La chronique de Emmanuel Normant  


      La Statue et le monstre

 
 

Je t’ai déjà dit, j’aime les villes. Les grandes. Celles qui ne dorment pas. Boston était devenue un peu petite, peut-être, provinciale, dans un sens. Et depuis cet été, depuis que j’ai déménagé, je sillonne la ville, the City. Je carbure aux brunches, le dimanche matin. Des trucs assez improbables, une Feijoada avec un caïpirinha, un truc avec de la Cachaça, le rhum brésilien, pour un brunch à Union Square, un déjeuner Calle Dao, cubano-chinois, ou sino-cubain, peut-être, à Chelsea, et puis Pio Pio, mon péruvien, à côté de la maison, tous des gens très capables. De faire à manger, je veux dire. Sans être désagréable avec mes amis américains, il faut bien dire, faire à manger, ça les passionne pas. Mais à New-York, on dirait que le monde entier s’est donné rendez-vous pour cuisiner des bonnes choses. D’où qu’ils viennent, les cuisiniers de la grosse pomme ne se sentent pas le droit de tout cochonner, on dit que c’était vrai pour les jazzmen, la grosse pomme, c’était la boule dans la gorge, la trouille de venir jouer dans la ville. Peut-être que les cuisiniers ont aussi la grosse pomme quand ils viennent ici. Même les pizzas, finalement, sont, well, au minimum, elles sont new-yorkaises. Il y a donc, je ne le savais pas, un endroit sophistiqué en Amérique. Très excessif, pas mal barré, un décor de cinéma, une ville au bord de l’Amérique.  

Dans cette ville, où l’on ne respire pas que de l’oxygène, on peut aussi jouer au tennis. A Central Park. Pour 15 dollars, tu peux acquérir une heure sur l’un des trente courts. Tu viens, tu paies, tu joues, c’est facile. Ambiance folklorique, multicolore, multiforme, de la panthère noire à la vieille tortue, on sert ici des balles, souvent jaunes, à des noirs, des blancs des jaunes, aussi, et des violets (mais eux il faudrait qu’ils arrêtent, ça va mal se finir). Assez différent du club de Winchester, MA, qui est beaucoup plus chic. Il faut, pour jouer au tennis à Winchester, il t’en souvient, une carte, tamponnée par une autorité autorisée à autoriser. Emmanuel, c’est pas un peu métis ça ? Ou juif ? Le problème du Winchester club, ce n’est pas qu’il n’est pas assez huppé, ou pas assez chic, ou pas assez blanc. Le problème du Tennis Club de Winchester, Massachusetts, c’est qu’il se trouve à Winchester, Massachusetts.

Et puis j’ai été voir la statue de la liberté. De près. Je ne lui avais jamais rendu visite. J’y fus, m’embarquant à Battery Park sur le bateau « Liberty » un matin de septembre éclatant. Il faut passer – comme à l’aéroport – une sécurité toute de portiques, de petits tapis roulants, et d’une maréchaussée sévère, souvent engoncée dans un uniforme qui emballe maladroitement des excès pondéraux, des excès que nous qualifierons d’excessifs.

Et nous voilà, face aux embruns, dans la cour de récréation de Jonas, entourés de gens qui parlent tellement de langues différentes, c’est Babel qui flotte.

Tant de gens l’ont vue, l’ouvreuse géante du grand cinéma américain, la gardienne de la porte du nouveau monde, le groom de l’hôtel America. Beaucoup de pauvres hères, chassés d’Irlande par la faim, de l’Italie par la misère, de l’Europe de l’Est par les pogroms, une valise dans chaque main. Un accueil, un port dans leur monde de tempête. Si j’avais été Bartholdi, je lui aurais dessiné un sourire, quelque chose de doux, de chaleureux, d’engageant peut-être. Parce qu’elle rigole pas, la statue. Raide comme la justice. Ou bien peut-être souriait elle encore dans un passé récent à l’idée d’un noir à la Maison Blanche. Depuis que le orange a recouvert l’espace public, comme l’agent de la même couleur, elle a perdu son sourire. Elle a quand même, dans cette lumière du matin, quelque chose de rassurant, elle est grande comme l’Amérique. Et elle a l’air plutôt décidé d’éclairer le monde, le port de New York à tout le moins, et c’est déjà pas mal, le port de New York. Juste à côté de la statue, c’est écrit sur ton ticket, il y a Ellis Island, un autre confetti où le bateau t’emmène, à partir de l’île-statue, départ tous les quarts d’heure. Ellis Island, c’est une île-bâtiment, c’est aussi une douane. On n’y passait pas en fraude des cigarettes ou de l’opium, non, on y dissimulait tant bien que mal une rougeole ou une tuberculose. Les lieux d’histoire ou des foules ont été canalisées, triées, sélectionnées, séparées, laissent suinter – c’est moi ? - une atmosphère inquiétante, une question en suspens, mais y vont où, après ? Il y a du Drancy ou du Vel d’Hiv dans ce hall immense. Alors que, en fait, il valait bien mieux, pour certains, se retrouver dans la queue à Ellis Island qu’au Vel d’Hiv.

En l’occurrence, ces nouveaux arrivants étaient envoyés de par le vaste pays, pour le coloniser, pour le cultiver, pas forcément une promenade champêtre sous un soleil de printemps, mais pas non plus un voyage au bout de la nuit.  Beaucoup y sont d’ailleurs toujours, sous la forme de leurs arrières petits-enfants, hippies à Berkeley il y a 50 ans, yuppies à Menlo Park, aujourd’hui.

 

Et tout ceci m’amène naturellement, quelle aisance, au sujet de ce soir : Une étude sur les conséquences macroéconomiques des migrations, ou l’impact de l’augmentation des flux migratoires et des flux de demandeurs d’asile. Ça y est, on va reprendre le cahier, les spirales, la marge sévère et le bic quatre couleurs, il va encore faire son communiste, ce garçon est fatiguant. Oui, mais sinon, tu m’aimerais pas. J’annonce donc au risque de tuer le suspens, que les conclusions sont claires : non seulement l’immigration n’a rien d’un « fardeau » mais elle pourrait bien constituer « une opportunité économique ». Ah. « T’attendais pas » (remarque culte de Jacques Villeret dans l’Eté en Pente Douce).

Ces conclusions macro-économiques n’ont rien de révolutionnaires, mais rien de très intuitives non plus. C’est là où le populiste s’immisce : un million de chômeurs = un million d’émigrés, repris sous une autre forme récemment par Mélenchon et la gauche anti-migrants européenne. Or cette idée est une absurdité économique, et crois moi, côté absurdités économiques, t’as un connaisseur devant toi. Mais cette image est puissante car elle repose sur une logique comptable simple qui peut paraître intuitivement juste. L’économie, dans cette logique, ressemble à un champ de pommiers où des travailleurs sont chargés de ramasser les pommes : si l’on fait venir des renforts, les salaires baissent et le chômage augmente car il y a un nombre fixe de pommes à ramasser. Mais la France – par exemple – n’est pas un champ de pommiers. Ou la Normandie, peut-être, pour le calva. La réalité de l’économie est que les migrants, des bougnoules donc, nous rendent collectivement plus riches, car ils travaillent, consomment, créent des entreprises paient des impôts et des cotisations sociales. Et, de toute façon, ne prennent pas les emplois des Français : malgré le chômage de masse, il y a, dans la construction, la restauration ou les services à la personne, des dizaines de milliers de postes qui sont délaissés par les natifs parce qu’ils sont éprouvants et mal rémunérés. Ce sont les immigrés arrivés récemment qui les occupent.

Quand les allemands de Die Linke affirment que les étrangers pèsent sur « l’infrastructure sociale », quand les sociaux-démocrates danois craignent pour la survie de leur Etat-providence, ils se méprennent sur l’équilibre des comptes publics. En gros, y comprennent rin.

Des gens dont c’est le métier, et qui le font bien, aboutissent à la conclusion inverse, la fermeture des frontières fragiliserait notre système de protection sociale. Rétrospectivement, le titre d’une étude apparaît d’ailleurs comme un clin d’œil quelque peu provocateur envers la gauche anti-migrants : L’immigration, se demandaient les auteurs, peut-elle sauver notre système de protection sociale ?

 

T’as rien compris ?  Tu viendras samedi en colle.

Je parle de tout ça parce que dans quelques jours les américains votent pour élire un tiers des sénateurs et tous les députés. La dernière fois, ça s’est mal passé, et cette fois c’est plutôt pas bien barré non plus : non seulement ils ont élu un fou, mais ils pourraient en être contents. En partie parce qu’un ensemble de groupes, les évangélistes par exemple, les mêmes qui ont amené Bolsonaro, le Trump tropical, au pouvoir au Brésil, ont été d’accord pour élire un dangereux égomaniaque pour récupérer une majorité républicaine (de droite) à la cour suprême et obtenir une suppression au niveau fédéral du droit à l’IVG. D’autres préféraient Trump pour payer moins d’impôts, pour pouvoir vendre encore plus d’armes, pour cochonner la nature, ou ce qu’il en reste, pour éliminer le peu de droit à l’assurance santé que Obama avait amener au forceps, la liste est malheureusement interminable. Trump est abominable, mais il permet à tout ce petit monde de continuer à avancer leurs programmes conservateurs. Les élections de mardi pourraient maintenir le status quo en bonne partie aussi parce que beaucoup voient l’immigration comme une invasion. Racisme, bêtise, populisme, antisémitisme, hurlement du monstre orange, mais aussi bêtise de la gauche, enfin, la gauche, des démocrates. Pas bien barré, parce que la victoire de Trump est basée en partie sur la « peur du petit blanc ». Lui qui régnait en maître sur ses esclaves, ses femmes, et brulait les sorcières et les homosexuels, les « déviants », pour se rassurer, le voilà inquiet de se voir détrôné. Au-delà de 2018, 2020 se profile, avec un gros problème pour les démocrates : ils n’ont pas compris (je n’ai pas compris) comment ce type a été élu. Ne pas comprendre son adversaire, en politique ou ailleurs, est un gros désavantage. Clinton a fait une campagne comme si elle cherchait absolument à conquérir le vote des docteurs en biologie, de gauche, féministes, le vote des Emmanuel, en gros. Mais ce vote lui était acquis de toute façon. C’était pas moi qu’il fallait convaincre. En plus je ne vote pas, je suis pas citoyen.

 Le tsunami bleu de la semaine prochaine se présentant de loin comme une vague vaguelette, il faut espérer que l’on aura quand même une déferlante rose. Allez, les filles, on a besoin de vous, j’arrête pas de vous le dire.

Voilà, c’était la minute du new-yorkais communiste en colère. Ou peut être la minute du type qu’a quand même la trouille de voir cette liste des nationalistes aux pouvoir qui gonfle, s’expand, mais jusqu’où s’arrêtera-t-elle ?   


Je ne t’embrasse pas, ce soir c’est Halloween et mon immeuble va être un zoo. Il faut que j’aille acheter des bonbons.