La chronique de Emmanuel Normant 



                Fumée


 

Ma tondeuse fait une énorme fumée blanche.
Ça m’inquiète : rien dans la notice n’indiquait qu’outre tondre l’herbe elle annonçait l’arrivée d’un nouveau pape. Mais le péril vert ayant repris ses droits, printemps et inondations obligent, mon jardin en pleine crise d’adolescence vient de faire sa poussée d’acné, y’a des boutons partout. Me voilà donc reparti, guérillero banlieusard, la machette entre les dents, à l’assaut de ma jungle. 
J’ai sorti ce matin ma rossinante, une Toro 7500, rouge Ferrari, un truc à faire crever d’envie n’importe quel banlieusard décérébré des mégapoles américaines.
Il me semble avoir déjà quelque part importuné mon lecteur avec cette chose rutilante, pétaradante, coupante, voire fumante, j’y viens. N’ayant - tu t’en doutes bien - jamais commis les moindres réparations ou entretiens, elle se prend pour qui, l’huile s’était quasiment solidifiée comme aux grandes heures de l’Exxon-Valdez.  
Je vidange ou ça explose, je vidange donc. Le principal problème de la vidange n’est pas le comment mais le dans quoi. N’ayant jamais vidangé quoi que soit, je n’ai pas de bassine à vidanger, soyons logique une seconde. Je ne vais quand même pas aller jusqu’à mon Monsieur Jardinage rien que pour acheter une cuvette à vidange, pour qui me prend on ? Mon temps c’est de l’argent, et vu les émoluments que me concèdent chaque mois mon employeur, mon aller-retour aurait remis le prix de la bassine à un de ses plats ridicules que brandissent les tennismen victorieux après avoir terrassé en finale un adversaire maintenant hagard et larmoyant (on fait moins le malin), qui, lui, n’a droit qu’à une petite cuiller.  
Dans un saladier de Sophie.
Je vais vidanger dans un saladier de Sophie.
Le saladier-de-Sophie possède l’immense avantage de se trouver dans la cuisine, à portée de main. Un saladier initialement conçu, si l’on se rapporte aux dessins griffonnés dessus, pour les salades de fruits, de cerises pour être précis. Il faudra que je pense à dire au fabricant qu’il aurait aussi bien pu dessiner des tondeuses, le design est parfait pour que s’écoule ma petite marée noire. Je n’ai comme d’habitude que repoussé le problème : que vais-je faire de cette conne d’huile dans le saladier ? Et que vais-je faire du saladier, maintenant beaucoup moins propre ? Je viens donc, encore une fois, de créer de toute pièce, et sans que personne ne m’y force, un problème dans le problème: quand Elle va s’en apercevoir, je suis un homme mort.
Mais une chose à la fois, et les vaches seront bien gardées, me disais-je en remplissant le saladier d'un liquide noiratre, pestilenciel, et certainement inlavable.
Je fais aussi semblant de bricoler un peu, voilà, un coup de chiffon, un peu d’essence, ploum ploum ploum, ça va tondre, c’est moi qui vous le dit. En effet ça tond, je ne peux pas dire. Mais ça fume aussi, encore. Plus. Non vraiment. Le barbecue du voisin est complètement envahi. Note ça ne doit pas le changer beaucoup, le graillon et l’huile de vidange ont quelques choses en commun : l’odeur.
Me voilà donc sur le web, salopant mon clavier a googliser à tort et à travers, en français et en anglais, interrogeant tout le monde à propos de la big white smoke after you change the oil. Google est un ami. D’abord parce qu’il répond à un nombre de questions hallucinant mais aussi parce que, après avoir clapoté comme un dément sur ton ordinateur, tu te sens moins seul. Tu as un cancer du côlon ? Ta tondeuse fume comme un Jamaicain en phase terminale ? Ton gosse fume comme un jamaicain en phase terminale ? Pas grave. Une foule d’autres propriétaires de colon, de tondeuses et d’enfants crient leur désespoir sur des pages et des pages toujours très mal orthographiées. Reconnaissons que mettre un ou deux N à cannabinoid ou à colonoscopie est très clairement une priorité secondaire. On comprend.
Une foule d’experts me répète à l’envie une équation élémentaire de la bricole, fumée blanche égal nettoyer le carburateur. Je ne peux pas dire que je recule, mais de là à crier victoire. Re-clapotis : c’est quoi un carburateur ? On passe alors sur Youtube où une série de vidéos montrent des énergumènes très gros et mal rasés dans un garage très sombre qui bricolent des carburateurs, suppute-t-on. Ces types sont sans doute des as de la clé de douze, mais côté pédagogie, c’est pas gagné : ils filment leur exploits garagesques avec une caméra située derrière eux, et un accent du Dakota assez prononcé. Conclusions : On a rien vu, et on a rien compris.
Etant d’une humeur anormalement optimiste, je me décide sans notice et sans aucune idée de ce que je faisais, à démonter mon carburateur, autrement dit toute la bécane, puisque je ne savais pas à quoi pouvait ressembler cette saloperie. Démonter, nous en avons déjà parlé, est pour moi un grand plaisir, dans la mesure où le succès est garanti, même sans outillage particulier, tu peux désosser à peu près n’importe quoi. Ce qui est nettement plus angoissant, c’est qu’il faudra remonter, mais qui ne tente rien n’a rien, comme disait Bill Gates. Pour prévenir un échec pourtant inéluctable, je dépose chaque boulon dans l’ordre, et a la queue leu leu : le long de mon driveway, s’alignent donc un long serpent de choses noirâtres, jusque-là tout va bien. Je nettoie tout avec les torchons commodément mis à ma disposition dans la cuisine (décidemment, je devrais me mettre à la pâtisserie, au moins aurais-je tout sous la main). En remontant l’ensemble, je dandine de contentement, seules trois vis et une chose marronnasse restent en plan, un minimum de 90% de réussite, bravo mon garçon, tu vois quand tu veux.
Tu n’es pas obligé de me croire, mais ma tondeuse marche, et elle ne fait plus de fumée. Comme quoi les fabricants rajoutent tout un tas de bitogniaux inutiles. Je crois que je vais virer animiste : un dieu pour chaque objet. La déesse des tondeuses aime beaucoup mes grands yeux verts. Ou quelque chose comme ça.      
 
Je m’interromps :  je suis au labo, et mon crayon vient de se déplacer en tremblotant, de gauche à droite, sur mon bureau. Non, un HB, jaune, désespérant de normalité. En fait, je me suis rendu compte que ce n’était pas le crayon qui bougeait mais la table, le sol, moi, tout mon moi, mais aussi les seins de ma voisine (qu’elle a énormes,  elle allaite). En fait tout le Massachusetts tremble. Ça vient du Canada. Ces gens-là sont des cochons. Ils nous envoient aujourd’hui un tremblement de terre magnitude 5.0, hier c’était la fumée d’un gigantesque incendie de forêt. Gardez vos cochonneries. Est-ce qu’on vous envoie du pétrole de Louisiane ? Pas encore mais il arrive ? Pas faux.
Je viens de vivre, survivre devrais-je dire, à mon premier tremblement de terre. Je suis en acier inoxydable : tremblements de terre, pluies diluviennes, montagnes de neige, mes fils en taule, les deux cancers du sein de ma femme : facile, je maitrise à mort.
 
Je reviens à ce dont que je voulais t'entretenir ce soir, rien à voir évidemment avec les carburateurs, je voulais te parler de ma retraite. Au labo, les ressources humaines ont invité aujourd’hui une très grosse dame pour nous parler de nos retraites. Très bien. Parle nous, très grosse dame.
 La gentille hôtesse envoyée par Goldman Sachs veut s’assurer que chaque futur retraité a ses « long term financial goals » bien en main. De quoi s’agit-il ? C’est assez simple.
Tu commences par calculer l’âge de ta mort. Tu prends donc l’espérance de vie moyenne d’un mâle blanc et riche, et tu retires, en te référant à une grille proposée par notre amie, quelques mois pour tes années tequila frappée à la fac, quelques années pour la malbouffe. Tu rajoutes ensuite quelques mois pour tous les anti-cholestérol que tu as pris gentiment et sans rechigner, une année pour ta transformation hebdomadaire et humiliante en hamster dans le complexe de sport en salle au rez-de-chaussée de ton lieu de travail. Si ce calcul macabre conclut que tu devais mourir il y a déjà 5 ans, arrêtes immédiatement ton whisky, et appelles ton assurance vie : ils te doivent des sous !! De ce chiffre inquiétant, tu soustraies l’âge de ta retraite. Normalement le résultat n’est pas un nombre réel négatif. Si c’est le cas, lève la main et parle en a Jen, elle devrait pouvoir faire quelque chose. Tu multiplies le nombre – positif, donc - d’années qui te restent à vivre entre ta retraite (probable) et ta mort (certaine), tu suis, c’est un bonheur, par le montant annuel de la pension qui te permettra de vivre comme un nabab pendant ce temps béni. Normalement tu dois multiplier 20 ans par 100,000$, c'est-à-dire qu’il te faut trouver 2 millions de dollars d’ici à ta retraite.
Bien, on avance.
Vient donc cette question susurrée par la Jen-aux-gros-seins : Et où c’est qu’on va les trouver ces millions ? Dans ta poche. En effet, tu as déjà économisé pour ta retraite un magot important (mais Madame, en ce qui me regarde, je ne …) que tu vas faire fructifier chez ? Chez ? Goldman Sachs, tu suis.
La somme que tu as (enfin qu’ils ont) amassée est alors multipliée par un optimiste 10% d’intérêt par an. Tous les sous que tu amasses comme un écureuil multiplié par les années qui te restent avant la retraite multiplié par 10% l’an amène naturellement à un autre chiffre nettement en dessous de deux millions de dollars. Il faut donc combler le trou, si tu veux vivre en Floride dans un parc pour petits vieux, au milieu de nains en plâtre, à sucer des glaces et jouer au golf toute la journée. CQFD : Il faut faire des épargnes, il faut tout donner à Goldman-Sachs, la Jen est heureuse, ca c’est bien passé : tout le monde opine du chef.  
Et vous monsieur Normant, m’a-t-elle souri dans notre « individual assement plan » ? Ou en sommes-nous ?
- Docteur Normant. Vous, je sais pas, mais pour moi, ceci devrait faire l’affaire, souriais-je en sortant de ma poche mon paquet de cigarettes. Je prétends, grosse dinde, qu’avec ce simple petit rectangle blanc et rouge, je réduis un des facteurs de l’équation à presque rien. N’est-ce pas extraordinaire ? Ces français sont décidément surprenants de débrouillardise. Je prends ma retraite à 65ans, et je m’en vais d’un adénocarcinome à petite cellules 6 mois plus tard. Cout de la retraite : six mois à cent mille dollar l’an, un risible 50,000 USD. T’en pense quoi poulette ? M’accoudais-je narquois.  
La grosse conne bée. Je lui retirerai volontiers 2 ans d’espérance de vie rien que pour ses boudinages immondes autour du cou.
Des deux côtés de l’Atlantique vivre le plus longtemps possible est la priorité absolue, image en miroir de la peur de la mort. Je ne crois pas être le seul néanmoins à penser que vivre bien c’est mieux que vivre beaucoup.
C’est ainsi que j’ai réglé mon problème de retraite.
 
Il m’a semblé que deux victoires aussi nettes et indiscutables méritaient bien, moi si peu bavard ces derniers temps, de figurer en bonnes places parmi les larmoiements et atermoiements qui encombrent trop souvent mon babil.
 
Chaque chose en son temps, je t’embrasserai quand je serai à la retraite.