Atelier d'écriture                   
                                                             Roger et Germaine    
                               
                                 


 
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I
 
 
Roger regarde, à travers la haie de troènes au garde à vous, son voisin, qui regarde sa voisine. Enfin, regarder n’est pas le terme adéquat, son voisin « mate » la voisine, pour être plus précis. Et par effet de ricochet, Roger regarde la voisine qui bine, sarcle, qui arrache, qui, le dos toujours voûté sur la terre, invente des milliers de petits gestes anodins. La voisine, Germaine, a les fesses désespérément plates et Roger ne comprend pas pourquoi son voisin passe son temps à mater les fesses de Germaine, ce que, lui, fait aussi, mais par obligation en quelque sorte.
Roger, affalé sur un transat hors de prix, abandonnera plus tard son poste de vigie et ira promener sa bedaine protubérante tout près des poireaux de Germaine. Germaine lui expliquera pour la énième fois qu’il faut bien biner la terre pour éviter d’arroser et répétera à qui veut l’entendre (parce que Germaine parle fort) que si chacun avait suffisamment biné on n’en serait pas là où on en est. N’est-ce pas ? Roger sera bien obligé d’acquiescer.
Certes, Germaine n’a pas de fesses, ou si peu, mais elle a le teint frais des promeneuses en quête de papillons, de bleuets, de hêtres vénérables, de neiges évanescentes, de landes mauves, sèches ou humides, de tourbières, d’herbes folles, Germaine a le teint de tout ce qui se fait de miraculeux dans les environs, et par là même dans le monde. Germaine porte sur sa peau la quintessence d’une nature inévitable. Roger ne pense pas vraiment en ces termes mais c’est au fond ce qu’on peut lire dans ses yeux.
« Tu dois te bouger un peu Roger, le monde n’est plus ce qu’il était, il s’est péniblement rétréci et si tu ne fais pas ce que tu dois faire nous en payerons tous les conséquences ! »
Plus loin, dans l’étable du village, Edmond poursuit la pensée de Germaine (rappelons-nous que Germaine parle fort) : « mais les conséquences Roger s’en fout, c’est lui et ses acolytes qui nous ont fourrés dans cette situation de merde ! »
Roger ne dit rien, Roger s’en fout. Il est de ces êtres hors de portée, capable de n’être pas plus que ce qu’ils sont en permanence. Roger est égocentrique et cultive la chose avec entêtement. A un instant T de sa vie, il avait eu le choix, comme au moment de l’industrialisation : on aurait pu alors choisir Proudhon mais on a préféré Bernard Arnaud. Pour Roger, c’est pareil, il a choisi Bernard Arnaud, enfin pas lui personnellement, mais son karma. Roger est riche, sa haie de troènes est immense et cache une maison de maître en beau granit local avec des fenêtres en bois blanc triple vitrage. Le chauffage est desservi par une installation de géothermie, Roger a eu sa période écolo lui aussi. Dans la maison tout est perfection et asymétrie intentionnelle. C’est une décoratrice venue de la capitale qui a choisi les tons lin et taupe, les canapés noir et blanc, la table basse en marbre de Carrare, où il n’ose même pas poser son verre de rouge. Même son lit de deux mètres qui ne reçoit plus personne depuis longtemps a été dessiné par un styliste de renom. Roger y mettrait bien les fesses de Germaine dans cette couche colossale... bref… là, tout de suite, Roger s’en prend plein le pif : « et tu n’es qu’une feignasse, et tu ne nous aides en rien, et tu te crois tout permis, et tu ne changeras jamais », il se sent fortement indésiré mais c’est Roger et il s’en fout. D’autant qu’il lui reste en cave quelques Richebourg grand cru rares qu’il échange contre des heures de ménage, à Ginette qui est ravie de partager la chose avec son mari Raymond. Les gens sont ainsi ; prêts à vendre leur âme contre un verre de rouge. Même ici, même maintenant.
Son voisin Michel, le mateur maté par Roger, tente une percée entre les cris d’Edmond et les reproches tempérés de Germaine. Michel n’aime pas les conflits, il veut tout concilier, réparer, harmoniser, équilibrer, Michel ne comprend rien aux hommes. Et le voilà défendant l’indéfendable Roger, ce pauvre Roger qui n’y est pour rien, qui n’a pas fait exprès, qui est ainsi fait et qu’il faut accepter comme tel. Michel est indécrottable et terriblement ennuyeux, Germaine ne tardera pas à le lui rappeler. « Ah Michel, tu nous gonfles avec tes : « Faut être tolérant, faut sortir des clivages, et gnagna gni et gnagna gna . En l’état actuel, s’engueuler est un mal nécessaire, il ne s’agit plus de chercher à comprendre, il faut mettre nos ressources en commun et avancer et chacun doit mettre du sien, même Roger, malgré ses gros sous, son gros orgueil et son gros bide ! »
« Et tu crois que c’est en cherchant des myosotis que tu vas faire avancer les choses ? »
« Certainement plus qu’en passant ton temps affalé sur ton transat en or à regarder Michel mater mes fesses, gros abruti ! ».
Là, Germaine s’énerve.

 

 
II
 
 
Alors que l’alouette Lulu sifflote, tout près d’ici dans la lande à bruyère, le village se réunit. D’abord accaparée par le chant, Germaine se dit que l’alouette est la dernière de son espèce et une bouffée de tristesse l’éloigne pour un temps des bavardages des villageois.
Il s’agit pourtant de choisir, ce soir, celui qui descendra ravitailler la troupe. Et ce choix n’est jamais simple. Les uns mangés d’arthrose rechignent à marcher, à conduire le vieux tracteur puant, les autres bouffis de graisse se plaignent de ne pouvoir respirer, les derniers en ont marre de se taper le sale boulot. Résultat la bataille est rude, chaque mois, et les discussions se répètent.
Seul Roger, du haut de son piédestal de propriétaire, ne craint rien et ne dit rien d’ailleurs, de peur de se faire une nouvelle fois titiller par ses congénères.
Lui ne descendra pas puisqu’il a la clef !
Ces réunions, il ne les manquerait pour rien au monde. Il savoure son pouvoir, celui qu’il a depuis toujours et que même le chaos ne lui a pas retiré. Il observe la plèbe se déchirant et sa morgue s’étale en strates sur les pauvres types présents. Roger exagère, Roger exulte en silence, et si chacun était attentif il verrait une bave légère glisser doucement vers son cou du côté droit.
Mais Germaine veille. Elle a laissé l’oiseau pour revenir autour de la table :
« C’est quoi cette trace d’escargot sur ton cou et ce rictus de dédain sur ta bouche Roger ? »
Tout le monde se tait. Un instant l’alouette Lulu est seule à dire.
Toujours prompt à suivre les empreintes de Germaine, Edmond poursuit : « C’est la marque du pouvoir Germaine, comme un signe de sa connerie qui s’inscrirait comme ça sur sa peau »
Germaine sourit : 
« J’irai, demain, mais pour une fois j’aimerais que nous soyons deux. J’ai oublié pourquoi on s’est interdit cette possibilité. Edmond voudrais-tu m’accompagner ? »
Roger, Michel, Marcel et Georges font la gueule. Marcel propose de descendre lui aussi. Proposition ridicule rejetée par la majorité. Ce sera donc ainsi : Germaine et Edmond partiront demain avec la petite carriole construite par Marcel.
« Prenons cela comme une grande aventure Edmond, malgré Roger et sa clef. Roger, tu crois encore avoir du pouvoir sur nous mais tu n’en as pas, on te laisse le croire par générosité parce que tu n’es, au fond, habité que par ça. Un jour, quand nous serons fatigués, nous entrerons dans ta belle demeure et nous volerons ce qui, en fait, nous appartient, nous prendrons la clef, ouvrirons ce qu’elle sait ouvrir et la jetterons. En attendant ce jour tu peux continuer à grossir sur ton transat. Pourtant nous te laissons une dernière chance de changer, tu peux encore décider de donner la clef, d’abandonner et de ne plus être seul …  Parce que tu es seul, tu le sais bien »
Roger se lève en bougonnant : « Et si je décidais de ne pas la donner cette clef, et si je décidais de descendre pour me servir sans vous en laisser la moindre part !? »
« On survivrait » répondit Marcel « on survivrait mais pas toi, tu crèverais d’avoir trop bouffé par ennui et par égoïsme et nous pourrions ainsi récupérer cette clef, qui bientôt ne servira plus à rien. Que feras-tu alors, Roger, quand cette clef ne servira plus à rien ? Comment participeras-tu à la vie du village ? Est-ce que tu dévoreras, tes billets, tes tableaux, tes tables en marbre ? Comment feras-tu ? »
Roger quitte le jardin de Germaine en laissant tomber la chaise sur laquelle il avait installé ses nobles fesses. Roger boude, Roger râle, Roger sait ce qu’il a choisi d’être et sait, enfin les autres le croient, qu’il a eu tort.
 
 
Demain Germaine et Edmond, quand le soir viendra, après une journée à marcher, à charger, à parler, à rire, à regretter, à pleurer, demain quand ils reviendront à la lueur d’un début de lune immense, quand ils auront fini de ranger leur moisson, une fois la clef glissée dans la boîte aux lettres de Roger, quand enfin la lune sera pleine, Germaine et Edmond s’allongeront tous les deux dans le lit de Germaine, pour la première mais pas pour la dernière fois.

 
III
 
 
C’est arrivé assez vite, ce n’était pourtant pas faute d’avoir été prévenu. Les températures avaient tout d’abord augmenté de 5° en moyenne, les épisodes caniculaires étaient réguliers et les plus faibles ne résistaient pas. Déjà, depuis plusieurs années la terre se vidait de sa substance turbulente.
 
Puis il y avait eu cet été là, celui des grandes chaleurs, quelque chose comme des éruptions solaires, plus d’air, asphyxie, rien n’avait résisté, ni les plantes, ni les hommes. Tout avait séché sur place, grillé, cramé, déshydraté. A seulement quelques kilomètres du village, le paysage ressemblait à ces étendues que l’on découvre lorsqu’on vide un barrage. Des arbres nus, noirs, crevassés, altérables, des terres parsemées de zébrures blanchâtres, et des lacs, des étangs, des rivières, dénudés, exsangues.
 
Ce petit coin de monde avait été épargné. On ne pouvait pas savoir pourquoi puisque tout était mort, y compris les détenteurs du savoir. Il n’y avait plus personne pour expliquer, supposer, démentir, proposer, inventer. Manque de résistance, manque de bon sens, manque d’eau surtout, manque de désir peut être.
 
Les survivants avaient envoyé des émissaires un peu partout mais ceux qui étaient revenus n’avaient ramené que le désert dans leur bouche. Il n’y avait plus rien, aussi loin qu’ils étaient allés il n’y avait plus rien, à part eux, ici. 
 
La dernière mission d’exploration avait été confiée à Pierre, le fils de Germaine. Elle l’attendait.
Pierre était le plus jeune de tous. Une petite trentaine souriante, enfin avant.
 
Et pendant ce temps, pendant ces attentes, ils avaient mis en place ce qu’il fallait pour vivre. Les sources coulaient, les plantes résistaient, les jardins revivaient. Les empoignades s’épanouissaient comme par le passé, en réalité rien ne changeait, ou presque. Mais juste ici, simplement ici, dans ce trou du cul du monde. Il faut croire que ce jour-là, jour de la fin, même le soleil avait oublié ce plateau sauvage.
Plus de femmes capables d’enfanter, plus rien qui ne laisse espérer un avenir quel qu’il soit, sauf pour la planète disait toujours Germaine.
 
Roger avait été le propriétaire de multiples entreprises, il en avait encore les clefs et n’acceptait de les prêter qu’en échange de sa lente agonie paresseuse. Il restait encore quelques victuailles comestibles, du matériel utilisable mais bientôt ils seraient autosuffisants et Roger inutile. Parfois Marcel se disait qu’à ce moment-là ce serait plus simple de pendre ou de brûler Roger. Il disait ça tout haut devant Roger, ce qui, par là même, prouvait qu’il ne le ferait jamais.
 
Les vaches et les moutons pâturaient tranquillement, ignorants des drames passés. En cet fin d’été les brebis étaient installées dans les tourbières et elles grignotaient tout ce qui leur convenaient, à loisir.
Quelques piafs ou rapaces glatissant, une loutre ou deux dans l’étang et ces fleurs aux noms restant désormais inconnus ou à rebaptiser, ces fleurs semeuses d’arc en ciel au printemps. Et ces herbes jaunies, oscillantes ... la faux qui cisaille. Alanguies, sur le sol encore chaud, elles s’offrent, ces herbes, abandonnées aux doigts fourchus des fendeurs de saisons. Ça sent l’estragon si fort.
Elles s’amoncelleront, bientôt, chevillées les unes aux autres, murmurantes, mémoires frissonnantes, rêves d’avant lorsqu’elles étaient livrées au vent, au bourdonnement des butineuses, aux étincelles des libellules.
Lorsque la caresse aiguisée frôlait en chatouillis le rire des enfants.
Lorsque des sources fraîches naissaient leur verdoyance.
Elles s’assécheront encore, et donneront, généreuses, la pâture hivernale aux bêtes asservies. Mais sans rire d’enfants, juste le bruit sec de la faux sur le champ.
 
Mais Germaine l’attend, son fils, son Pierre. Elle espère, pour lui. Non que le monde ait continué ailleurs sa lente agonie mais pour qu’il trouve autre chose que cette vingtaine de vieux croûtons accrochés à leur plateau venteux.
 
Pour l’heure, le jour se lève et autour d’elle, ce monde minuscule est le monde entier. Il est l’illusion que tout est encore comme avant. Aussi loin que son regard se porte, rien n’a changé, il faut aller bien au-delà pour découvrir l’horreur, 50 km tout autour, en cercle parfait. Ils n’aiment pas y aller, ni les uns, ni les autres, ils veulent ignorer, ne pas savoir, tricher avec la vérité, se mentir, ils veulent continuer et finir leur existence comme elle a commencé, la tête enfouie dans la tourbe.
 
Le visage levé vers le bleu du ciel d’été, elle voit le milan tournoyer là-haut et perçoit la trille majestueuse de l’Alouette Lulu.
 
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