Catherine Estrade

                         
                      La limite - Chapitre 1 et 2

            

Chapitre 1

 
Il neigeait, c’était assez courant. Il aimait ça, la quiétude, la délicatesse, et cette épaisseur de l’air si particulière. Engoncés dans leurs manteaux, enrubannés d’écharpes et de laine, les regards se croisaient peu. Il sentait le vif le pénétrer, il laissait faire, emporté par la rigueur, délesté.
La ville glissait finement vers les lumières du soir, les phares donnaient à la blancheur des rues, des allures de réveillon.
Ce n’était pas encore la nuit, juste les prémices. Il leva la tête, un froissement proche l’avait délogé de son engourdissement.
 
Et il le vit.
Face à lui.
 
Il ne fallut pas longtemps pour qu’ils se serrent dans les bras l’un de l’autre. Des larmes auraient pu venir givrer les visages étonnés, et heureux, si heureux.
 
Ils s’installèrent sur une banquette verte de faux cuir, dans la chaleur d’un bar. Ils repartirent dans les déserts parcourus ensemble, dans les amours en partage, souvent morts d’être nés. Les rires revenaient au rythme des mots qui racontaient, les mêmes rires, ceux des fantômes enfermés.
 
Les œufs cuits sur le capot du véhicule, les cafards, les charognards ridicules.
 
L’alcool remplaça le café brûlant, l’alcool réchauffa, délia, versa les souvenirs sur la table ouverte.
 
Les montagnes sur leurs mains, le soleil des étés de musique, les filles et les gorgées de troc à boire, les bavardages à ne parler de rien, les éclats de fadaises, les songes et les insignifiances essentielles.
 
Et là, alors que le noir s’installait sur la neige entassée, alors que les brouhahas n’arrivaient plus jusqu’à eux, il parla de ça, jamais auparavant lors de leur rencontre il n’avait reparlé de ça, lui dit qu’il était le point de départ de ce fossé entre eux. Il redit la blessure, la répéta, lui donnant une seconde chance.
L’autre secoua la tête, les yeux rejoignirent les colères pensionnaires, celles qui vivent là sans rien dire, celles qui attendent. Il n’écoutait plus que le bruit de la douleur résurgente.
 
Pourtant, tout à l’heure, alors que le liquide embaumait les difficultés à dire, ils avaient effleuré, croqué des avenirs à eux deux, d’autres avenirs, des nouveaux intervalles à faire.
 
L’angle où ils avaient déposé la momie des mémoires n’éloignait pas la constance des non-dits, la fêlure sans rimes. Le silence était de retour.
 
Ils se levèrent et sortirent.
 
Il prit à gauche et l’autre à droite.
 
 
Chapitre 2
 
 Ils avaient arrimé leur besoin d’impulsion sur les abords dangereux d’une Afrique brûlante et désertique. C’était au temps des peaux glabres, celui de l’innocence ou des égoïsmes latents.
 
Il avait remonté le boulevard, la neige tombait toujours. Des nuages glacés le ramenaient aux périphéries des jours prospères, ceux de voyage, d’errance choisie.
Il sentait sur lui, le souffle du désert parcouru, les cailloux incertains qui heurtent les roues, et les oubliés du monde qui vous saluent au passage. C’est lui qui conduisait. La veille, la bière de mil avait fait sombrer son ami dans des abus de chimères.
Il riait seul de le revoir grimacer sur des musiques bancales. Ce matin, à l’heure où les charognards attendent, il l’avait soulevé, traîné, embarqué dans le véhicule rouillé.
Il riait seul. Mais l’autre était là, même les yeux clos, la bouche entrouverte, il était là, ligne si forte, celle qu’on ne passe pas.
 
La ville était proche, l’oasis, celle de l’illusion et des histoires écrites, celle des découvertes.
 
Il devait le réveiller, il ne pouvait pas passer ce seuil, endormi, il lui fallait de la vigilance pour les dunes, pour les mosquées, les bibliothèques vénérables.
 
Il stoppa. On ne pouvait pas la voir, Tombouctou se cachait dans les intervalles de ciels et d’éminences sableuses. Il l’appela :
«  François, François ! On y est presque ! »
Les mots avaient pénétré par secousse les bouffées comateuses. François ouvrit les yeux sur un soleil violent.
 
Pour leurs sourires rendus et les complicités répétées, ils avaient poursuivi la route, ils avaient échangé des silences bavards, ils avaient tant voulu ça, attendu, cherché. Ils allaient trouver.
 
Sur leurs habits de flibustier, ils traceraient des chapitres d’aventuriers, ils pourraient dire, ils raconteraient, que eux aussi, après Caillé et les autres, avaient foulé le sol sacré.
 
Quand ils virent Tombouctou, ils surent qu’ils ne diraient rien.

 
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 Où était-il ? Lui partit à droite ? Avait-il rejoint l’impassible désert et la splendeur morte de la ville ?
 
Il devait faire demi-tour, le revoir, lui dire que tout ceci n’était rien, que les accidents ne sont qu’un point-virgule sur la feuille et que la page reste à remplir.
 
Il faisait froid, la nuit était là désormais, ferme et si définitive.
Il prit le boulevard en sens inverse. Il était seul, depuis longtemps,  et il ne riait plus.
 
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