Audrey Soulié

                             

 
Elle est debout. De dos. Elle marche.
 
Je ne sais à ce moment précis si elle a conscience ou non de ma présence derrière elle.
Certainement mais elle réfléchit à autre chose.
Elle regarde l’horizon. Le lointain. Le but. Ou rien du tout.
Peut-être cherche-t-elle à endormir ses craintes.
Je ne sais pas.
Elle me croit devant.
Orphée, toujours devant.
 
Elle n’a pas idée que je puisse à la fois la guider et la suivre.
 
Je regarde son profil dissimulé. Ses épaules nues. Son dos.
Le bruit de ses pas m’apaise. Me calme. Me rassure dans ce noir infernal.
Je la suis.
 
Je suis là.
 
Les yeux fixés sur sa main soudainement apparue comme un cadeau, c’est en moi que je regarde. Je peux le faire. Enfin. Je n’ai plus peur. Je n’ai pas peur. Je ne risque rien. Je n’ai rien à risquer.
 
Elle s’arrête. Elle ne bouge pas. Je ne bouge pas non plus. Nous respirons plus lentement.
Mieux.
 
Et je n’ai plus froid. Je respire. Je réfléchis calmement mais vite. Les idées s’entrechoquent quelque part en étincelles claires. Je souris. Je pourrais rester là des siècles, à regarder en souriant mes idées s’entrechoquer, à regarder mes phrases se dérouler, à entendre les notes s’égrener sans bruit, - je pourrais rester là des siècles. Une éternité. Ma vie.
 
Je pourrais passer ma vie à la regarder regarder devant, à la voir chercher à poser son pied au bon endroit du chemin, à la juste place, au bord de l’ornière, là. Je retrouve dans sa quête de lumière quelque chose de lointain. Je ne sais guère quoi. Un vieux souvenir, peut-être. Et c’est étranger.
 
Rien ne bouge, rien ne se passe, l’immobilité profonde nous enveloppe comme le drap léger du sommeil d’été sur la peau qui respire enfin la nuit bleue et pourtant je ris mieux. Je pleure mieux. Je flotte mieux aussi, dans le noir.
 
Les ombres aujourd’hui peuvent bien se répandre. Elles ne disparaissent pas. Elles ne coulent pas. Ne glissent pas. Non. Mais ne m’arrêtent plus. Ne m’effraient plus.
 
Autour de nous le monde tourne. L’enfer avance, les vies se mêlent, les voix nous frôlent, les mains aussi. Et le spectacle continue, il me semble qu’il perd en réalité à mesure que je le vois mieux.
 
Je ne bouge pas. Je reste là. À égale distance de la lune et du soleil. J’habite la terre que j’avais cru quitter, nos pieds dans le noir foulent le même sol, nos corps plongeront demain aux mêmes mers. Et parfois, les voix qui m’atteignent, les larmes qui roulent, les souffles qui tanguent, les airs qui se brisent, - ce sont les siens que j’entends.
 
Elle chante.
 
Et j’ai peine à dire ce qui se passe alors quand mes yeux se ferment en marchant – nous ne dormons jamais aux enfers, c’est immuable. Fermer les yeux ainsi c’est mourir chaque fois et chaque fois vivre à nouveau dans l’espoir obstiné de bien mourir encore.
 
Il semblerait que nous soyons tous figés là, dans la même position, dans le même tremblement, la même oscillation magnétique, immobiles, comme électrifiés, parcourus de salves de courants orageux et frondeurs, tous, tous, et elle, et moi, regardant devant, observant la même chose, tous, les yeux ouverts dans le noir, sur la même planète dont l’indéniabilité sphérique place chacun de nous les yeux fixés à nos épaules.
 
Elle. Moi. Eux. Tous.
Sauvés par le chant.
Par le chant d’Eurydice.
 
Et, certains jours, la force est si grande et l’air si plein que, sans bouger d’un millimètre, je retrouve ses bras à mes épaules, et ma bouche à son cou, mon corps rivé au sien, -  et pour tous, c’est l’amour, - si bien qu’à côté du tremblement magique de nos solitudes, la mort ne me paraît qu’une légèreté sans conséquence.



 
 








Écriture 







"J'apprends à voir. (...) 
J'ai un intérieur que j'ignorais. 
Tout y va désormais. 
Je ne sais pas ce qui s'y passe."

 
R.M.Rilke.
 


Musique