Audrey Soulié

                             
Carnet russe – notes.
 


31.VII.12
 
Tout à l’heure, nous serons suspendus dans les airs. Pour l’instant, nous sommes suspendus tout court. Attendre dans un aéroport. Un non lieu, toutes les langues, l’anglais automatique, le temps résumé à des chiffres privés de sens sur un cadran digital, à côté du numéro de vol.

Helsinki, 19:50. Ça ne veut rien dire. On attend, à l’appel, on se lèvera. On nous dira en allemand puis en anglais que l’embarquement commence, terminal 1, porte A20. On pourrait nous le dire en javanais que ça ne changerait rien. Helsinki suffira. Voyager, c’est attendre. Vivre aussi. On le sent moins. On se distrait. On travaille. On dort. Mais on attend toujours.   On attend quoi ? Godot, l’amour, la mort, le changement, bien sagement. Dans la vie, y a-t-il quelqu’un qui vous dit qu’il est temps d’embarquer ? À quelle porte ? Vers où ? D’aucuns attendent encore. Alors, les mots nous mettraient en mouvement.

Sur un mur quelque part, paraît-il, on peut lire : “il faut se méfier des mots”. Je peux définir avec des mots les défauts et les qualités ainsi que les propriétés que je crois avoir mais je ne le ferai qu’en fonction de préjugés portés par des mots. Un jour, je ferai la liste de ce que je fais et de ce que je ne fais pas, et je regarderai dans le trou. Mind the gap. C’est encore un peu la morale de l’intention, les jésuites et les jansénistes, etc.

Écrire. Une action. La plus traîtresse de toutes. J’agis mais j’attends en comblant de mots les lignes du rien. Je vis. Où ? Dans des personnages. Des utopies. Je m’analyse, me commente, me regarde. Parfois, même, se dire qu’on ne vit que pour écrire après. Dessus. Avoir de la matière pour écrire et, pour vivre, une raison – l’écrire. Pour la beauté, le plaisir, la joie qu’on y prend, qu’on y trouve, parfois qu’on y donne. Comment faire autrement. Une action qui embrasse toutes les autres. La seule où l’on puisse à la fois être acteur et spectateur, vivre et regarder. Parce que la vie, elle, elle n’aime pas trop qu’on la regarde vivre. Elle supporte mal le regard, la vie, le regard réflexif de la pensée qui voudrait agir et se regarder agir en même temps – pour être sûrs, et parce que c’est tellement plus intéressant.

Je retiens la tentation de la relecture immédiate qui, chaque fois, m’empêche de pousser plus avant la marche des mots. Relire pourquoi ? Pour construire, reconstruire, tracer, trouver un sens, en imposer un du moins, forcément restrictif. Ne pas se relire. Jamais. Pas tout de suite. Pas trop vite, non plus, bien sûr. Ne pas se condamner aux arrêts.

Helsinki. Ça ressemble un peu à une formule magique. Ça ne signifie rien pour moi. Le finnois, la Finlande, dont quelques vagues imaginaires pourraient tout aussi bien venir de Suède, de Norvège, du Danemark, d’ailleurs. Combien de kilomètres, de marins, de capitaines ? C’est quoi, Helsinki, hormis une brève escale, un nom dans un aéroport ? Pour aujourd’hui, un appel, un mot prononcé dans une langue étrangère familière et qui me pousse du siège. Là, je ne sais plus que j’attends.
 

01.VIII.12
 
On appelle le numéro 645 au guichet 12. Notre numéro est le 678. Two tickets for St-Petersburg, please. Toujours l’anglais automatique. La langue d’ici me paraît étrange. Les rues, les couleurs, aussi. Ce matin, cette drôle d’église ronde sous un dôme de bois et de verre, cachée dans le roc. Pour le temps, c’est l’Italie au mois de février. On a des repères malgré tout. Tout est bien organisé pour le touriste perdu.

Je ne sais pas trop ce qu’on retient de ces villes de passage qu’on traverse presque au pas de course. De ces brèves rencontres improbables, de ces désirs aussitôt perdus. Des images vagues, des lumières, des sensations qui parviennent à se frayer un chemin dans le non, je ne reste pas ici, j’ai à faire ailleurs.

Ailleurs, aujourd’hui, c’est Saint-Petersbourg. C’est un ailleurs que j’attends depuis longtemps. Plus on attend longtemps, plus l’ailleurs se pare de la patine des rêves. On risque la déception, ou de voir à travers son rêve, ou de voir, sait-on jamais. C’est-à-dire qu’on ne risque pas grand chose. On va chercher quelque chose ailleurs et, si on a de la chance, on trouve ce qu’on n’y cherchait pas. Numéro 678, guichet 12.
 

03.VIII.12
 
Gare de Finlande. Nous avons traversé Saint-Petersbourg à pieds avec nos sacs jusqu’à l’hôtel, rue Malaya Morskaya. Malaya veut dire petite. Le soir, au restaurant arménien, je m’entraîne à lire les inscriptions en russe. C’est une catastrophe mais je ne désespère pas d’apprendre au moins le cyrillique. La bière est bonne, le café, atroce. Le soleil est doux. Les avenues sont immenses, tout est plus grand, même le ciel. Des coins d’Europe et puis, au milieu, d’un coup, le surgissement des dômes et des coupoles d’églises orthodoxes, colorés et vertigineux. Une excitation de gamins à faire des repérages sur le plan toujours faux de l’hôtel. Bonheur, et donc, je languis déjà de rester si peu.
J’aimerais revenir en hiver, j’aimerais comprendre la musique des gens qui passent.
 
 

 04.VIII.12
 
Immense. Beaucoup. Trop. Des tas de et des tas et des tas. Salles en enfilades. Puis, tout d’un coup, une émotion. Une fascination. Une étrangeté. Une histoire. Beaucoup d’histoires, toujours belles. Tellement d’histoires, partout. Et aussi, cette sculpture donnée par Louise Bourgeois, reléguée au fond d’une salle, cachée derrière un escalier dans la section des Antiquités. Une journée ailleurs. Complètement ailleurs, ni dedans ni dehors, ni ici ni là-bas. Pas.

Puis, une gare inconnue. Commander des billets pour Petrozavodsk, troisième classe, lundi, 22h02. En russe phonétique. La bête fierté des billets de train. Au théâtre, la dame parlait français, à la gare elle me sourit avec une sorte d’expression qui nous rappelle un peu cette chose ancienne - de la tendresse.
 

06.VIII.12
 
La position que je prends pour écrire n’est pas des plus confortables mais il y a pire. Je suis allongée sur le ventre et rehaussée par un coussin sur la couchette du haut numéro 20 dans le cinquième wagon du train numéro 658 à destination de Petrozavodsk. J’ai chaud d’avoir tourné dans tous les sens et usé de stratagèmes et d’assouplissements divers pour faire le lit, mettre les draps, attraper des trucs dans le sac au-dessus de moi malgré le filet fixé pour ne pas tomber, filet que je n’ose toucher de peur qu’il se décroche, fixé par ma voisine du dessous parce que je ne comprenais rien à ces sangles. Je viens de raconter à C. ma mésaventure du brossage de dents au lavabo des toilettes – on a quand même l’air idiot à répéter voda à quelqu’un pour qu’on vous aide à trouver le robinet, encore plus idiot de raconter la chose comme s’il s’agissait de la plus palpitante des aventures, et pourtant, ça l’est. La platzkartny n’est ni inconfortable ni bruyante, en tout cas pas autant que les légendes diverses veulent bien le laisser croire, la surprise est bonne, - c’est presque un peu décevant. Une fois installé, tout va bien, à condition de ne plus bouger d’un millimètre, de peur de perdre la position idéale mais j’ai trouvé, en quelque sorte, mon assiette.

Il y a des familles avec des enfants, des hommes, des femmes, des vieux très vieux. Par la fenêtre du train, j’aperçois des rails voisins qui luisent dans la nuit, parallèles. Le constraste avec la veille, le restaurant en façon de datcha reconstituée à la Tchékov, est totalement indescriptible. Un gouffre miraculeux. J’ai l’impression d’avoir laissé des bouts de moi à Saint-Petersbourg. Les gens qui vous parlent et répètent inlassablement leur phrase sur tous les tons bien que vous ne compreniez pas leur langue, jusqu’à ce que vous compreniez, ce qui advient immanquablement après quelques infructueuses tentatives. Le type de la forteresse Saint Pierre et Paul qui ne lâchait pas nos mains et riait très fort. Le Lac des Cygnes version cliché avec happy end. Et la jeune étudiante de l’hôtel qui ne comprenait pas ce qu’on pouvait bien venir faire en Russie. “Ici, c’est froid.” J’ai répondu que c’était à cause des livres. C’est toujours à cause des livres. Pouchkine et surtout Dostoïevsky. Des visites éclairs d’appartements anciens, émouvants et simples. L’idée toujours dans un coin de la mémoire d’enfant de me mettre sérieusement au russe, que je tienne le pari ou n’en reste qu’au projet, comme si souvent. Je ne peux pas savoir maintenant. Mais je n’ai pas envie, tellement pas, que la vie quotidienne reprenne son droit. Et tout notre temps.

Peut-être qu’on souffre de nos décalages uniquement si on ne les montre pas. Parce qu’on ne sait pas comment les montrer de belle façon. Parce que c’est difficile à faire. Aussi, la peur de perdre l’illusion d’une intériorité, peut-être. Trouver un moyen pas médiocre.

Écrire sur le ventre me donne mal au coeur.
 

07.VIII.12
 
Notre train est arrivé en gare de Petrozavodsk ce matin à 6h40. Un peu froissés, ville un peu glauque, temps gris et crachotant. Nos billets sont pris, technique j’écris en cyrillique pour la dame du guichet, vers Moscou, demain à 19h05. Difficile de trouver l’auberge de jeunesse qui tient davantage du foyer de jeunes travailleurs et où, en outre, notre réservation n’a pas été prise en compte. Une chambre pour le soir tout de même, la possibilité de laisser nos affaires et de prendre une douche en salle commune. Je n’ai pas fait ça depuis l’école primaire – je pense la communale – mais c’est plus moderne et automatique, mon T-Shirt en finit trempé. Propres. Café. Cigarette. Marche jusqu’à l’embarcadère sur le lac Onega. Quelque mille et trois cents îles environ. Nous allons à Kiji. Musée à ciel ouvert, réserve naturelle – il paraît qu’il y a même des serpents à sonnette – île sacrée par les dieux et l’unesco. J’ai faim.
 

08.VIII.12
 
Nous attendons le train de 19h05 pour Moscou. On traîne dans la ville où il n’y a rien à faire ni à voir. Il semble que le centre se construise, - pour l’essentiel, des magasins blancs, ça donne un effet étrange d’entre-deux, monde en ruines, futur et passé mêlés sans harmonie aucune. Nous sommes dans le café d’un immense et laid centre commercial dont les boutiques ne sont pas encore toutes ouvertes, certaines encore en travaux. C’est blanc aussi. L’édifice semble parachuté ici sans transition aucune, pas préparé. Ça tranche avec le tourisme et les souvenirs façonnés d’une sorte d’idéal passéiste de tradition en costume. Autre café, patisseries, tuer le temps. Tout à l’heure, on sera dans le train de nuit pour Moscou. J’appréhende un peu les quatorze heures de trajet. On a encore les couchettes du haut, un peu trop serrées en fin de compte pour ma claustrophobie qui proteste. Depuis hier, je me sens vraiment perdue. Même un peu effrayée. Il m’en faut peu. Je me juge ridicule et puis finalement, tant pis. J’aime cette sensation-là. Venir ici, faire les choses pour elles-mêmes. Pour se perdre. Pour être ailleurs. Pour être sans contours. Pour ne pas être. Pas de cases, ici. Juste l’extra-terrestre total, le touriste étranger qui ne parle pas la langue, qui n’a rien à faire là, qui n’a aucune raison précise d’être là, qui ne peut pas expliquer, qui est où il est, qui est là où l’on n’a pas l’habitude qu’il soit. Les réactions des gens sont drôles. Une sorte d’incrédulité souriante, un peu de peur, le soulagement de nous voir essayer de communiquer en russe, les deux mots d’anglais maladroits et beaux qu’on nous rend en retour. Je ne sais pas si j’aime la Russie mais les gens me plaisent. Pas d’étude mais de l’échange, un peu, pas beaucoup, mais quand même. Et puis, j’aime leur langue. Une musique particulière familière et étrangère à la fois. Que j’aime comme on aime une berceuse lointaine. Une douceur particulière. Je pense à une dame qui s’appelait Raïka, il y a longtemps. Ici, à Petrozavodsk, capitale improbable de la Carélie, on est bien contraint de faire le pas vers les choses les plus simples. On les voit mieux. “Ne te courbe que pour aimer.” La phrase vient, s’en va. Peut-être pour le sentiment de perte, de fragilité, une espèce d’humilité qu’on oublie un peu avec l’habitude. En même temps qu’une forme de confiance qu’il est difficile de trouver autrement. Nu. Sans protection. Mais alors, peut-être, sans besoin d’en avoir une. Sans armure.

La différence, ici, maintenant, c’est le filet de sécurité, l’argent du touriste comme une assurance et une entrave tout à la fois. Ce serait certainement trop difficile pour moi de partir vraiment, me perdre vraiment, sans rien ou presque, sans filet, sans armure. Je ne sais pas si c’est triste ou non, sans doute un peu, mais c’est comme ça. Je pense à Kiji, hier. Une drôle d’île à part, faite d’églises et de maisons anciennes reconstituées à la façon des siècles passés. XVII°. XVII°. Je pense au Classicisme, aux Lumières, et ça m’ennuie de penser à ça ici. Tout en bois, sans clous ni vis. Ça tient, de façon miraculeuse. Il y a des faux chantiers avec des explications : il faut une base solide pour négliger les chevilles. Les employés déguisés en paysans du passé semblent totalement pris dans leurs rôles et heureux de les jouer. Par exemple, la glaneuse, en robe de coton et foulard sur la tête. Qui travaille vraiment dans le champ. Payés pour imiter un travail réel mais non vrai, qui était autrefois le seul et de la qualité duquel tout dépendait. Les femmes se couvrent en rentrant dans les vieilles églises. Je pense au communisme, aux ruptures, aux hyperboles, je n’ai rien à en dire, j’y pense, c’est tout.
 

08. VIII. 12
 
Il est 18h55, le train part dans dix minutes. Nous sommes dans le premier wagon, places 10 et 12. Cette fois-ci, un peu plus d’espace, les lits sont déjà faits et nous profitons de la petite table libre. C. remplit le carnet de voyage. Je regarde les tickets, les heures, les images, les découpages, son écriture sur les lignes, et souvent dans tous les sens. Je me sens bien. J’ai faim. Je dormirai bien. Nos voisins, ils sont quatre, voyagent seuls. Un jeune homme d’une vingtaine d’année qui lit un documentaire illustré et prend des notes. En face de lui, une femme blonde qui doit avoir mon âge et qui téléphone. À côté de moi, un homme blond d’environ trente ans aussi et qui ne fait rien. Il n’a pas l’air très à son aise. À côté de C., une femme assez forte à l’air revêche, pas tout à fait la soixantaine, qui ne fait rien non plus. Le train part. L’homme blond vient de me demander, après avoir visiblement hésité,  d’échanger nos places, il voudrait la couchette du haut pour pouvoir dormir. Il parle un peu de français et un peu d’anglais en même temps, me dit qu’il a été à Brest. Je me souviens d’un amoureux qui y était marin pour son service militaire et ça me fait sourire parce qu’il faisait la moitié du gabarit de cet homme-là qui n’est peut-être pas militaire même s’il en a l’apparence.

Vingt-et-une heures. Le train s’est arrêté pour je ne sais quelle vérification. On a mangé et bu un café, puis trouvé la zone fumeurs, au bout du wagon, dans le sas, là où est accrochée la locomotive. Ça fait un bruit d’enfer par rapport au wagon, dans lequel pourtant tout le monde profite de la musique de variétés diffusée à plein volume. Par la fenêtre qui tangue dangereusement, on voit défiler de grands arbres, avec, au milieu, quelques plaines et trous d’eau au bord desquels surgissent de petites maisons de bois souvent colorées. Le ciel est toujours aussi grand et très étrange sa lumière.
 

10. VIII.12
 
Arrivés hier matin. Au réveil, dans le train, j’offre un biscuit à mon voisin du dessus qui riposte avec deux thés miraculeux. C’est le soleil qui m’a réveillée. Tout le monde dormait encore dans le wagon. On voyait des pieds dépasser, on entendait des ronflements. Peu avant l’arrivée, chacun se lève, défait son lit, ramène ses draps, boit son thé. En comparaison, la gare est bruyante et pressée, le métro bien pire mais les stations très belles. On descend à Okhotny Ryad, on remonte la rue Petrovska jusqu’à l’auberge, qu’on finit par trouver après avoir demandé à trois personnes différentes, ce qui ici signifie quelque chose. La chambre est déjà libre et c’est un bonheur après tout ce train.

C’est E. qui nous explique tout, nous montre la cuisine, la salle de bains, la chambre. Il a l’air content de parler mais c’est quelque chose qu’il faut déceler sous un visage totalement impassible. Je préfère toujours cette discrétion-là. Une sorte de tact qui décourage la sociabilité de bon aloi.
Aujourd’hui, nous avons aussi rencontré I. qui parle, outre le russe, le français, l’anglais, l’espagnol, le portugais et l’italien. Je regarde sa tête de petit garçon avec de grands yeux admiratifs. Je discute cuisine locale avec l’un de ses amis qui veut que nous ne partions surtout pas de Moscou sans avoir goûté de fameux plats dont je ne comprends pas les noms. L’ami d’I. vit et travaille à Moscou mais vient de Tomsk, en Sibérie. Il nous propose avec sérieux de nous joindre à eux une autre fois pour une excursion au bord du lac Balkaï, ce qui ne me paraît ni surréaliste ni irréalisable, à cause, je crois, de son enthousiasme. Pour ce soir, leur patron nous emmenera faire une visite de Moscou en voiture la nuit avec un couple qui vient d’Amérique du Sud.

Cette auberge est une véritable auberge, peut-être la première que je rencontre où les gens délaissent un moment leur ordinateur pour se parler. L’atmosphère est vivante et calme à la fois, naturelle. I. et son ami aiment l’idée qu’on veuille apprendre le russe, me dressent la liste effrayante des principales difficultés en riant, m’offrent un livre de Boris Akunin traduit en anglais parce qu’ils l’aiment bien. I. me dit qu’il aime sa langue pour sa subtilité, le fait qu’on puisse faire quinze réponses différentes à la même question avec autant de nuances possibles. C’est peut-être pour ça, la littérature russe, mais je n’en dis rien.

Il faudrait encore raconter le musée Boulgakov où nous n’avons pas eu le droit de payer puisqu’on n’allait rien comprendre, vous comprenez, le Kremlin, les vendeurs de souvenirs, le moscovite secourable qui a voulu m’aider malgré moi me croyant perdue, le parc Gorki, les églises innombrables et belles, les statues déboulonnées, les vestiges fumants de l’URSS dans la ville la plus capitaliste qui soit, les très vieilles dames vendant de pauvres fleurs, le GUM en face du mausolée de Lénine, et les rues, et la pluie, et le soleil.

 
11.VIII.12
 
Cette ville est étourdissante de vie, de monde, d’espace, de diversité. Finalement, nous avons passé une bonne partie de la journée à arpenter les rues et le métro, une autre au marché Izmaylovo, ramené quelques souvenirs. J’ai trouvé une vieille méthode de russe à l’usage des francophones et une édition bilingue du petit prince imprimées en URSS. Le vendeur m’a offert un drôle de livre de science-fiction traduit en français qui fait l’apologie d’un monde futuriste où le communisme aurait triomphé, et je désespère que les mondes parallèles n’existent pas, même si l’utopie en question dans le roman a, comme toutes les utopies, une atmosphère si étouffante qu’on préfère toujours quitter l’Eldorado.

En fin de journée, on a sacrifié au cliché de la pâtisserie au faux café Pouchkine, - il était évidemment impossible que j’échappe à Nathalie comme j’ai déjà échappé à Désirée, prénom qui a failli être le mien. Je me souviens que j’ai connu petite une Désirée et que Raïka était sa mère. Ça fait comme une boucle qui me plaît sans que je la comprenne bien.

Je regarde le serveur tendre haut la main aux femmes qui descendent l’escalier et je me demande si je pourrais vraiment vivre dans une ville où l’on met des talons aussi hauts sans avoir appris auparavant à marcher avec. Mon armoire commence à me manquer et pour une fois, je ne trouve pas que ce soit ridicule.
 

11.VIII.12
 
La place est pleine d’échafaudages, les deux cafés sont fermés, les magasins veillent et dorment d’un oeil comme des crocodiles. C. fait des photos, elles sont belles. Quelques touristes égarés prennent des photos de la cathédrale et du Kremlin.

Hier, dans la voiture, ma voisine a demandé ce que c’était, le Kremlin. Je me rends compte qu’en réalité, je n’en sais rien.

 
12. VIII. 12
 
Je prends un petit-déjeuner dans la cuisine, j’ai du mal à me réveiller. Hier soir, on a discuté avec E. Il nous a parlé, d’abord avec précautions, en tâtant le terrain, pour voir de quel côté de la simagrée politique française nous penchions – même si je ne pouvais décemment pas dire à un russe que je vote communiste quand je ne m’abstiens pas – puis de plus en plus franchement. Le moindre bruit de porte ou de pas le faisait taire immanquablement, et il retournait à sa mine impassible.
 

12. VIII.12
 
Regarder les mosaïques de l’ancienne propagande communiste au milieu du flot des gens qui se déverse des rames et passe dans l’indifférence générale de Lénine, portraitisé au fond de la galerie comme un dieu tutélaire paradoxal. C’est étrange de voir à quel point Lénine garde ici un statut à part de tout ce qui peut se modifier par ailleurs. Il y a un peu partout, ça et là, comme des vestiges d’une époque révolue qui coexistent sans apparente contradiction avec un capitalisme outrancier. Dans la rue, des hommes sont chargés de repeindre toutes les poubelles de la ville ou de nettoyer le sol devant de luxueuses boutiques. Aussi, les vieux et les très vieux ont clairement du mal à survivre, à s’habiller, à se mouvoir, à se nourrir. Des gens à la rue mangent dans les restaurants à côté des touristes. Ils ne sont pas mis dehors. La terre des exagérations, ou peut-être celle où il n’est pas incompréhensible que nous puissions être des antithèses sur pattes. Donc, impossible de tirer une quelconque loi générale de la moindre des observations. Constater, voilà. Hier, E. nous a dit que des gens souffraient de la brutalité du régime. Que le dire ou le constater, c’était faire preuve d’extrémisme. L’extrémisme étant dangereux, il est ici puni par la loi, façon politiquement pseudo-correcte de réduire la liberté d’expression aux limites du silence. En apparence, tout va bien. La parole d’état et la censure ont disparu, le régime garde soigneusement la façade, le reste du monde y consent en ne disant mot, en tant que touristes, nous sommes plus en sécurité que dans nos pays respectifs, porteurs éventuels de la bonne parole. Je me souviens que mon père parlait ainsi du temps de Tito. Il dit encore : ils ne font rien aux touristes. Ils ne montrent rien. Ce “ils” revient tellement dans la conversation qu’il me rappelle à quel point je suis en colère.
 

12. VIII. 12.
 
Aujourd’hui, j’étais au bord des larmes en permanence.
Étourdie, fatiguée, fascinée. Je ne peux plus écrire.

Je crois que je ne rentrerai jamais tout à fait.


...
 
 
 



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