilleusement écrit, à lire de toute urgence, mais livre pas du tout écrit par Garcia Marquez, mais bien plutôt par Jorge Amado, brésilien, aussi talentueux que son collègue, et à qui je dois rendre justice, et son livre aussi. Je ne sais pas. Je ne sais pas où la connexion a fourché, pourquoi Gabriel et pas Jorge, une sorte de trou, signe avant-coureur, parmi tant d’autres, d’un alzheimer carabiné. L’axiome « ce n’est que quand je dis des conneries que les gens me répondent » s’appliquant comme un axiome, c’est-à-dire tout le temps, je me suis retrouvé face à une marée de lettres de protestations.  Monsieur, la qualité de votre magazine m’avait habitué à plus de rigueur et de sérieux, je romps – avec fracas - mon abonnement, Senhor, vous né réconnaissez pas le portugês de l’espanhol ? Zusqu’où devra t’on supporter ce foutaze de focinho ? Et je t’épargne les vulgarités sodomites à propos de la finale de l’Euro. The boulette. 
 
Mais de quoi donc étais-je sensé te parler ce soir ?
Du burkini.
La première fois que j’ai entendu parler de ce vêtement, par analogie, je me suis imaginé une jeune femme en bikini, c’est-à-dire quasiment nue, qui aurait revêtu sur la plage une cagoule pour dissimuler ses traits, et accessoirement pour ne pas irriter le prophète. Je trouvais la démarche plutôt érotique, une nouvelle idée pour aguicher le boutonneux, une sorte de « demain j’enlève le haut », très affriolant, après le nouveau roman, la nouvelle séduction. Mais comment font-elles pour imaginer de tels concepts, me demandais-je en feuilletant le New York Times, qui justement, avait fait du sujet sa une.
Il m’a fallu, à regret, oublier ma poupée enturbannée, pour me rabattre sur l’image d’une plongeuse de fond marin, il lui manquait le tuba et les palmes, sans doute dissimulés sous la serviette.
Assez rapidement, j’ai compris qu’il ne s’agissait qu’accessoirement d’une nouvelle mode, et que l’on continuait en fait, au fond de notre trou, de creuser avec acharnement, de s’enfoncer encore un peu plus dans ce débat sur la laïcité qui étonne tant mes amis du nouveau monde. J’appris donc que plusieurs maires de stations balnéaires français avaient pondu un arrêté interdisant le burkini sur leurs plages. Certains, mal à l’aise, avaient invoqué l’hygiène, sans qu’il soit clair s’il s’agissait de celle des poissons, des autres baigneurs ou des femmes ainsi vêtues. Il n’était pas clair non plus si cela relevait de l’hygiène mentale, celle du maire, ou celle des enturbannées.
Cette histoire d’hygiène, de santé, était incongrue. En effet, il se trouve qu’alors que je découvrais avec effarement ce nouvel épisode des guerres de religion je papotais régulièrement avec Keiran. Keiran est un mien ami, professeur de médecine à Tampa, en Floride, chez qui je m’approvisionne régulièrement en cellules de mélanomes dégueulasses et sacrément métastasés, il en a plein, il ne sait plus où les mettre. Son cabinet est en effet assailli de jeunes guignols qui se sont fait littéralement cramer sur les plages du golfe du Mexique, et viennent mourir dans ses bras. Ça le chiffonne, on comprend. Je l’ai donc invité récemment à laisser tomber ses remèdes de grands-mères – les inhibiteurs de bRAF – pour se lancer dans un truc carrément plus sauvage : les Checkpoints Inhibitors. Je suis au milieu d’une chronique sur le burkini, alors les explications sur les inhibiteurs de checkpoints, on va les mettre dans le tiroir pour le moment, mais tu ne perds rien pour attendre : l’immuno-oncologie, c’est de la balle.
Bref,  Keiran. Il me disait l’autre jour, avec un accent tellement anglais que quand il parle tu sens le crachin londonien dans ton cou, et le gout de la marmelade d’orange sur ta langue. Il me disait l’autre jour que si les minettes de Floride pouvaient se convertir à l’islam, et se vêtir quand elles vont à la plage, se serait surement plus efficace, pour éviter un mélanome, que tous les checkpoints inhibitors du monde. Et il a rigolé. C’est Keiran.
Le burkini. Le burkini est un problème de société qui ne savait plus qui emmerder, et s’est dit que les femmes musulmanes, c’était une fameuse idée. Une cible bien identifiée, les fous de droite vont crier, les fous de dieu vont crier, les féministes vont crier, Elisabeth Badinter, Sarkosy, Valls, le New York Times vont crier, tout le monde va crier, et le problème de société, il aime bien ça, quand tout le monde crie.
 
Tu auras remarqué que j’adore les axiomes, les dogmes. Ils résument, cadrent, interdisent. La pomme qui tombe ne va pas s’élancer dans les airs comme une danseuse de ballet, parce que sinon c’est le bordel. L’axiome, clairement, posément, nous dit : la pomme tombe. L’axiome prohibe la négociation, l’argutie. L’axiome est reposant. Et cette histoire de burkini – ça crève les yeux – accrédite l’axiome suivant : les hommes adorent interdire aux femmes. Ce qu’il s’agit d’interdire importe peu. Des jupes trop courtes, trop longues, de voter, de lire, de réfléchir, de travailler, de conduire, de ne pas faire des enfants, de faire des nouilles ce soir. Mais surtout, les hommes ressentent l’irrépressible besoin d’interdire aux femmes de regarder les autres hommes. C’est la base de toutes les religions, la base de toutes les sociétés. Si ma femme commence à aguicher à droite à gauche, elle va finir par comprendre que je suis un gros crétin bedonnant, et-elle-va-se-tirer. On peut épicer le tout avec une pincée de coran, un zeste de bible, et faire prendre le tout dans la sauce épaisse et grasse du patriarcat.
 
L’homme est tellement peu sûr de lui qu’il est convaincu que si on appliquait aux relations sentimentales la loi de l’offre et de la demande, la loi du marché lui planterait des cornes, qu’il ne pourrait plus passer le seuil de sa maison. Ce qui est drôle, c’est qu’il a tort. Le problème n’est pas sociologique, il est bêtement statistique. Il y a plus de femmes que d’hommes, et d’un, et la quantité de grosses connes, à mon humble avis, n’est pas significativement inférieur à celle de crétins mal rasés, baignant dans une graisse rance qui – ne sachant plus où se loger - a même attaqué le cerveau, si l’alcool a laissé un peu de place. Autrement dit, il n’y a pas de problème. Et par conséquent, c’est shadockien, il n’y a pas de solutions.
 
Finalement cette peur primale, ce manque de confiance atavique, cette angoisse existentielle, ce fameux Fear Factor, qui nous impose de protéger notre compte Gmail avec un mot de passe long comme une phrase de Proust, ce même Fear Factor en arrive à pousser des maires à interdire à des femmes de se balader sur la plage en tenue de plongeur, alors que personne n’a jamais interdit à un coiffeur de se vêtir en cosmonaute pour te couper les cheveux. Mais qui te dit que ce costume débile ne cache pas une ceinture d’explosif ?
Encore une fois, sous tes yeux ébahis, je viens d’éclaircir ce nouvel imbroglio avec l’aisance d’un Usain Bolt sur les dernières foulées d’un cent mètres.
Quand j’y pense, cette histoire de burkini me chiffonne. On parle ici, j’ai compris, de l’identité française. Je me disais l’autre soir que si – un jour – un de mes petits-enfants, qui par hasard, n’aurait pas la même couleur de peau que moi, venait me parler de Mauriac ou de Zweig, je crois bien qu’il ferait parti de mon clan, de ma tribu, de moi. Je propose donc une nouvelle définition de l’identité, après le droit du sang et le droit du sol, je propose le droit du livre. Tu n’as lu ni Garcia Marquez ni Jorge Amado ? Tu vires.
Si tu crois que je vais t’embrasser parce que tu viens d’acheter le dernier Echenoz, tu te fourres le doigt dans l’œil.