Comètes
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Des matins lumineux, des matins de musique et de soleil, des matins de rires et de silence soudain lourds
de draps froissés, d’un sérieux de morsure et de survie. Les mots stupides et splendides des amants de
la première heure, celle de l’aube, juste avant le creux, au seuil, l’heure la plus froide où il faut se serrer
fort pour que la chaleur reste un peu, l’heure où l’on essaie ses forces et son courage afin de voir si, le
moment venu, on sera capable de lutter contre une glace bien plus puissante et plus éternelle que la
noirceur neigeuse du petit matin bleu.
***
Les comètes en ce matin de novembre n’ont pas fière allure, tandis qu’ils se partagent le croissant autour
du journal qui tient lieu de lien ridicule et transitoire entre leurs âmes qui ne se touchent plus que quand,
parfois, ils se déchirent.
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Et ils restent là, vacillants, sans ciller, à regarder les choses en face. Ils vacillent à l’intérieur tandis que
leurs corps ne bougent plus, incapables depuis longtemps de frémir à la lune évadée. Ils vacillent sans
ciller, immobiles et froids sous l’avalanche brusque du trop plein de non-dits qui s’écoule en cataractes
abruptes sur leurs fronts désolés, sur leurs désirs muets. Ils restent là, sans ciller et vacillant aux coups
des choses qui soudain se brisent.
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Les choses : leur amour épuisé, leur désir aléatoire, leur quotidien lancinant. Les jours qui s’enfuient, la
vie qui s’échappe aux interstices des cloisons funèbres. Le rire, les larmes, le frisson, l’inconnu, laissent
place avec regret au bâillement qui dévore, au pouls régulier du métronome nécessaire à la survie en
milieu hostile. Les masques, les rôles, les pertes de temps, les obligations imbéciles, les règles établies
pour vous empêcher de tourner de travers, la folie assassinée, la platitude accablante et victorieuse de
l’indifférence.
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Après le croissant, la journée s’étire, plus ou moins bien menée, jusqu’au soir. Les heures s’enfilent en
chaînes autour des cous fragiles, à la finesse des chevilles, jusqu’au creux doux du poignet dont la
subtilité ne peut vaincre les ruses grossières du contrat social.
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Le jour, les comètes ne se regardent plus de peur de se détruire. De peur de renvoyer au néant leur
nature luminescente à la lueur acéré du regard de l’autre. Ne regarde pas comme je mens, ne regarde
pas comme je joue mal, ne regarde pas ce masque triste qui est le mien, nous sommes d’un autre
monde et je dois bien, dans celui-là, sais-tu, je dois bien. Toi aussi, tu dois bien. Ne me regarde pas, et
je promets d’oublier jusqu’à ton nom tant que le jour subsiste, je promets de ne pas voir tes actions
machinales, tes pitoyables tentatives de protéger ton âme, tes échecs à fuir le vide.
L’amour des comètes est aveugle.
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Le jour n’autorise pas la valse lente des comètes –trop de lumière, trop de vie, trop de rapidité, comme
ça, d’un coup, trop de contraste.
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Le jour, la comète se doit de fermer sa gueule de comète et de sourire, de travailler, surtout, de ne pas
dépasser. Ne pas dépasser, ne pas placer un mot plus haut que l’autre, ne pas être vrai, bien garder sur
les yeux le masque de l’uniformité accablante. Accepter de ne rien dire à ceux qui sont très fiers de
n’être pas des comètes, ou à ceux qui croient être des comètes, et qui vivent en sous-sol volontaire.
Accepter de dire que la normalité, l’ordre des choses, la règle à suivre est celle qui annihile la nature des
comètes, l’étouffe, la presse sous un couvercle étanche.
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Accepter de se cacher au mieux, de se renier au pire, de mentir pour leur bien à nos comètes en devenir
–oui, ils ont raison, oui, fais comme les autres, c’est bien - comment veux-tu, mon amour, je vais finir
par brûler, là-dedans.
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Les comètes ont peur du jour, les comètes n’aiment pas le matin. Les comètes en ce matin de novembre
n’ont pas fière allure, tandis qu’ils se partagent le croissant autour du journal qui tient lieu de lien ridicule
et transitoire entre leurs âmes qui ne se touchent plus que quand, parfois, ils se déchirent. Ils songent,
de part et d’autre du journal. Ils songent à la nuit brûlante.
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À la nuit, les comètes sont dans leur élément, amoureuses de nature, comme nées d’une fusion
nucléaire entre le désir et la beauté. Elles brillent. Elles scintillent. Elles se sentent plus libre, leur univers
est plus vaste, désencombré.
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Ils songent, de part et d’autre du journal. Ils songent à la nuit brûlante mais songent au soir avec
inquiétude, - et mordent dans le croissant.
Ils ont eu des soirs terribles. Des soirs d’une violence qui leur faisait dire que plus jamais ils ne
souhaiteraient vivre de tels soirs. Des soirs terribles, de tristesse et de larmes, et d’incompréhension et
de douleur, etc.
–bien moins terribles, toutefois, que ce matin de novembre, ombré du soir venu glacé, dont le morne
cliquetis d’horloge rappelle à chaque seconde qu’ils approchent tous bas du point de non retour. Du point
ou mieux vaudra, de toute manière, se coucher sagement sans se parler, sans se toucher, sans se voir,
puisque toute tentative d’appeler les émois du passé ne sera qu’une maladroite et pitoyable affaire ratée
qui s’achèvera dans le silence et la peine des yeux fermés, des poings serrés et de l’insomnie stérile.
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Parce qu’une comète, ça ne peut pas refuser d’avancer.
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Parce qu’une comète, ça brille, - ça meurt.
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Et les vieilles blessures se renouvellent, éternellement renaissent de leurs cendres ; les personnages ont
beau changer, veillera toujours le rôle absurde de ceux qui restent, sans espoir, par obstination peut-
être, à moins que ce ne soit par habitude. Ceux qui restent sans un geste, sans un son, sans même une
tentative ombrée de secouer un peu le marasme, le brouillard anesthésiant des portes closes.
Et ceux qui partent, sans même regarder pourquoi ils sont partis, ce que leur dit ce départ vieux, le
mystère, le secret qui a failli leur être révélé et qu’ils ont négligé par peur de le comprendre, par peur
d’épuisement, par ignorance aussi –le secret est ineffable. Alors, ils restent aussi, même dans le départ,
même dans la rupture, ils restent enfermés en eux-mêmes, aussi vains et dérisoires qu’une enveloppe
vide.
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Et ceux qui restent, là, vacillants, sans ciller –et les choses en face, trop limpides dans leur évidence de
choses, leur brûlent les yeux au point que parfois, ils pleurent, doucement, en secret.
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Il faudrait pleurer en public. Il faudrait dire :
« Je suis une comète, on me refuse ma vie de comète, je me la refuse aussi, j’ai peur –et je pleure, là,
devant vous qui faites semblant de ne pas comprendre. Je suis une comète qui pleure en public. »
Mais jamais les comètes n’auront devant nous la moindre larme, la moindre averse sentimentale –et
nous non plus, nous qui ne sommes pas des comètes.
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Ils ont été ces comètes vives qui arrachaient sur leur passage les pensées mornes et grisâtres, ils ne sont
plus rien, ou alors plus grand-chose, ou alors par inadvertance.
Et la tristesse nous prend à les regarder, nous qui ne sommes pas, ne serons jamais des comètes –parce
qu’il est bien trop douloureux d’être une comète et puis que ce n’est pas raisonnable, le travail, les
enfants, la maison, le chien dans le jardin.
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Les comètes en ce matin de novembre n’ont pas fière allure, tandis qu’ils se partagent le croissant autour
du journal qui tient lieu de lien ridicule et transitoire entre leurs âmes qui ne se touchent plus que quand,
parfois, ils se déchirent.
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Ils ne peuvent pas se frôler sans trembler. Leurs mains légères, chaudes et vivantes, comme animées
d’une vie propre, créent une sorte de halo étrange à peine elles se reconnaissent. Une force d’attraction
presque électrique, ou magique, en tous les cas inexplicable et qui les terrasse sans qu’il puissent lui
opposer une quelconque résistance – pourtant on sait qu’ils le voulaient, résister, déjà, déjà ils
résistaient, déjà ils savaient bien que l’abandon au désir était l’abandon du désir et que le choc de leurs
deux corps en fusion ne pourraient amener que la destruction et le vide.
Evidemment ils n’ont pas résisté. Ce sont des comètes. Il fallait bien s’en douter. Nous le savions, nous,
qui sommes là à les regarder, nous qui ne sommes pas des comètes.
Ils n’ont pas résisté et les voilà, ce matin, à regarder en face le croissant et le journal, à éviter de croiser
un regard qui reflèterait définitivement la fin du commencement.
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Mais leurs mains, encore, - tremblent.
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Alors, ce matin, tandis que le journal stagne là en bonne place, les comètes s’ensauvagent.
Colère et désir secouent la table, le croissant, le journal valdingue dans la pièce soudain béante, les
souvenirs affluent en vagues salées, demain sera encore, demain sera lueur et brume vive.
Leurs pas sonnent gaiement sur les pavés des rues recommencées, ils chantent l’égarement nouveau, ils
vivent le néant vaincu et la mort reculée.
Les mains des comètes se jouent en valse lente des tiédeurs et des larmes, elles frôlent de l’un à l’autre
les beautés persistantes, elles s’élancent encore sous les lunes matinales des hivers doux.
Et il ne reste plus qu’à sourire.
Qu’à mordre.
Qu’à courir.
Qu’à vivre et puis c’est tout.
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Il est des soirs, des jours, des matins, où revient l’amour enfui, où soudain le regard de l’un clair de celui
de l’autre, où tout d’un coup les corps s’éveillent et se prennent à se briser, où les voix elles-mêmes se
brisent au fond des gorges, où le temps, à nouveau, en un cadeau presque irréel, s’arrête, où les mains
de nouveau se cherchent et se trouvent
– et c’est comme un miracle bref, de ceux qui laissent au fond des comètes l’espoir furtif que, peut-être,
tout n’est pas perdu.
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Nous, qui ne sommes pas des comètes, aimerions bien aussi croire que tout n’est pas perdu, que tout
cela n’a pas été pour rien, que toute cette folie douce amère des amants splendides n’est pas qu’une
arnaque douteuse pour romancier en mal de sujet.
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Les comètes de leurs mains qui tremblent saisissent ce qu’ils peuvent et, désespérément, jouent encore
à rattraper l’amour volage - qui semble passer le plus clair de son temps à se faire la malle sans un
mot, sans une once d’explication, comme ça, parce qu’il n’est que peu de chose, et que ce peu de chose
est tout, et qu’il doit bien se cacher s’il veut continuer de survivre, dans ce monde où les comètes ne
vivent jamais longtemps leur vie de comète.
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Des matins lumineux, des matins de musique et de soleil, des matins de rires et de silence soudain lourds
de draps froissés, d’un sérieux de morsure et de survie. Les mots stupides et splendides des amants de
la première heure, celle de l’aube, juste avant le creux, au seuil, l’heure la plus froide où il faut se serrer
fort pour que la chaleur reste un peu, l’heure où l’on essaie ses forces et son courage afin de voir si, le
moment venu, on sera capable de lutter contre une glace bien plus puissante et plus éternelle que la
noirceur neigeuse du petit matin bleu.
Da capo, ad libitum.
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