La chronique de Emmanuel Normant



 
           Quand on partait de bon matin
 
 

J’ai fait le marathon de New York.

Nan, pas en short, en spectateur. J’ai fait le marathon, comme tout ce que je fais dans la vie, le nez en l’air, sur le bas-côté, curieux des exploits des vrais gens, des vrais sportifs, en l’occurrence des quasi-machines, ivres d’oxygène, qui dépassent leurs limites, les bornes, eux-mêmes. Mais après tout, moi aussi, murmurais-je in petto, moi aussi il m’arrive de repousser mes limites. Quand il leur faut 42km, il me suffit du coin de la rue, quand je vais attraper mon bus, mais une limite est une limite, ce n’est pas un kilométrage.

Les spectateurs, dans cette kermesse sympathique, presqu’héroïque, du marathon de New York brandissent force pancartes, qui racontent, chacune à leur manière, un spectacle fluide et changeant. Aggressive: “Get that Kenyan !”, emphatique : “Your perspiration is my inspiration”, encourageante : “You are all Kenyans”, ironique : “ I’m sure it looked like a good idea 4 months ago”. Tout ceci est tendrement bon enfant, généreusement sympathique, pas bêcheur pour un sou, en un mot : américain.

Je te parle du marathon en ce qu’il représente la quintessence de l’effort sportif, du dépassement de soi, tout ce qui est totalement étranger à l’auteur de ces lignes. Mais c’est néanmoins, j’avais pensé, une bonne introduction au sujet du jour : Nos conseils malins pour faire du sport à New York.

Mes connaissances en informatique sont au mieux inexistantes, au pire farfelues, souvent imbéciles et surtout terriblement efficaces quand il s’agit de me faire perdre un temps fou. J’ai dit, dans ces colonnes, fut un temps, le plus grand mal de Facebook, avec, je m’en souviens, un plaisir non dissimulé. C’était un temps où je me croyais bien au-dessus du lot bovin de ces foules grégaires, toutes à leur excitations panurgiesques de partager une photo débile de tacos au guacamole, surveillant le nombre de like comme le lait sur le feu. J’étais pas peu fier. Sans doute. C’était parce que, plusieurs années auparavant, post-doc à Washington, j’avais pris une avance enviable, j’étais un geek. Alors que mes amis français titubaient comme de jeunes enfants sur les chemins caillouteux du nouveau web, je payais mes factures en ligne, sur un Mac Quadra rutilant, je surfais, bronzé, sur le réseau très grand du monde, sur le monde du réseau très grand, sur le grand monde du réseau, sur le world wide web, c’est plus facile en anglais.

Un peu plus tard, reparti dans un coin de cette même Amérique, nettement plus froid, mais nettement plus d’accord pour m’embaucher, toujours assis sur mes lauriers, j’avais lancé mon Facebook à moi, avant tout le monde. Un Facebook sans face, sans book, sans mur, un Facebook à la mode soviétique, tout en noir et blanc, en monologues, personne ne « like », on se tait, c’est moi qui cause. Quand j’y pense j’aurais du l’écrire en cyrillique. Très verticale, comme vision de la communication. Evidemment tout cela était – comme ces régimes dinosaures – voué à un effondrement, un délitement, mon mur devait tomber. Un jour. C’était aussi très agréable. Je pouvais dire absolument n’importe quoi, noyer tous les poissons du monde dans une logorrhée sans queue ni tête, dont je me lassais moi-même parfois, c’était bien.

Je parle au passé même si je continue, buté comme la guêpe qui tambourine sur la vitre du salon, je continue à parler tout seul, imaginant encore que de l’autre côté du tube, il y a cinquante paires d’oreilles, béantes, comme les carpes des bassins à l’heure du grain.

Quinze ans de vie winchesterienne, ça endort son biologiste, même s’il est moléculaire.   

Mais depuis que je vis dans la ville où tu ne dors pas, ou tu ne dors plus, je me suis dit qu’il faudrait dépoussiérer ma vie, au moins la virtuelle.

J’ai commencé petitement, soyons raisonnable. J’ai trouvé une application, au fond de mon téléphone, sous des tonnes de bytes, avec un Y. Comme je ne téléphone jamais, cette machine ne me sert à rien, si ce n’est, peut-être, à garder une certaine contenance : Je ne reste pas les bras ballants à rin foutre dans le métro. Je travaille, je regarde mes e-mails, je communique, live, entre Penn station et Times Square, avec mes collègues australiens ou chinois, je suis hyperbranché, hyperactif, hypercitoyen de la startup nation, je suis innovant et disruptif, et je m’appelle Emmanuel.

C’est tout simplement cauchemardesque.

J’en reviens à mon application, Citymapper. Une application qui te dit quand ton métro va arriver, quand il arrive, quand il est là, quand il sera en retard, s’il y a des vélibs disponibles, un jaune, tu crois ? Et, si tu décides de pédaler, combien ça monte, et combien ça descend, combien tu vas vite, combien ça coute, et combien combien.

 Ce que l’application ne dit pas, c’est que pour aller à mon travail en vélo, il me faut longer la rivière Hudson, tu y es, il me faut emprunter le chemin de halage. Un aller-simple dans mes souvenirs, c’est l’Etang Beule -  Changé, pour aller chercher le pain chez la boulangère du village, un dimanche matin qui soleil. Au printemps prochain, de la maison, le labo sera à trente minutes de vélo, avec Paulette, la fille du facteur. C’est pour ça que j’aime Manhattan. Tu peux aller au travail en vélo, longeant la rivière en fredonnant Montand. J’aimais assez mes déambulations nocturnes et journalières, le long de l’Aberjona, de mon chez moi à la gare de Winchester, et retour. J’étais tout seul dans le noir avec mes lapins qui sautaient partout. Sur mon chemin de halage, au bord de la Hudson, y’a un monde fou, et je cause à Jonas. C’est tout New York :  toujours mieux que les autres, toujours plus grand. Evidemment, je vais bien me casser un mollet, me démettre une côte, mais mon « commute » aura eu, ne serait-ce qu’une semaine, des airs de promenade champêtre.

 

Pour aller à mon travail en vélo, me prévient mon application sévère mais juste, il m’en coutera 363 calories et aussi 30 minutes précieuses de mon existence. Dans ce pays où tout est compté, disséqué, analysé, on me presse de m’interroger : que valent 30 minutes de ma vie ? Et 363 de mes calories ? Est-ce un bon investissement de mon temps et de mon énergie ? Y aurait-il une assurance, au cas où je perdrais toutes ces bonnes minutes, et tout ce bon glucose péniblement amassé ? Et si je me perds ? Si je tombe dans la Hudson ? Ma veuve pourra-t-elle hériter de ces 30 minutes ? Peut-être y a-t-il des intérêts, tu dépenses une demi-heure tu récupères dix minutes ?    

Cette application quasi miraculeuse me stipule que je peux emprunter un vélib au croisement de la 92nd et de Riverside, à un pâté de la maison, et le déposer au croisement de la 13th et de la 8ème avenue, pile en bas du labo. Ce truc est fait pour moi. Ils m’attendaient. Eh, Manu, tu descends ? Mais je peux également, pour aller au musée, traverser Central Park en vélo, après y avoir joué au tennis. Ce qui évidemment résonne avec le premier paragraphe : tu veux faire du sport ? Habite à New York.  Ah, une seconde… ma machine m’interrompt … elle me dit que la ligne 7 est bloquée à la 13th street. Mais elle est conne, je m’en fous, je ne prends pas la ligne 7, je prends la 2. Je crois qu’elle va commencer à me gaver cette application. Je vais la faire taire, l’oublier, la jeter inadvertamment, la « uninstall », et ne plus jamais me souvenir qu’un tel joyau de technologie aurait pu rendre ma vie tellement plus simple. D’ici au printemps, j’aurai sans doute aussi oublié le vélib, le halage et Paulette, et j’aurais ajouté un autre souvenir, sur le tas sépias de tous les autres qui n’existent que dans le fatras de mon cortex préfrontal. Paulette qui ?

 

Fort de ces progrès indéniables, je me suis aventuré sur tweeter. Fait notable, après un mois, j’y suis toujours, pas bougé. J’ai un follower, qui d’ailleurs lit ces lignes. C’est pas beaucoup. Mais je ne dis rien. Alors évidemment personne ne me suit. Pour aller où ?

Et puis, c’était le jour de twitter et de Citymapper, un jour énorme, et puis j’ai créé mon blog. Un vrai blog, avec des statistiques, des notes, des messages, des widgets. Evidemment j’avais peur de sortir tout seul dans le noir, alors je suis resté près de chez moi http://decalages.blog.lemonde.fr/

De toute façon je l’ai dit à personne. Pour le moment je n’ai qu’un message que je me suis envoyé.  

Ca commence bien: j'ai installé mon nid, je suis tout seul, je vais patauger quelques mois, et on passera à autre chose.

Y’a ma chose qui m’attend pour aller voir Andy Warhol au Whitney et tu voudrais que je t’embrasse ? Des fois tu dis n’importe quoi.