Audrey Soulié

                             

Quand il sonna, j’étais en Chine.
 
La tête lourde sous l’oreiller, douloureuse, les membres engourdis, les yeux brûlants qui pleuraient un peu sous l’effet de la fièvre, la couette roulée en boule sur les pieds, attendant sagement qu’un frisson plus fort que les autres ne chasse la chaleur insupportable, - j’étais en Chine.
 
Un peu perdue, dépaysée, attaquée par le décalage horaire, j’étais prise d’un sentiment d’irréalité persistante, expression que j’ai lue ailleurs, mais où, sur un balcon, en forêt, enfin je crois - le personnage du livre qui n’est pas chinois mais français est décalé aussi d’ailleurs, un petit frère, forcément,
 
- cependant, je repoussai avec énergie le thème rebattu du décalage qui peut m’occuper de longues heures, des jours entiers, qui m’a déjà occupée suffisamment d’années pour ne pas tolérer qu’il perturbe ainsi mon voyage fiévreux et chinois.
 
J’étais donc en Chine, et je suivais en vue du dessus, dans un genre de vision de son propre corps allongé dans un lit sous une couette beige, trois personnages perdus qui fuyaient dans la nuit sur une moto – quand on lit, on est un peu mort, du moins, on n’existe pas tout à fait, c’est ce qui est plaisant d’ailleurs, c’est agréable d’être mort, on peut aller en Chine de son lit, il suffit de plonger dans les lignes de fuite.
 
Distraite par le bruit strident qui se répéta une seule fois avec hésitation, j’observai que les motifs de feuilles très blanches dont les ramures reposaient sur le fond beige de la couette devenaient par la grâce des mots de frêles paradoxes imprimés – j’étais en Chine, moi, - et, donc, forcément, ces feuilles, là, - mais qu’y puis-je si elles sont telles ? Si quelque chose sur cette Terre ou ailleurs relève de la simplicité, c’est certainement de la simplicité du paradoxe. C’est un peu ce que dit le livre qui se passe en Chine, en beaucoup plus triste.
 
Je posai enfin un pied nu et frileux sur le parquet, puis les deux, et j’entrepris de les faire glisser précautionneusement, sans bruit, jusqu’au combiné de l’interphone.
 
Le type parlait français et pas chinois ; j’aurais presque protesté contre ce manque de tact imaginatif si la voix enfantine d’angoisse terreuse ne m’eût arrêtée. Des mots les uns à la suite des autres, précipités, comme de l’eau qui craquait soudain le barrage de ma lecture désincarnée et de son silence angoissé, long, lourd, précédent, et puis, encore, un grain mouillé sous les trombes d’eau au dehors, une musique familière, rythmée, une voix de petit garçon effrayé sous l’orage et des sons réguliers comme leitmotiv à la fin des phrases : “putaing”, “putaing”, vous voyez, je sais pas quoi faire, madame, “putaing”.
 
Je ne comprenais pas – je m’attendais à du Chinois, c’était du français, du français du sud, exagéré, rocailleux, pressé, enfanté de langue d’oc grand-parentale, rajeuni par une couche de ces pointes étranges que les gamins du coin repeignent consciencieusement par dessus l’origine, des pointes pointues, déracinées, des pointes inimitables qui ne se marient guère avec le sud rocailleux, mais qu’on repeint quand même toujours consciencieusement parce que ça fait cité et que c’est mieux que quand ça fait campagne, c’est plus classe, plus stylé, plus tout, alors ça craint, ça fait un peu racaille certes, mais c’est plus tout,  - tout sauf les champs, le village, la nature, le bled sans mac do où y a pas la fnac.
 
Toujours accrochée vaguement au combiné de l’interphone et le français rocailleux imitation cité dans l’oreille gauche comme un bercement familier, je prononçai en silence les mots sur lesquels encore, parfois, dans l’émotion, l’inattention ou l’enthousiasme, je laisse échapper l’accent qui fait campagne, l’accent de l’enfance, celui qu’on apprend à perdre pour avoir l’air cultivé, fin et délicat, celui que prennent les jeunes qui seront flics ou fonctionnaires dans la chanson préférée de mon oncle, flic d’ailleurs, - celui qui fait immanquablement savoir à la ronde qu’il s’agit de vos parents qui vous parlent tendrement dans le téléphone. Papa ?
 
Non, toujours le même type, qui s’épuise à m’expliquer en articulant très distinctement – il me prend pour une vieille dame un peu sourde – qu’il a un colis pour Monsieur Ramon, pas les clés de l’immeuble ni des boîtes aux lettres, que de toute façon le colis est trop gros (pour la boîte aux lettres mais pas encombrant, je n’ai pas d’inquiétude à avoir), que le dit monsieur Ramon n’est pas là ; et il continue de répéter son discours, qu’il a certainement préparé plusieurs fois dans la rue avant de sonner parce que les gens raccrochent facilement l’interphone et font semblant de ne plus être là, d’avoir disparu, de s’être volatilisés soudain dans une chanson du midi qui rocaille des histoires de petite fille en pleurs dans une ville en pluie - c’est très courant.
 
Je souris à travers l’interphone au type qui ne me voit pas et doit commencer à hésiter à monter chez cette dingue qui lui ouvre à cause de son accent parce que ça la rend nostalgique et que d’ailleurs, cet accent-là, pas le même que le sien parce que le sien à elle est recouvert d’un uniforme snobisme littéraire, mais le même dessous même si pas recouvert, pas repeint pareil,
 
- c’est celui que je garde dans les lignes que j’écris – parce qu’on écrit toujours avec l’accent, oui, par – ceu – kon – né – cri – tou – jourrr – avèècc – l’axang, avec un x catalan qu’on réfute comme un ennemi héréditaire.
 
Le type est devant ma porte ouverte et regarde mes pieds nus, je culpabilise un peu de ne pas travailler cet après-midi, heureusement, j’ai de la fièvre, ça doit se voir, ça compense - il ressort le discours entier de l’histoire du colis de Monsieur Ramon, colis qu’il tient d’ailleurs fort maladroitement tout en se balançant d’un pied sur l’autre, comme un homme bourru et terrorisé tient dans ses bras un bébé vagissant, réservant sa tendresse manifeste et manifestement intériorisée pour quand la tête de la petite chose ça y est il pleure au moins tiendra toute seule, tiens prends le toi.
 
Je pris le colis de Monsieur Ramon que le type me donna, ravi de s’en débarrasser, après avoir toutefois estimé au jugé que je n’allais pas le garder pour moi, - non. Il passa sur le code barre du paquet un petit lecteur comme ceux des caissières de supermarché puis, soulagé, s’enfuit, me laissant là, pieds nus sur le pas de ma porte, avec dans la tête cette histoire d’accent, de feuilles paradoxales, de fuite en moto et de colis, - qui contenait peut-être un livre sur la Chine où j’étais toujours.
 
Le paquet est là, dans le couloir, posé au sol, près de la porte d’entrée, prêt à rejoindre son propriétaire, Monsieur Ramon, qui peut-être portera plainte contre le livreur qui laisse des paquets chez des gens inconnus à qui ils ne sont pas destinés, et / ou contre moi pour avoir utilisé son nom véritable dans cette histoire inintéressante.
 
C’est tout de même ennuyeux de ne pouvoir l’ouvrir, ce colis, n’est-ce pas, ça aurait résolu mon énigme personnelle du jour. À défaut d’autre chose.
 








Écriture 







"J'apprends à voir. (...) 
J'ai un intérieur que j'ignorais. 
Tout y va désormais. 
Je ne sais pas ce qui s'y passe."

 
R.M.Rilke.
 


Musique