Audrey Soulié                                                                                                                    Accueil Ecriture





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Une sorte d’urgence interne. Un rythme simple, entre le battement du coeur humain et le claquement libre des sabots d’un cheval. Par en dessous, le frottement sourd du fer lorsque, parfois, les courbes du chemin l’exigent. Une sorte de bercement brusque. Une irrégularité bizarre et belle, entre la machine et l’animal.
 
Il y a sans doute un homme qui conduit le train. Ou que le train conduit.
 
Certainement il va seulement où il veut bien aller. Il y consent, bon prince, roi crachotant et vieux descendu là on ne sait comment. En observation. Donnant à l’homme qui conduit le train l’illusoire sentiment de diriger le théâtre des opérations sans lequel, somme toute, il n’a qu’un rôle mineur.
 

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J’ai quitté la ville hier, comme j’ai pu, pressé comme pour fuir, alors que pourtant je n’avais rien ni personne à fuir. J’ai tourné, tourné, tourné encore dans mon appartement, l’expression dit : comme une âme en peine. C’était vrai.
 
Les meubles étaient muets. Totalement. Dans le tiroir, de vieilles lettres qu’il n’était nul besoin de relire. Je les connais toutes, encore. Par coeur.
 
Dans la bibliothèque, au sol, dans toutes les pièces, les livres agonisaient. Dans l’armoire, les vêtements dormaient, - chacun le signe d’un souvenir, d’un moment, d’un voyage entrepris, d’une ambition abandonnée là comme tant d’autres choses. La petite chambre était vide, le reste aussi. J’ai éteint la lumière.
 
J’ai coupé le gaz, disjoncté le compteur, fermé l’arrivée d’eau, descendu les poubelles.
 
Il y avait un côté presque vif à jeter quelques affaires vagues dans une valise qui n’avait pas servi depuis si longtemps, à fermer les volets, à regarder dans ma main les clés de mon appartement reposer comme un petit animal triste et beau.
 
Je suis resté un petit moment, debout devant ma porte close, à les regarder respirer sans bruit. La clé du haut, petite et claire. Celle du bas, plus imposante et orangée. Celle de la porte d’entrée de l’immeuble, carrée et grisâtre.
 
Je suis resté jusqu’à ce que le minuteur de la lumière du couloir ait épuisé son temps d’indulgence. Ensuite, j’ai descendu l’escalier, dans le noir, subrepticement, à la manière de celui qui ne veut pas réveiller l’enfant, enfin endormi après des heures de lutte. 
 

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Elle disait : au commencement, il y eut le départ.
Parere, mettre au monde.
Parare, fournir.
Parer à toute éventualité.
 
Elle disait : s’il n’y a pas de départ, il n’y a pas de renaissance, il n’y a rien, il n’y a que du vide, il n’y a que du semblable.
 
Elle disait : on s’en va. On part à la mer.
 
Et après, elle disait : j’ai l’impression de renaître.
J’avais l’impression aussi.
 
Elle a dit : là, on mettra le nouveau départ.
J’ai dit : d’accord.
Le nouveau départ, d’accord.
 
J’ai pris le train.
 

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Dans toutes ses histoires, toutes, sans exception, il y a toujours quelqu’un qui part. Toujours. C’est l’élément déclencheur, dit elle. Cela écrit, le personnage est né et il va où il veut. Ou alors où il peut. Il commence à vivre de lui-même, à faire des gestes, à dire des mots, parfois des phrases, parfois rien du tout. Elle dit que la raison du départ importe peu, que c’est au fond toujours la même. Parfois on fuit ses autres, parfois une vie, parfois une guerre, parfois un crime, un amour, une folie qui rôde. Parfois, on fuit l’ennui, parfois le bonheur, parfois le sommeil, la mort, la vieillesse ou l’oubli. Soi-même. Un bon vieux soi-même accroché à ses basques dont on essaie de se défaire avec désespoir, avec humour, avec passion, avec négligence, - avec résignation.
 
On fuit comme on aime les causes perdues.
 
Si la raison importe peu, la façon de partir est d’une importance capitale pour la suite de l’histoire. On ne part pas n’importe comment, sinon, toute l’intrigue s’embourbe lamentablement dans ces préparatifs ratés, dans cette précipitation vulgaire du tout venant, dans cette banalité terrible de celui qui claque la porte sans réfléchir et n’a plus ensuite d’autre alternative que de la réouvrir dans l’autre sens s’il en est un, ou de couler. Non.
 
C’est pour cela que j’ai pris le train. Le train, c’est un départ à taille humaine. Une sorte d’urgence interne. Un rythme simple, entre le battement du coeur humain et le claquement libre des sabots d’un cheval.
 

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Une fuite. Inutile. Ou alors, un peu de liberté. Un peu. Encore.
L’éloge de la fuite.
 
Une fuite, alors, en quête d’une identité.
 
Une identité, ce n’est pas un moi. C’est beaucoup plus compliqué que ça. Que ça. C’est drôle. C’est aussi tellement plus simple.
 
Demander s’il y a quelque chose après la fuite, c’est un peu comme de demander pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien.
 
La fuite, c’est salutaire, voilà ce qu’elle disait.
 
Et sans doute avait-elle vu juste, tant chacune des avancées du train m’allège le coeur et l’âme.
 

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Clara Dallow était un pseudonyme choisi tout exprès pour ceux qui aiment à voir dans les noms la prédestination du génie ou d’autre chose. Il était bien trouvé. Un peu bancal. Tenant tout à la fois de l’obscurité et de la lueur. Irréférencié, puisque la référence en était bien trop évidente pour être exacte. Il m’était difficile de me rappeler comment elle l’avait forgé. Un soir de pleine lune et d’alcool, peut-être.
 
Clara Dallow était un être auquel je vouais une profonde admiration. Un être libre et sans contours, comme émergé du sol à partir de rien à chaque pas qu’elle faisait. J’enviais sa liberté de mouvement, de ton, sa façon de se passer des modes et des rouages sociaux, son goût pour l’explosion involontaire, son rire en dehors des clous. Sa capacité à croire à l’univers des possibles et à les faire advenir. Là.
 
Clara Dallow était un être auquel j’aurais voulu ressembler. 
 

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C’est difficile de vouloir ressembler à quelque chose qui n’existe pas. C’est pourtant tellement commun.
 
Notre imaginaire est commun. C’est l’ennui. C’est ennuyeux.
 
Tant qu’à vouloir ressembler à quelque chose qui n’existe pas, autant que ce soit quelque chose d’original. D’un peu nouveau. De pas commun. Le beau est toujours bizarre.
 
Si je voulais ressembler à quelque chose qui n’existe pas, la chose en question tiendrait à la fois du vent, de la lune et de l’animal. N’importe quel animal. Mon imaginaire est dramatiquement romantique, c’est ainsi. Je voudrais ressembler à quelque chose qui soit libre de ne pas exister dans les prisons humaines.
 

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Tant que le train est en mouvement, une fois gagnée sa vitesse constante, s’y applique la loi de la relativité restreinte. Comme s’il naissait un monde à l’intérieur d’un monde. Dedans. Soumis aux mêmes lois et désencombré d’elles. À la fois. En même temps. Une superposition évidente qu’il est possible de penser sans facilité, sans réduction étroite.
 
Un miracle.
 
Une fois le train arrêté, après que le rythme simple de la mécanique animale s’est ralenti dans la douleur pour mourir en gare sous un numéro, il faut descendre.
 
Il y a des passagers qui refusent. On les voit, soit faussement endormis, soit en quête d’un improbable objet perdu sous un siège gris, soit, plus simplement, assis, immobiles, les yeux dans le vague, et ne faisant rien d’autre que de coller le plus fort possible leur corps à ce monde englouti qui existait il y a quelques minutes à peine, et qui est disparu pour toujours, et que pourtant ils ne veulent pas quitter.
 

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Le train s’est arrêté et je suis resté là, stupide, collé à mon siège, incapable de croire au terminus. J’avais pensé naïvement, sans doute porté par la force de l’habitude qui commençait à naître, que le voyage ne cesserait jamais. J’avais vécu quatorze heures dans ce train, et le rythme du cheminement de la bête avait rendu cette expression, quatorze heures, complètement inaudible. Dépourvue de quelque référence que ce soit. Je m’étais accoutumé à mes voisins, à leurs odeurs, à ma couchette, au goût du thé, aux bruits, aux variations de température dont je ressentais jusqu’au plus infime degré. Le wagon était mon pays, le train, le monde, l’extérieur n’existait pas autrement que comme un univers indicible et irreprésentable.
 
J’ai cru un moment que j’étais sauvé mais il fallut bien redescendre. Reprendre la petite valise où attendaient des effet jetés en vrac, certainement inappropriés pour n’importe quelle occasion.  Parfaits, donc. Sentir dans ma poche les clés d’une porte qui n’ouvrait plus que sur le vide. Reprendre possession d’un corps que je ne reconnaissais plus et que j’avais du mal à sentir tout à fait. Se jeter sur le quai. La foule. Les images.
 
À vrai dire, j’aime aussi les gares. Il n’est pas étrange de disparaître dans une gare. De louvoyer. De n’attendre rien. De vagabonder. De dormir. C’est un lieu d’errance immobile pour déracinés, c’est une terre où l’on peut vivre, à défaut d’existence.
 
J’aime les gares parce qu’on peut toujours en repartir.
On est même là pour ça.   
 

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Un être humain est assis sur un banc. Il tient un autre être humain serré contre lui. Comme on tiendrait un enfant qui n’est plus un enfant. Son désir est immense. Pourtant, il le tait. Il tient.
 
Tu peux dormir, dit-il.
Je veille.
 
Et il veille. Autour de lui, les gens s’affairent. Les voitures passent et se ressemblent. Il regarde et il ne voit rien. Il écoute la vie. Il écoute le coeur de l’être humain endormi contre son coeur à lui.
 
Il attend. Le réveil inquiet. Il resserre l’étreinte. Encore.
 
Encore.
 
Le monde n’existe plus.
Il donne la vie.
 
Une autre fois.
 

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Sentiment vif et triste de la comédie humaine.
Par dessus les passions, par dessus le vide, par dessus la douleur, par dessus tout.
 
C’est un jeu. Dommage qu’il ne soit pas plus drôle. C’est un jeu auquel le rire manque.
(Et la poésie ?)
 
N’y voir rien d’autre qu’un jeu. Où est la vie. Question ridicule,
- au suivant de celui qui suivra.
 

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Quand elle n’en faisait qu’à sa tête. Quand elle vivait exactement comme si je n’étais pas là. Quand elle s’étonnait de ma mine renfrognée. Quand elle boudait ostensiblement si je ne m’extasiais pas sur le champ quant à sa nouvelle coupe de cheveux ou à son nouveau livre – je ne les lisais plus, d’ailleurs. Trop ennuyeux. Pédant. Ça non plus, je ne l’ai jamais dit. Les conflits m’intéressent si peu.
 
Tu es une petite fille capricieuse et égocentrique. Voilà ce que j’aurais dû lui dire. Plutôt que de me contenter d’un Clara tu exagères, ou du silence. J’ai toujours eu une forme de réticence à l’accusation lapidaire. Non pas que je sois plus gentil ou plus délicat qu’un autre. Non. Sans doute pas. C’est que c’est tellement laid.
 
La beauté, c’est tout ce qui me reste.
 

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J’essaie de me rappeler la première fois. Je me demande s’il y a un moment exact que je pourrais dénommer comme étant la première fois. La première. Ça compte ; il paraît.
 
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Sur le banc, l’être humain s’est levé. L’autre pleure.
 
Je regarde le banc vide à présent, qui fait une tache au milieu de la gare.
 
- Ce n’est sans doute pas leur première fois.
- Tu crois ?
 
Peut-être que si, après tout.
 

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Le vent d’aujourd’hui est terrible.
 
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Il semble qu’il n’y ait que le pavé qui tienne, et si d’aventure il se produisait un miracle bref, il se pourrait bien qu’il s’envole aussi. On verrait ce qu’il y a dessous.
 
Il n’est pas si essentiel de voir ce qu’il y a derrière. Derrière, c’est toujours la même chose, en fin de compte. Derrière, à côté, ailleurs. Dans l’autre pré, l’autre hémisphère. En revanche, si l’on pouvait savoir ce qu’il y a dessous…
 
En dessous de moi, la terre est aussi meuble que de l’argile humide.
 
De la terre glaise.
 

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Son dernier livre était une pièce. Une pièce de théâtre qui était censée être comique et que j’ai trouvée la plus accablante du monde. Trop cynique.
 
Elle aimait ma naïveté stupide. Elle s’en était servi d’ailleurs pour la pièce comique, elle avait fait de moi le stéréotype principal, le personnage sur lequel reposait l’ensemble de l’édifice architectural aristotélicien qu’elle m’avait bien expliqué pour me faire oublier que je devenais matière à ridicule.
 
Je ne l’ai pas lue, ni vue. Elle me l’a racontée. À sa manière. Sans complaisance. Je l’ai détestée bien sûr mais c’est une bonne pièce.
 
Je crois que les critiques ne s’y sont pas trompés.
 
J’ai retenu qu’il s’agissait d’une vague histoire antique. Elle se passait en Grèce, évidemment. C’est-à-dire : dans un non lieu connu de tous et qui pourtant n’a jamais existé et n’existera jamais ailleurs que dans la mémoire et dans l’imagination des hommes – la même chose, à peu de choses près. Il n’y avait pas de temps non plus, pour quoi faire, puisque la ligne de fuite était tracée, de l’exposition au dénouement. C’était une histoire de départ et de retour, de non-dits, de promesses oubliées, d’incompréhension, de colère, de tristesse et de larmes, avec la dose de ridicule ironique nécessaire à l’adhésion du public, et de beaux acteurs bien habillés. La fin de la pièce était triste. Je lui ai dit que le personnage d’une comédie ne pouvait pas mourir, que c’était peut-être un peu ennuyeux qu’il meure à la fin, à vrai dire, ça m’ennuyait qu’il meure, c’était un peu moi. Elle a ri.
 
Chaque fois que Dom Juan meurt, il sort de grandes flammes du trou où il est tombé.
 
J’essaie d’imaginer les flammes.
Je ne vois que de la fumée, et du silence.
 

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La rue fourmille. Il y a du bruit. Je ne l’entends qu’à peine. J’ai l’impression de marcher à l’intérieur d’un écran de cinéma. J’ai la bande son, claire, distincte, mais elle fuit chaque fois que mon coeur l’attrape. Le vent est trop fort. C’est le vent des fous. Je ne trouve pas l’hôtel dont elle m’a parlé. J’ai oublié le nom.
 
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Le vent souffle trop fort et je n’entends rien.
C’est la réalité qui me rattrape.
Elle finit toujours par me rattraper.
 
C’est peut-être pour ça que j’ai oublié le nom de l’hôtel. Que je l’ai perdu.
 

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Clara m’avait parlé de cet hôtel comme d’un hâvre. Un hôtel blanc, rectangulaire, avec du bleu, un peu : comme un grand hôtel balnéaire en centre-ville. Elle venait y écrire. Elle venait s’y réfugier. Ce qui est un peu la même chose. Je crois.
 
Clara m’avait dit : tu m’y trouveras toujours. Si tu ne sais pas où je suis, je serai là. Tu n’auras qu’à y aller, je serai là. C’est sûr. Et, devant mon scepticisme : je me connais.
 

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Elle aimait bien une phrase sur l’impersonnalité des chambres d’hôtel où l’on se sent bien. Où on est seul. Sans élément familier autre que ce qu’on attend d’ordinaire d’une chambre où passer la nuit. Un lit. Des draps. Blancs, souvent. Plus ou moins de confort. Plus ou moins d’encombrement moderne. Parfois, une bible.
 
La bible n’est pas un livre.
 
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Je me suis perdu. Pas le moindre grand hôtel balnéaire de centre-ville qui pourrait un tant soit peu correspondre à la description. Elle est douée pour les descriptions, je le reconnaîtrais certainement si je le voyais, cet hôtel-là. Son hôtel. Le sien.
 
Le tien.
 
Tant pis. Je vois les deux êtres humains du banc de la gare, si peu et tellement comiques. Je les suis dans l’hôtel où ils rentrent. Il faut bien se raccrocher parfois à quelque chose de connu, sous peine de ne plus rien reconnaître du tout.
 

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Le ventre. Noué. Les gestes. Ralentis. Mécaniques. L’esprit. Vide. Le moteur tourne à vide. Pas de vitesse. Plus possible d’embrayer, d’enrayer, de se frayer le passage vers le soulagement.
 
Chape, des épaules à la cage thoracique, puis l’estomac, puis le ventre, les jambes raidies, les bras paralysés, la tête, enserrée, la prison du reptile. Lente. Insidieuse. Sans objet. Tourbillonnant, stérile, au centre d’elle-même.
 
Rien où se raccrocher que le vertige, n’approche pas Clara, éloigne-toi de moi, je ne trouverai pas l’hôtel, avec un peu de chance. 
 
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La gorge obstruée par quelque chose d’ancien qui ne remonte jamais tout à fait, qui reste coincé, là, salement, quelque chose. Incommunicable. Intraduisible. Indicible.
Elle se propage, pourtant. Traînée de poudre.
Comme la rumeur de Caron.
 
Dis-moi.
Dis-moi où tu es.
 

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Le plafond de l’hôtel est blanc. Pas un blanc d’hôpital, un blanc crémeux. Doux. Enfantin. Rassurant. Le mur à ma droite est comme passé à la chaux mais il dégage une sorte d’orange vivant. J’ai ouvert la fenêtre et le voile joue tout seul avec le vent. Je n’ai plus qu’à regarder.
 
De temps en temps, je relève la tête vers le plafond pour éviter le torticolis. C’est un mouvement machinal.
 
J’essaie de mesurer toute l’absurdité de la situation. Je n’y parviens pas. Je voudrais rire. Je n’ose pas. J’ai l’impression que si je riais, je me ferais peur à moi-même.
 
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Ce que je voudrais fuir, je crois, ce sont mes cauchemars. Je les oublie au matin mais il n’empêche, j’ai des cauchemars. De mauvais rêves, de somptueux mélanges de passé, de craintes, de vide, de toutes ces choses qu’on ne formule pas de peur de les voir exister mais qui existent cependant, peut-être davantage encore de n’avoir pas été dites.
 
Il est possible que ce plafond m’aide à dormir et, bien que je trouve ridicule d’accrocher ses espoirs de sommeil à un plafond, je dois admettre qu’il m’offre soudain un regain d’optimisme – à moins que je ne veuille me convaincre moi-même quant à l’efficacité du dit plafond – mais après tout, pourquoi pas.
 

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C’est le passé.
 
Clara est assise sur la branche basse d’un arbre. Elle rit. Elle a l’air très jeune. Elle est de bonne humeur parce qu’elle porte sa robe qui tourne préférée. Elle aime bien danser avec cette robe. Il fait beau. C’était peut-être là, la première fois. C’est tellement loin. Et puis je me moque un peu que ce soit vraiment cette fois-là, la première. Je peux choisir celle qui me plaît. Personne ne m’en dira rien. Je n’ai pas de comptes à rendre. Seulement des souvenirs. Je voudrais me les fabriquer. Ils seraient beaux. Je pourrais m’appuyer sur eux plus facilement que sur les mauvais, les mauvais jours. Des mauvais, tout le monde en a. Ils ont leur place. Elle est déjà bien assez grande sans qu’on veuille en plus leur en donner davantage. Moi, je préfère la robe qui tourne de Clara qui rit sur la branche basse de l’arbre. Je m’arrange un peu avec la réalité. Le présent ne m’en voudra pas.
 

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Clara.
 
Que je parte à ta recherche au lieu de rester sur ce lit, dans cet hôtel qui n’est même pas le tien, à regarder le ciel par la fenêtre ouverte. Que je sache. Que je découvre. Que je soulève.
 
Tous les voiles ne savent pas jouer tout seuls avec le vent. Il en est qu’il faut aider un peu. Et le tien n’est pas des plus dociles.
 
J’essaie encore de mesurer toute l’absurdité de la situation. Je crois que j’aime l’expression. Si je la mesure, j’en ferai le tour. Je la cernerai. Je la comprendrai. La situation, c’est que tu es partie. Là réside l’absurde. Et la raison pour laquelle tu es partie l’est encore bien davantage. Et moi, tout seul ici, sans aucun moyen de te joindre, sans la moindre chance de te retrouver, ce n’est pas absurde, c’est ridicule.
 
D’ailleurs, si tu étais là, je t’en voudrais.
 

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L’enveloppe repose bien sagement sur le petit secrétaire en bois sombre. Elle respire, je crois. Sur l’enveloppe, de ton écriture à la fois trop rapide et trop appliquée, tu as écrit : les bâtons rompus, avant de la poser sur ton oreiller le jour de ton départ. Je dormais encore, ce qui est miraculeux, quand j’y songe.
 
Les bâtons rompus.
 
Je n’ai pas encore ouvert l’enveloppe.
Je ne sais si je le ferai jamais.
 
xxx
 

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Quelque chose est là, qui luit lentement. Puis la vibration lumineuse s’intensifie. Il faut s’approcher pour savoir. Le rythme jamais n’est le même. Pas de règle absolue, pas de méthode, pas de recette. De l’attention. Une observation minutieuse. Des pas réglés au millimètre. Parfois, revenir en arrière. Recommencer. Jusqu’à toucher le vide. En apesanteur, faire le tour. Frôler. Jouer. Toucher. Attendre.
 
Quelque chose est passé de la chose à moi, quelque chose de neuf, quelque chose d’étrange. On ne sait pas bien ce qui s’est passé, mais c’est passé. On n’a pas compris. On n’a pas vu le dessous des cartes. Pas déchiffré le tour de magie. Le précédent pourrait le dire, le précédent n’existe plus, il n’y a plus que le présent où quelque chose existe.
 
Un mot étranger s’installe et suit le fleuve des pensées qui parfois l’engouffre, parfois le combat, parfois le porte, parfois change de lit. Le fleuve garde toujours le même nom.
 
On n’est jamais très armé contre ce qu’on a voulu apprendre.
Surtout si on le croit.
 
Il est presque impossible de ne pas vouloir savoir encore. Plus. Davantage. Dessous. Dedans. Autre chose. Différemment. L’amour de la connaissance tient tout à la fois du miracle et de la maladie.
 
Rien de tout cela ne s’équivaut, chaque expérience est unique et pourtant, toujours, quelque chose se passe, le même quelque chose qu’on ne saisit jamais.
 
Alors on recommence.
On re-part.
 
Et on se prend à redouter la fin.
 

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Le bar de l’hôtel est désert pour l’instant. Il est trop tôt.
 
Je n’aime pas les bars d’hôtel. Je m’y sens plus seul qu’ailleurs. Quand ils sont vides, je m’y perds. Quand ils ne le sont pas, je suis au théâtre dans ce qu’il a de plus mauvais. Je n’aime pas les bars d’hôtel.
 
J’aime les cafés de quartier. Les librairies de quartier. Les épiceries de quartier, si tant est qu’elles existent encore. J’aime aussi les parcs. Les bords de fleuve. Les bords de mer hors-saison. Les bibliothèques.  Les musées en semaine. Les cinémas. Les petits cinémas.
 
J’aime ce qui est petit, habituel, quotidien. Je regarde les gens, leur petit monde, leurs petites habitudes, leurs quotidiens. J’aime ça. Je les aime. Je les regarde, je leur appartiens et ils m’appartiennent, sans que jamais eux ou moi n’ayons pas le loisir de nous en aller ailleurs. Je ne parle pas. Je regarde. Je fais partie.
 
Ici, je ne fais partie de rien, même pas du décor.
 
J’aime aussi quand il n’y a rien. Dehors. Quel que soit le temps. Le vide. La perte. L’isolement.
 
Clara aussi aime ça.
 
Mais elle n’aime pas ce qui est petit, elle n’aime pas ce qui est habituel, elle n’aime pas ce qui est quotidien. Parce qu’elle ne sait pas le regarder.
Comme elle ne sait pas le regarder, elle le prend dans la gueule.
 
Je me demande si Clara aime les bars d’hôtel.
 

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Elle survient sans crier gare. On ne s’en garde pas. On la subit comme une vague. Violente. On boit la tasse. Salée. On déglutit. Péniblement. La voilà avalée pour le reste du jour, tranquillement blottie au fond de votre estomac, indélogeable. Le déséquilibre perdu. Le monde détruit où plus rien ne demeure que des miroirs brisés et déformants. Elle s’installe. Elle construit ses bastions de ruine et de déroute. Elle s’arroge des droits princiers sur vos pensées qui s’enrayent, sur les désirs qui s’évaporent, anéantis, vaincus, défaits. Elle tient la bride haute à tous les sentiments qui tentent d’accrocher les mains tendues. Elle anesthésie, transforme la terre en un trop vide friable sur lequel ne pousse plus que le chiendent. Elle pousse. Comme une fleur mauvaise, elle pousse au mensonge, à la fuite, au masque, elle pousse au crime. Elle croît, elle croît si fort qu’il n’est plus possible de croire ni, partant, d’exister, sereins et vrais, dans la plénitude du corps apaisé. L’apaisement est interdit ; l’inquiétude, permanente, le tremblement, l’oscillation, le doute. Tout devient signe et elle lit. Et le moindre mouvement du coeur, le moindre souffle de vent, le moindre geste involontaire d’un soir qui pauvrement résiste, le moindre mot imprécis et fragile devient la source vive d’une angoisse infinie, incommensurable et tourbillonnante. La seule issue des rêves apeurés semble se résumer à l’isolement. Seul. Avec elle. Seul à seule avec elle dans mon estomac, qui gronde, tempête, tonne, - et ne consent au calme que quand je lui jette, épuisé, l’offrande d’un sommeil lourd, assommé, entrecoupé de cauchemars qui ne disent pas leur nom. Et le coeur démembré n’a même plus la force de battre – et la menace. Les élans sont des folies, les tendresses des dangers mortels, les caresses des mensonges éhontés. Il n’y a plus rien à croire, plus rien à vivre, le creux, l’écroulement, - mais tout cela n’est au fond qu’un gigantesque château de cartes où rien ne tient, et surtout pas moi.
 

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  • Demain, j’irai à l’aéroport. Je prendrai un avion. N’importe lequel. Toi, tu attendras, un peu, quelques jours. Après, tu me rejoindras. Il ne faudra pas laisser de traces. Tu feras bien attention ?
  • Oui, je ferai bien attention. Mais je n’ai pas tellement envie de partir. Et puis, comment je saurai quel avion tu as pris ?
  • Tu le devineras.
  • Ah.
  • Tu as un esprit logique. Tu me trouveras.
  • Tu crois ça ?
  • Oui.
  • Et si je ne te trouves pas ?
  • Si tu ne me trouves pas, ça voudra dire que tu ne voulais pas me retrouver. Je comprendrai. Tu n’es pas contraint au départ, toi.
  • Toi non plus.
  • Si. Ils me condamnent tous au tragique grandiloquent. J’en ai assez.
  • Tu pourrais les détromper.
  • Non. On ne détrompe pas quelqu’un qui aime la vérité au point de la trouver partout. Entière et sans nuances.
 
J’ai fait ce qu’elle a dit. Je fais toujours ce qu’elle dit.
 

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Rêver de cachettes si simples et si secrètes que jamais on ne retrouverait quoi que ce soit. À l’abri, sauf, sauvé.
 
Elle disait : que veux-tu que je fasse dans ce monde. Je ne peux qu’écrire, je ne peux qu’aimer. Je le fais si mal.
 
Je ne sais pas ce que je fais dans ce monde. Je ne sais pas non plus si j’ai quelque chose à y faire. Je parle. J’agis. Je fais semblant. Je fais ce que j’ai à faire. Et puis je goûte. Je respire. Je caresse. Dès que je peux.
 
Peut-être ai-je fini par me résigner.
 

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Relire.
 
Relire pour relier.
 
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Dionysos vivant incognito dans le royaume apollinien ne s’en trouverait pas mieux ni plus mal. Lissé, policé, fondu dans le décor. Charmant élément mobilier, adaptable partout, sans style relatif à une quelconque mode, comme ces objets anciens qui savent vivre indifféremment dans n’importe quel intérieur sans véritablement trancher avec le pouvoir de l’ensemble.
 
Et puis, parfois, quand le ciel est trop lourd, une explosion soudaine de brutalité rentrée, qui se libère sans ordre et sans méthode, un effet tunnel de sauvagerie et de violence joyeuse dont le goût vous poursuit longtemps après, comme un vieux souvenir pas tout à fait effacé qui vous garde encore un peu vivant, jusqu’au prochain combat.
 

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Les voilà qui sortent et qui titubent. Je suis toujours accroché au même bar d’hôtel, au même verre toujours plein dont l’odeur sucrée m’écoeure un peu. Les voilà qui sortent et qui titubent, comme ivres, chacun dans son monde intérieur, fermé à clefs.
 
Je vois les bulles autour d’eux qui s’entrechoquent sans se confondre, sans même se mêler un peu. Rien. Ça ne produit rien d’autre que du silence. Le futur si proche les absorbe déjà, les a déjà réapprivoisés. L’instinct assouvi pour quelques jours les rend plus dociles aux rouages du temps, aux actes immanquables. Les voilà, repus, satisfaits, vaguement mal à l’aise, d’autant plus courageux pour revenir résolument vers ce qui les assomme. Comme des bêtes, des bêtes de somme à qui la liberté d’une heure sans joug suffit à reprendre goût aux sillons boueux de l’habitude forcenée. Le regard du premier est d’une tristesse accablée. L’autre est plein de vigueur sous le voile bien imité d’une nostalgie prémonitoire.
 

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Une fois retourné dans ma chambre vide, mon verre plein de sucre abandonné sur le bar de l’hôtel à l’intention d’un fantôme qui par là passerait, une fois reparti, rentré, un peu renfermé comme après un film émouvant, tout seul, bien seul, je me suis souvenu.
 
Je me suis souvenu de tes yeux tristes.
 
Si tristes. De tes traits tirés. Je me suis souvenu aussi de cette espèce si particulière de haine mêlée de pitié que je ressentais toujours face à la tristesse de tes yeux, que je ne comprenais pas et que pourtant je savais si bien. Je ne sais s’il existe sentiment plus fort que la colère triste qui naît de l’impossibilité de consoler. Tu en as parlé dans la pièce comique. Pas à moi.
 
Parce qu’alors, dis-tu, Clara, sans le détour infini des phrases, notre haine commune pourrait se mettre à exister si fort qu’elle renverserait à tout jamais la beauté de mes mains sur ta peau.
 

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La pudeur a quelque chose d’incompréhensible qui nous enjoint de respecter son secret.
 

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Par la fenêtre ouverte, par delà le voile des rideaux joueurs, un homme. Jeune. Même, vingt-cinq ans, tout au plus. Figé. Noyé dans la contemplation fixe d’une bouche d’égout à demi-ouverte. Debout, immobile, l’oeil clignant lentement. Rythme robotique pour humain moderne. Il écoute. Il pense, peut-être. Il ne semble pas s’ennuyer. Beaucoup moins que ceux tout autour, qui passent et passent leurs vies à s’occuper pour oublier le vide. Lui, il s’y jette. Il s’y propulse sans joie mais avec une détermination remarquable.
 
Moi, j’ai sommeil. Je ne peux pas reposer, pourtant. Mes yeux refusent l’obscurité bienveillante. Bienfaisante. Ils refusent. Refusent de se fermer et menacent, si je le faisais de force, de ne plus jamais s’ouvrir de nouveau. Sur le monde nouveau. Une autre fois. Il faut que je reste vieux, ils le veulent. C’est le pacte. C’est ainsi.
 
Il faut qu’il en soit ainsi, ou je mourrais sans avoir jamais revu tes yeux tristes.
L’impossibilité.
 
L’absolu de l’impossible.
 

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J’ai repris le chemin. La gare s’entête à ne pas durer. La gare est fleuve. Il y a pourtant quelque chose qui stupéfie dans le spectacle du va-et-vient incessant des pas perdus. Je me retrouve assis sur le banc, sur le même banc depuis trois jours que je reviens là. Je me surprends à observer les gens, à me raconter des légendes qui pourraient être les leurs.
 
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Il prend soin de dégager son visage couvert de ses cheveux mouillés par l’orage d’hier, et qui font comme des algues devant ses yeux. Il essuie la pluie, enlève la boue sur la robe, murmure en grognant que ce n’est pas si grave.
 
Ce n’est qu’une flaque, qu’un orage, qu’un peu d’eau et de terre mêlées au fond de ta gorge. Il faut tousser pour que ça passe.
 
Elle tousse. S’étouffe.
Ils rient.
 

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Peut-on parler des choses qui ne disent pas leur nom ? Peut-on en parler de façon juste, alors même qu’on tourne autour d’elles de peur de se brûler ?
 
Peut-être avoir pour but une direction, une ligne de mire, un vers, là-bas, ou un au-dessus, ou un en-dessous, un point mouvant mais fixe qui tend une perspective entre hier et demain, entre le lieu d’où l’on part et celui où l’on va, entre l’oublié et l’inconnu, et décrire au passage comme on peut les innommés qu’on traverse sans les regarder, qu’on sent et dont on déjouerait les embûches comme par inadvertance, - alors écrire comme on descend une piste, comme on appuie sur la pédale : droit devant.
 

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C’est une chose que de disparaître, c’en est une autre de continuer à vivre après avoir disparu. Tout d’un coup, je ressens une sorte de vertige sous les pieds. J’ai bel et bien disparu. En dehors d’elle, qui pourrait s’inquiéter de moi, ou ne serait-ce que penser à moi ? Le seul lieu où peut-être j’existe encore, c’est dans les pensées qu’elle pourrait avoir.
 
On s’inquiètera d’elle. Ses amis, son éditeur, ses parents, son frère, son amant. Son absence ne pourra manquer de creuser un vide en eux qui la fera exister encore, d’une certaine façon. Oui.
 
Mais moi ?
 
Moi, je n’existe pour personne.
 

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Le banc de la gare est froid. Ça me secoue de ma sorte de torpeur, pas vraiment une torpeur, davantage un blanc, un vide. Il faut que je parle à quelqu’un. N’importe qui. Au hasard des circonstances. Il faut que quelqu’un me regarde. Que quelqu’un me voie. Il n’y a personne. La situation me fait trembler.
 
Je voudrais téléphoner à ceux que j’ai quittés il y a longtemps, si longtemps avant elle. Je ne peux pas. Je n’ose pas. Ils auraient peur, peut-être. Depuis le temps. Beaucoup d’entre eux me croient mort, c’est certain. Je ne peux pas. C’est compliqué.
 
Ce n’est peut-être finalement pas si mauvais que ce soit compliqué. Un problème est un but, un problème appelle une solution, une solution ne se trouve que si on la cherche, la chercher implique d’agir, agir signifie se cogner au monde, avoir un impact sur lui, même minime, se laisser atteindre par lui, d’une autre façon, ça signifie vivre.
 

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Vous comprenez, je n’ai toujours pas compris son départ.
Vous comprenez ?
 
La réceptionniste de l’hôtel blanc m’a écouté d’une oreille distraite, comme on écoute un homme sénile, un enfant, un fou. Avec une forme de bienveillance sociale sans intérêt. Mais c’était quand même mieux que rien. J’ai le sentiment de gagner en humanité, avec cette confidence inutile. Je me dis que tous les humains parlent ainsi dans le vide, je me dis que parler dans le vide fait de moi un être humain, ou du moins quelque chose qui ressemble à ce que ça doit être.
 
Elle avait tout ce qu’elle aurait pu vouloir, elle n’avait pas tout non plus, ce qui fait qu’elle avait encore des désirs, vous comprenez ?
 
Elle ne comprend absolument pas de quoi je parle là. Elle ne sait pas ce que je veux dire par désir. Enfin, je ne peux pas le savoir puisqu’elle ne répond à mes phrases que par de drôles de hochements de tête.
 
Elle avait des projets, des choses à créer, encore. Elle disait : je peux peut-être encore servir à quelque chose, finalement, je ne suis pas complètement rouillée. Et elle riait. J’aimais tellement quand elle riait. Et puis non, du jour au lendemain, comme ça, la voilà qui s’en va, qui quitte tout sans prévenir personne, qui ne supporte plus rien, qui me dit de la rejoindre sans même prendre la peine d’un rendez-vous, d’une adresse. C’est troublant, non ? Vous ne seriez pas troublée, vous ?
 

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Ce matin, à l’hôtel, je me suis levé. Je veux dire, vraiment levé. J’ai senti mon pied se poser au sol, puis le deuxième, je n’ai pas réfléchi à l’ordre, mon esprit s’est éveillé doucement, je me suis dit : je suis ici. Je suis là. Je suis éveillé. Je peux commencer une journée. Je peux vivre cette journée.
 
C’était ridicule et beau comme peu de choses. 
 
J’ai la sensation étrange que quelque chose est en train de se construire à l’intérieur de moi. Quelque chose de solide. De stable. Comme à cheval on garde l’assiette, ma chambre me tient debout, le plafond tend d’invisibles fils à mes épaules, allège ma tête droite et, miracle extraordinaire, le maintien se perpétue lors même que j’en sors, comme d’un rêve. Et je peux dire qu’elle est là même si elle n’y est pas.
 
Ici.
 

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Les bâtons rompus sont demeurés sur le secrétaire, toujours aussi sagement disposés à attendre que je daigne éventuellement faire un geste en leur direction. Geste que je ne ferai pas. Je sais ce qu’il y a dans cette enveloppe. Il y a un manuscrit – son manuscrit qui ne dort pas et qui m’attend. Il y a un manuscrit, avec d’innombrables ratures, griffonnages illisibles et marges saturées, qui attend que je le lise. Il y a un manuscrit dont les pages sont séparées, parfois, d’un passage considéré comme abouti, fini, prêt à naître, qu’elle a tapé à la machine.
 
Clara Dallow se doit d’écrire à la main au stylo à encre noire sur des feuilles blanches ou, parfois, encombrées de l’en-tête d’un hôtel autour duquel elle gribouille. Elle se doit ensuite de taper à la machine à écrire les parties les moins terriblement mal écrites de manière à les considérer d’un oeil neuf de non-propriétaire des mots susdits. Elle se doit d’avoir face à son ouvrage une posture romantique d’écrivain inspiré et si possible maudit du XIX° siècle. Elle se doit d’écrire avec son sang, comme on dit, de dépendre totalement de ce qui est écrit là, de s’accrocher comme une damnée à ses quelques pauvres phrases, de leur vouer sa vie entière, de mourir pour elles s’il le faut, romantiquement et sans concession.
 
Le seul regret de Clara, le seul qui l’a toujours empêchée de croire totalement à son rôle merveilleux, c’est de ne pas être un homme, dont le désespoir noble et distingué libèrerait, par la grâce d’un mot écrit de sa main, des foules entières d’opprimés malheureux.
 
Clara n’a jamais compris que je ne profite pas de la chance offerte à ceux de mon sexe pour devenir un génie malheureux et incompris des bourgeois vulgaires. Je n’ai pas pris la peine de lui expliquer quoi que ce soit. Comme je ne prendrai pas non plus la peine de lire les bâtons rompus qui attendent là, toujours sur le même secrétaire et toujours bien sagement, quelque chose qui ressemblerait à mon approbation.
 

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Réponse.
 
Répondre vient du latin. Respondere. Avant de signifier répondre à une question, respondere voulait dire : s’engager en retour. Comme dans, je réponds de lui comme de moi-même.
 
Je t’en réponds ne signifie pas la même chose que je te réponds. C’est proche. C’est tout.
 
Spondere, s’engager.
Sponsa, la promise.
 
Et tu es né poussière, etc.
 

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Aujourd’hui, j’ai loué une voiture.
 
xxx
 
Ici, la chaleur écrase le bitume à tel point que la route est mouvante comme la mer. La mer, c’est là où je vais. Vers le sel, vers la brûlure, vers le silence et les vagues. Le silence, oui, parce que j’arriverai à la nuit, bien sûr. Et, peut-être, à la nuit, tu seras là. Que tu y sois ou non m’importe peu, je le sais. Tu seras là tout de même et je le sais aussi. Comme tu sais chacun de mes gestes. Cette voiture, la route, le sud et la mer, c’est toi. C’est toujours toi.
 

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Il vit dans l’eau. Dans le soleil qui la brûle. Dans les pierres qui surplombent. C’est une force, une force qui soigne.
 
Il y bat un rythme totalement déshumanisé et pourtant le plus humain qui soit. L’eau, le soleil, la pierre et l’arbre donnent une existence propre à ce qui respire, rendent tout à la fois l’épaisseur et la légèreté qui lentement, ailleurs, trop loin, s’étiolent, s’épuisent et s’érodent dans une frénésie étouffante. Seuls mes pieds me rattachent à la terre et, quand la terre disparaît et que le corps ne sent plus rien, je n’ai appris que la chute – m’écraser à nouveau au sol. Revenir. Revenir à temps, in extremis, à la limite des forces, vers, revenir, vers l’arbre, vers la pierre, vers l’eau, vers le soleil, sous peine de quoi, pas de remède à la folie qui rôde.
 
xxx
 
Calé dans le siège conducteur, mon dos douloureux n’est peut-être que le signe que les chutes ont fait leur temps.
 
xxx
 
Si les cris existent encore, passons, - pour le reste, les ariettes tristes, les chasser comme on éloigne un insecte, avec l’agacement et la désinvolture qui poussent toujours sous l'eau qui vibre, du revers de la main.

xxx

Et ce n'est que ça ?

Ce n'est que ça.



 
À la sortie d’un virage, la mer m’apparaît toute grande.


 

Cheminbleu



 
 
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Écriture 







"J'apprends à voir. (...) 
J'ai un intérieur que j'ignorais. 
Tout y va désormais. 
Je ne sais pas ce qui s'y passe."

 
R.M.Rilke.
 


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