La chronique de Emmanuel Normant




                Il nous fallut bien du talent pour vieillir sans devenir adulte.


 
 

Je viens de trouver un type plus dingue que moi.

Un artiste, Christian Boltanski. Il a installé d’énormes trompes, en Patagonie, qui permettent en principe de dialoguer avec les baleines. « Là-bas, on dit qu’elles connaissent le début des temps. Naturellement, elles ne m’ont pas répondu, et les trompes vont se casser dans six mois » cet homme est charmant, il faudra que je lui parle de Jonas. Et il a ajouté « peut-être, mais un jour, j’imagine que des Indiens viendront et se souviendront du fou qui est venu parler aux baleines ». Comme quoi, si un pharmacien parle aux baleines, on l’envoie chez le médecin, quand un artiste leur joue de la trompette, tout le monde bondit et va acheter ses croutes des millions. C’est dégueulasse.

Mais, comme j’ai déjà dit, c’est assez cétacé. J’étais venu te parler musique.

Et pour cela, les voies d’un chroniqueur malade sont impénétrables, je viens te parler du temps où j’étais, physiquement, un enfant, quand j’étais petit, disons, 1,30m, un temps où je vivais dans une chambre sous les toits, 8 mètres carrés, deux velux. Cette chambre faisait partie intégrante de la maison de mes parents. Je vivais donc – géographiquement - chez mes parents, ce qui n’est pas aberrant pour un jeune enfant, même si je crois que déjà je vivais ailleurs.

Dans cet espace à l’acoustique douteuse, j’écoutais en boucle sur un tourne disque claudiquant qui tentait maladroitement de se dandiner sur un rythme, une vitesse angulaire, de plus ou moins 33 tours par minutes, j’écoutais les disques de mes parents. Tous. Mes parents n’étaient pas rock ‘n roll, et maman ne fumait pas du chichon enroulée d’une écharpe violette en écoutant Janis Joplin. Dans mon minuscule nid j’ai donc écouté en boucle, en cuisine ça s’appelle un fouzitou, Mozart, Brassens, le concerto de Aranjuez, Corelli, Gershwin, Armstrong. Du Vivaldi aussi. Les 4 saisons. Je te raconte ça, parce que hier j’étais au Metropolitan Opera, la Mecque new yorkaise de la musique classique. Et j’écoutais dans une salle immense à l’acoustique parfaite, j’écoutais le printemps, du susmentionné compositeur. Et, je ne suis pas mélomane mais quand même, ça fait pas pareil. La musique me remontait d’en dans, les violons me fourrageaient les tripes. Il y avait un petit bout de femme, toute d’énergie et de robe rouge qui virevoltait autour d’elle, qui prenait Vivaldi à bras le corps, et son violon aussi. Un truc à mettre des chairs de poule à un biologiste moléculaire.

 

Je pérore, je tourne autour du pot, je batifole dans mon monde de musées et de culture, emmitouflé de certitudes, tous les hommes naissent libres et égaux en droit (non, j’te jure), mais il va bien falloir que je mette les mains dans le moteur, dans le cambouis, et aborder, ben oui, les élections de 2020. La première primaire dans l’Iowa a lieu le 3 février, c’est demain. L’humour restant la politesse du désespoir, on va faire dans le léger, on ne va pas s’enfoncer dans le bourbier de la procédure de destitution qui commence mardi, on ne va pas parler de voldemort.

« Life is like a box of chocolate, you never know what you gonna get”. C’est Sallie Field, la mère de Forrest Gump. Les 22 candidats démocrates pour la primaire, c’est un sac de M&M, et, oui, you never know what you gonna get. T’as du blanc, du noir, du marron, du vert, du rouge, des morceaux de femmes, des bouts d’hommes, du sweet, du spicy, du sour, du à peine mur, du presque blette. Manque juste le orange. Un an après le départ de la course, c’est les dix petits nègres, il en reste sept, bientôt quatre. Bernie Sanders, le grognon, Elizabeth Warren, la prof, Biden, atchoum, et Buttigieg, simplet. Et puis, comme le murmure d’une ombre inquiétante, une question, LA question « maiscommentonvireledingue ». Tout le monde se perd en conjectures. D’aucun propose une révolution verte, des universités gratuites, une sécurité sociale universelle, des milliardaires qui paieraient un peu d’impôt, du grand n’importe quoi. D’autres veulent bétonner, un gentil centriste, un ex-VP de Obama, pour le vote noir, qui pourrait aller draguer du côté républicain, aller pêcher les républicains qui n’en peuvent plus du monstre (y’en a), qui pourrait naviguer dans les eaux violettes des états clés, les swingues states, ceux qui vont faire la différence. On me regarde au fond, avec des grands yeux, et je me rends compte. D’un coup. Depuis 2016, la dernière fois que j’ai parlé des élections américaines, une charretée de nouvelles têtes sont venues se fondre dans la chaleur douce et émolliente du radiateur du fond.

Quand je me retourne, pfou, ça donne le tournis, je me rends compte que j’ai parlé ci-là des élections qui ont vu Obama être réélu en 2012, élu en 2008 (toute une époque, on buvait du champagne le soir du premier mardi de novembre), et puis aussi Bush réélu en 2004, la moitié de mon auditoire d’aujourd’hui était à peine né, Facebook n’existait pas encore. Et, feuilletant toutes ces notes, je me disais, in petto, qu’il nous fallut bien du talent pour vieillir sans devenir adulte.

 

Je fouille dans mes notes jaunies, mais enfin, chérie, elles étaient dans le tiroir, et j’ai retrouvé, tout chiffonné, mon blog hebdomadaire, qui dépiautait les primaires de l’élection. C’était janvier 2016, il neigeait sur Boston, je carburais au Glenmorangie 12 ans d’âge, rien de neuf sous le soleil, et j’écrivais ca :

Les américains ont depuis toujours décidé de couper la politique en deux, les rouges, les républicains, les bleus, les démocrates. Tous les quatre ans, ils se battent entre eux pendant un an, font des primaires dans chacun des 50 états, et sortent, lors d’une convention en juillet, de leur chapeau respectif, un candidat, qui alors se met sur la gueule pendant deux mois avec celui de l’autre camp, jusqu’à l’Election Day, le premier mardi de novembre. Et-pis-voi-là. Ça a le mérite d’être simple, ça dépasse pas. Un rouge contre un bleu. Il n’y a donc pas, ici, d’élection à deux tours, puisque le premier tour a lieu avant (tu suis ou quoi ?). Il semblerait d’ailleurs qu’outre le nom du parti, emprunté par la droite française à sa comparse américaine, l’idée de primaire fasse son chemin aussi en France. Aloors. Les primaires ne se déroulent pas, contrairement à l’élection proprement dite, le même jour dans chacun des 50 états. Pour des raisons compliquées, le premier état à voter, c’est l’Iowa, un état trou-du-cul : au milieu de nulle part, absolument pas représentatif de l’Amérique d’aujourd’hui, peuplé de blancs, vieux, évangélistes, qui tous ont mangé leur chapeau quand un nègre a été élu (deux fois, putain, deux fois), a favorisé le mariage homosexuel, et a aussi instauré un système de sécurité sociale carrément communiste. Si on traduit, c’est comme si la primaire de droite commençait en Meurthe et Moselle, et que tous les médias étaient totalement obnubilés par le cours de la mirabelle, qui a franchement dégringolé, c’est ennuyeux. L’Iowa, c’est le 1 février, d’où – tu le comprends – mon empressement à commencer cette chronique inédite. Le 9 février, c’est le New Hampshire, puis vient le super Tuesday, le premier mars, avec 15 états d’un coup. Mais je crois qu’il est temps pour toi de prendre à bras le corps cette analyse, de te plonger avec moi dans la presse américaine, je vais pas tout te mâcher, non plus. Je vais donc parsemer mes explications de liens ayant traits aux problèmes soulevés. Par ailleurs, si tu souhaites plus de détails sur la primaire (on dit le caucus pour l’Iowa) je te renvoie à une excellente chronique que j’écrivis, un soir de grosse déprime, en 2004, qui justement s’appelait « primaires ». Mais foin d’autopromotions faciles, avançons. Ce qui est amusant, c’est que pour gagner l’Iowa, il faut plaire aux évangélistes blancs, vieux et moches. Or cette frange de la population ne va pas faire la différence en novembre : Ils votent tous déjà républicains, ils sont tous conservateurs, ils veulent que tout revienne comme avant. Avant quoi ? Avant quand tout était bien rangé. Les nègres étaient dans des champs de coton, les méchants étaient au Kremlin, les arabes dans un désert très chaud et très loin, les sécheresses dans les pays de métèques, le chômage, aussi, d’ailleurs, dans les pays de métèques, les blancs dans la maison blanche, les jeunes filles dans des jupes longues et sages, et tout le monde dans l’église, le dimanche. Mais qui, alors, va influer sur ce putain de vote ? Ceux qui peuvent changer d’avis, dans les swing states, les états qui une fois votent bleu, une fois rouge, comme l’Ohio ou la Floride. Amusamment, et heureusement, se sont justement ceux que les républicains (particulièrement Trump et Cruz, j’y reviendrai) énervent pas mal : les latinos, les femmes. Les nègres, les homosexuels, les juifs et tous ceux qui ont bac+5, ne vont pas non plus changer la donne, ils votent toujours pour les démocrates, j’y reviendrai aussi. Il faudrait que je te parle des 15 concurrents républicains et des trois démocrates, il faudrait que je te parle du dernier débat républicain d’hier, des emails d’Hillary, du ridicule de Ben Carson et du gros problème de l’establishment républicain, qui voit un boulevard se créer de toute pièce pour Hillary Clinton si Trump est le nominee, de Ted Cruz, le plus sérieux concurrent de Trump, mais qui est à peu près aussi dingue que lui. Certes, on s’éloigne de la chronique ordinaire, et on pourrait, en conséquence, discuter du bien fondé d’un baiser, mais je ne t’embrasse pas. Tu n’as pas l’air de réaliser que le sort du monde est en train de se jouer dans les semaines qui viennent, ta légèreté et ton insouciance m’effarent.

Comme tu le lis, j’ai juste recopié ce premier post de blog. C’était il y a 4 ans. Tout le monde pensait que Clinton avait un boulevard. Mais il y avait aussi ceux qui rappelaient les lois presque immuables du système, les électeurs américains fonctionnent comme des pendules : il est rare que l’un des deux partis fassent trois termes consécutifs, ce qui aurait été le cas pour Clinton après le doublé de Obama. Et certains avaient rappelé que plus un camp bascule vers son extrême (par exemple un président noir qui s’attaque au système de santé), plus le retour du pendule est violent (Trump). C’est le seul espoir en fait : Trump fait pencher la balance tellement dans un extrême, que les swings states vont, well, swing back. 

Je t’avais dit, c’est pas marrant du tout cette histoire. Et finalement ces histoires de baleines pourront t’apparaitre comme ce qu’elles sont : des minuscules jardins potagers, comme Sempé aurait su les dessiner, plantés au milieu d’une mégapole fumante et inhumaine.

 

Je ne t’embrasse pas, je vais cultiver mon jardin, comme disait Candide.