La chronique de Emmanuel Normant                  





             La part de l'ange

 
Dans un whisky, the Angel’s share, la part de l’ange, c’est l’alcool qui s’évapore durant le vieillissement. Or il se trouve, tu ne vas pas me croire, qu’un champignon affublé d’un nom imprononçable, un microbe tout autant microscopique qu’alcoolique, Baudoinia compniacensis, tutute tout ce bon alcool qui sinon serait gâché. Il se grise jusqu’à se noircir, et recouvre, en les colorant donc, les murs des caves. Cette couleur servait autrefois aux autorités locales pour repérer les productions clandestines. Un Baudoinia comme indic de la police, il fallait y penser. Mais les problèmes de dépendance de Baudoinia ne sont pas du tout à l’ordre du jour, et de Ken Loach à Baudoinia, me voilà déjà nulle part, avant même d’avoir commencé. 
 
Sujet du jour que je vais aborder dans une minute, après que j’ai évoqué, il le faut, les répercussions, le « ripple effect » de l’histoire du tchéchène et de sa cocotte-minute. Pour que tu saisisses toute l’absurdité de la situation, il me faut sis là segmenter le contre coup de cette affaire en trois phases distinctes, toutes aussi imbéciles les unes que les autres. 
Première phase, dite du drapeau.  Les jours suivants les détonations, nous nous sommes trainés de veillées mortuaires en célébrations diverses, minutes de silence, visite du viceprésident, montée du drapeau, descente du drapeau, on célébrait les célébrations, on se congratulait, on est un, ensemble, on est strong, rien ne peut nous ébranler.   
Le drapeau est aux Etats-Unis une véritable institution, des Stars and Stripes,  des drapeaux du Massachusetts, des POW-MIA, tous en berne, descendus half-staff, au milieu de la hampe. Je suis sûr qu’ils doivent mesurer la taille de la hampe soigneusement et annuellement, diviser par deux, difficilement, je ne retiens rien, pile poil au milieu, que c’est beau. Durant ces élucubrations fétichistes et puériles des milliers d’enfants sont morts de faim, écrasés sous des immeubles ou sous les balles d’autres enfants embrigadés dans une quelconque milice, rien à foutre, on célèbre Sean, le policier mort pour la patrie, il aura une statue au commissariat de Somerville. On apprendra plus tard que le Sean, il est tombé sous un « friendly fire », autrement dit qu’un crétin de collègue a vidé son M16 dans l’ivresse de cette journée pendant laquelle ces sous-fifres, hommasses et bornés, étaient devenus les rois du monde, au nom du fameux, mais pénible, fear factor. Il a simplement buté son collègue, tombé donc glorieusement au combat. On baigne dans l’imbécillité la plus crasse.
 
Deuxième phase, dite du réconfort, le « Healing ». 
Le troupeau se regroupe et rumine les événements. Il en ressort invariablement que i) les méchants ont encore perdu, on se demande à quoi ils pensent au début du film, ii) s’il en reste, que va-t-on en faire ? La peine de mort est trop douce, que disent les avocats ? iii) les gentils sont bien ensemble. Figure toi que le vendredi ou notre tchéchène a joué à Clyde dans une banlieue tranquille, ce vendredi même, était sensé être le jour de « Boston Strong ». Un événement totalement surréel pour un non-étatsunien que je reste. Tout le monde devait venir au travail avec un attirail célébrant Boston. Or à Boston il y a des banques, j’ai demandé si un billet de 5 dollars derrière l’oreille ferait l’affaire, des biotechs, j’ai bien pensé me déguiser en chercheur, des colonies d’avocats d’affaires, une cravate de notaire ? 
On m’a vite repris : la culture américaine, c’est 90% de baseball et 10% de bière. C’est dommage qu’ils ne célèbrent pas leur inculture : Un communiqué des plus officiels du consulat tchèque a remis les pendules à l’heure. La Tchétchénie ce n’est pas la Tchéquie. C’est pas loin, note, phonétiquement. Mais les deux frères n’étaient pas tchèques, comme rapporté par de nombreuses sources toutes empoisonnées à la bêtise ambiante.  Il fallait donc, bonne réponse, venir avec une casquette de baseball. Mettre une casquette de baseball sur la tête représente pour moi le dernier échelon de mon effondrement moral et intellectuel. Je veux bien faire du pole dancing en string rose fuchsia, je veux bien jouer au tennis en short bleu pétrole, aller au travail en Timberland jaune poussin mais la casquette de baseball, c’est la ligne rouge. Bref, Boston Strong est reparti aux toilettes d’où il n’aurait jamais dû sortir, vu que ce vendredi de célébration s’est passé à la maison, rapport au lockout, mais si, je t’en ai parlé.
 
Troisième phase : le Fear factor.  On s’ennuie déjà. De quoi pourrait-on avoir peur, maintenant qu’ils sont morts ou en prison ? On ne va pas s’arrêter déjà, se serait gâcher. Si tu as peur de ne pas avoir peur, lis les tabloïds, et écoute les journaux télévisés. Les dernières nouvelles rapportent que le moujik survivant aurait avoué qu’ils avaient prévu d’aller faire la cuisine avec leurs cocottes minute à Time Square !! Ils avaient aussi prévu de se faire péter avec leur soupe aux lentilles et aux boulons de douze pendant le 4 juillet !!  On a même suggéré qu’ils voulaient faire sauter le Grand Canyon, mais je crois que le journaliste qui a écrit ça s’est fait viré.  
 
Nous avons aujourd’hui un agenda chargé, le mariage pour tous, et moi qui pérore, je suis un peu foufou quelquefois. 
Je suis aussi foncièrement hétérosexuel. Et, comme quoi la vie est mal faite, je n’ai jamais eu envie de me marier : est-ce les affaires d’un adjoint au maire si j’aime une femme trop belle pour lui ? Les autorités douanières américaines ont eu vite fait de me faire ravaler ma superbe. Pas de mariage, pas de visa pour elle, pas de câlin le soir, c’est l’impasse. Un samedi de septembre, donc, à la mairie d’Antony, je me suis marié à la déesse de l’amour entouré de deux chérubins tout blonds, bondissants, affamés, trépidants, et déjà tout salopés de boue, l’enfance n’attend pas. D’un point de vue panthéiste, le tableau avait indiscutablement de la gueule. Du point de vue de notre Sainte Mère l’Eglise, moins. J’ai donc sauté la case de la messe, double six, je rejoue, le soir, sous la couette avec elle. Le double six, c’est vraiment bien.
Tu me vois me perdre dans le labyrinthe de mes souvenirs, et tu te moques. On parlait de quoi ?  J’y suis : la reconnaissance par l’état d’un lien entre deux personnes de même sexe remet elle en question les fondements de notre société ? Arriverons-nous, comme certains l’ont prédit, à une extinction de la race humaine, plus de grossesses, plus d’enfants, pour la deuxième fois dans cette chronique, on se trouve dans l’impasse. C’est fatiguant.
 
Le débat, m’a-t-il semblé, ne se situe pas exactement sur le terrain de la mathématique. La loi passée, un mariage célébrera un amour sodomite et les quatre-vingt-dix-neuf autres valideront une relation dans laquelle l’orifice le plus sollicité se situe de l’autre côté. Quand on y pense sérieusement, on chipote pour quelques centimètres. 
Pour tenter de répondre à la question susmentionnée, on peut relever que cela fait sept cents millions d’années que Dame Nature tripote sa brillante idée de sexualité. Elle a bricolé des hormones, des neurotransmetteurs, des organes qui se dressent, qui pointent sous des T-shirts mouillés. Elle a bidouillé des bombes de testostérone, dopamine, ocytocine, estrogène, qui, comme les cocottes minutes de Copley square, secouent les corps encore glabres d’adolescents boutonneux. Pas de la même façon, je te l’accorde, si Dame Nature était une djihadiste turkmène ça se saurait. Et on veut nous faire croire qu’un papier signé par quelques vieux messieurs bedonnants dans une vieille bâtisse des bords de Seine viendrait tout remettre en question ? Dame Nature sourit, elle en a vu d’autres. La météorite qui lui a raflé tous ses dinosaures d’un coup, ça c’était moche. Elle s’amusait bien avec les formes insensées, les écailles, les plumes, les dents, les reptiles qui volent, les vaches de dix tonnes au cou de girafe et qui pondent des œufs, toute une époque. Elle sourit donc, ça leur passera, s’ils ne font pas tout péter avant. A ce propos, elle s’est promis de s’occuper du nabot asiate et de ses jouets qui brillent dans le noir.  Mais elle qui a tout vu s’étonne encore : décidemment cette histoire de religion, je sais pas, pense t’elle, rêveuse. Si c’était à refaire, je sais pas.  
  
Tu admettras que je viens de produire, ex-nihilo, une synthèse globale, une récapitulation grandiose de ce problème épineux. Synthèse claire, neutre et factuelle qui permettra au béotien d’appréhender les tenants et aboutissants de cette délicate affaire. Je me pose ici en philosophe, tout au moins selon la définition bergsonienne du terme : « le philosophe sait le tout, sans tout savoir ». Tu trouves Bergson assommant ? Ah bon. 
 Fort de mes galons d’intellectuel durement gagné plus haut, je poursuis, tatata, tu restes assise. La PMA et le droit de l’enfant.  Pour résumer, tout le monde agrée qu’un enfant a le droit d’avoir des parents normaux. Tous les mots de la phrase précédente ne posent quasiment aucun problème, sauf le dernier. Qui lui par contre en pose beaucoup, des problèmes. Pour ne prendre que mon cas, un juge pourrait, engagé sur cette pente savonneuse, agréer avec mes enfants qui auraient décidé de porter plainte contre la société parce qu’ils n’ont reçu que la moitié de leur dû : Papa n’est pas normal, monsieur le juge. Quand on lui demande s’il nous a inscrits à l’université, il lève des yeux de lapins pris dans la lumière des phares : A la quoi ?  
Comme Churchill je n’ai  rien d'autre à t’offrir que du sang, de la peine, des larmes et de la sueur. Revenons donc à la procréation médicalement assistée, inséminations artificielles, mères porteuses, et toute cette paraphernalia. La question est de savoir si un couple homosexuel peut bénéficier des techniques susmentionnées. 
Premier cas. Si deux femmes vivant ensemble veulent un enfant, il y a deux possibilités. La voie légale, le facteur ferait l’affaire, le sofa du living aussi. L’autre option, pour le moment illégale, une pipette introduite par des mains gantées, dans des conditions d’asepsie et d’anonymat absolus. On peut chipoter sur le fait que l’hygiène du facteur se pourrait d’être impeccable, pourquoi non, et que Ludmila, appelons la Ludmila et habillons la d’une origine tchéchène, n’est pas obligée – que je sache – d’envoyer un faire-part au facteur. C’est propre et anonyme, mais il faut se taper le préposé. 
Deuxième cas, je ne sais pas si on va s’en sortir ma hulotte, voilà deux garçons sympathiques, professeurs à la Sorbonne, disons que l’un est tchèque, voulons-nous, et l’autre tchétchène et qui s’aiment et qui veulent un enfant et qui voudraient s’entendre un jour appeler papi. Et une Porsche 911, aussi ? Pour eux, pas de facteur sur le sofa, ça va encore faire des histoires avec Piotr. Ils peuvent sauter la boulangère, mais les choses se compliquent dans la mesure où la jeune femme, rhabillée, peut en toute légalité, c’est insensé, se tirer avec son ovule, le sperme, le gosse, elle a même piqué le petit
Utrillo du salon, et elle t’emmerde, sale pédé. C’est difficile. En fait il leur faut un ovule. Et ça, ça ne se trouve qu’au fond d’un trou noir et humide que nos deux amis n’ont pas trop envie d’explorer, et si je peux ici donner un avis, non ? Tu as raison, poursuivons. Au fond d’un trou noir disais-je ou au fond d’une bonbonne d’azote liquide, naan, tu trempes pas ta quéquette dedans imbécile, contenant la précieuse cellule. Mais ça n’est pas tout. Il faut alors incuber ladite cellule avec d’autres cellules, c’est cauchemardesque. Ces dernières (les cellules mâles, tu suis ou quoi ?) sont néanmoins disponibles par légions, délivrées au prix d’un effort modéré, et sont la propriété, sans indivision de quelque sorte, de l’un de nos deux moujiks, voire des deux. On laissera mijoter nos gamètes à 37C pour un temps, mais il faudra bien, à un moment donné, y’a pas, un ventre. Un ventre de femme, on n’a pas encore essayé sur une brebis. Pour la troisième fois dans cette chronique nous voilà dans l’impasse. Ça devient exaspérant. La société aurait pu remédier à cette injustice originelle, fondamentale, je sais pas, en créant des camps de femmes porteuses où seraient internées de jolies voleuses à la tire par exemple. Mais non, l’idée fumeuse du droit de l’enfant a prévalu.
Ceci dit, il faut reconnaitre que l’idée est magnifique : Un enfant devrait avoir le droit de choisir sa famille. Je suis tout à fait d’accord. Quel enfant voudrait atterrir chez les Le Pen ?
S’ensuivrait donc un tarissement des cons, une sorte d’éradication naturelle de l’imbécile : mon chéri, veux-tu vivre au milieu des livres, avec deux papas professeurs de lettres à la Sorbonne, originaires d’un putain de pays de l’Est, ça commence à me chauffer cette chronique, qui t’emmèneront au Musée d’Orsay, à Schönbrunn, à l’Hermitage, tu découvriras la chaleur des soleils de Van Gogh, les pointillés que le soleil dessine sur une mer réinventée par Seurat, des hommes qui prennent vie sous la main de Rodin en embrassant des femmes.  L’autre possibilité, c’est toi qui décide, est de vivre chez un charcutier très rouge qui maltraite ta maman, qui s’est réfugiée dans Gala depuis bien avant que tu ne naisses. Tu sauras tout du boudin à l’ail, des bougnoules qui pourriront ta vie si on ne les met pas dehors, et des plages suintant l’huile solaire de Palavas les flots. C’est toi qui vois. Pas de pression, prends ton temps, mon tout petit.    
La politique m’épuise. Je crois que je vais revenir au jardinage. Figure-toi que je m’attaque aux grubs de ma pelouse, des vers vraiment immondes, blancs et glaireux, des aliens, exactement, mais sans Sigourney Weaver.  
 
Ah nan, je t’embrasse pas. Je te connais tu vas en profiter pour me faire un enfant dans le dos.