La Chronique d'Emmanuel Normant   


 
          La métamorphose ( nov 2011)

 
 

Pour des raisons obscures que mon patient lecteur découvrira tout au bout de cette trop longue logorrhée, je me suis essayé à écrire pour ne rien dire. Comme ca, pour voir si tout marchait bien. Je me suis donc mis à répondre à un mien ami qui se désolait récemment que je n’écrivasse pas plus souvent. J’ai répondu ce qui va suivre. Evidemment ma colombe, il ne s’agit pas toi, toi tu dis rien de toute façon.

Alors.

La parole est à la défense.

Votre Honneur, avocat du diable, je commencerai ma plaidoirie, ma défense de ces taiseux qui sont mis à l’index aujourd’hui, en remontant mes manches. Elles sont beaucoup trop grandes, on se demande ce qu’ils foutent au vestiaire.

Mon client, Votre Grandeur, un émigré au bout du rouleau, ché doure la vie,  me disait-il encore hier, ne répond peu, ou pas aux apostrophes hyperboliques et exclamatives de la foule bariolée d’aficionados qui lui hurle « encore encore » matin et soir. Certes.

Mais, Votre Vastitude s’est-elle posé la question ? Une seule seconde ? Quelle question ? J’y viens si l’autre abruti emperruqué se la moule une minute. La question : savez-vous combien de temps il faudrait à mon client pour répondre à cette marée de bytes ? Avec un Y, greffier. Bytes, avec un Y. Et bien je vais vous le dire, Votre Désuétude, cela correspondrait, selon ses propres termes, à un « full-time job ». Or, Votre Exubérance sait-elle à quoi notre métèque passe ses journées ? Ce qu’il fait de ses jours et de ses nuits ? Lui non plus n’en est pas trop sûr ? Allons, n’ayons pas peur des mots, notre rastaquouère, Bruce Willis estampillé Ph.D., sauve le monde matin et soir. Il pourchasse sans relâche le myélome, le sarcome, le carcinome, aussi.  Alors je demande, messieurs les jurés, mademoiselle aussi au premier rang, oui avec les grands yeux noirs, passez me voir après la séance. Non, c’est pas ca.

Je disais quoi ? Votre Excroissance, je vous le demande, est-il plus important de sauver l’humanité de la menace gluante et sournoise du cancer du rein à cellules claires, ou doit-on balancer tout ça aux orties au prétexte terriblement sémantique de « resserrer des liens » sur le web ? Mon client d’ailleurs – homme de bonne volonté - ne demande qu’à serrer tout un tas de liens avec la demoiselle du premier rang par exemple.

Au prétexte qu’il se doit de répondre à cette meute hyperactive, mon Quasimodo devrait abandonner ses recherches sur le rôle antiapoptotique de l’Insulin Growth Factor 1 Receptor dans le cancer ductal du pancréas ? On nage en plein quiproquo, Votre Inaptitude plaisante.

Mademoiselle aux grands yeux noirs opine, elle est simplement divine, délicieuse.

Oui, ne serait-il pas plus juste d’exonérer mon crétin de client ?

Et bien je n’hésite pas, Votre Hébétude, à le clamer, et si cette putain de manche m’en laisse l’occasion, je pointerai du doigt la partie civile bien prompte à accuser, à couvrir d’immondices, un simple ouvrier, danaïde du clavier qui clapote frénétiquement pour satisfaire une demande sans fond. Et puis, sans dec, ne pourrait-on, dans un monde plus juste, plus humain, laisser les personnes en difficultés mentales monologuer d’un bavouillement gargouillesque, sans invoquer à tout vent les nécessaires mais néanmoins électroniques interactions ?  

Je terminerai (il est vraiment très très tard à Boston, mon cœur) je terminerai en proposant l’exception culturelle.

 

Je ne sais pas du tout pourquoi je te raconte tout ca, en fait, il faut absolument que je t’interpelle, toutes affaires cessantes, à propos de ma toute récente, et excessivement  surprenante métamorphose.

Dans le roman éponyme de Kafka, le héros, Grégoire, se réveille transformé en insecte immonde, qui après 166 pages finira par crever dans l’indifférence générale.

Dans mon cas, que je vais t’exposer ci-là, il n’y a pas eu de bavouillis hideux, de poils qui poussent, et je ne mange pas mes ongles en bavant comme ce goret de Jeff Goldblum dans la Mouche. Mais dans un sens c’est presque pire : ce qui fait que je suis moi–même si ce n’est pas très reluisant – est en train de fondre comme beurre au soleil.

Ca commence un matin de juillet. Un chasseur de tête me téléphone à propos d’un poste à Cambridge. L’homoncule expectore des mots comme une automitrailleuse qui s’enraille, et je ne saisi pas trop de quoi il est question. Après que j’ai calmé l’olibrius et que finalement quelques explications presque claires se fissent jour, je comprends que je pourrais glaner de nababesques émoluments si je considérais de déplacer mon bureau de l’autre côté du MIT, Kendall Square, 215 first Street. Absolument, mon ami, rétorquais-je dans un anglais oxfordien, de quoi s’agit-il ?

De lymphome? C’est d’la balle, les lymphomes sont des miens amis, on se voit beaucoup en ce moment.

Avant de réclamer les émoluments susmentionnés, il me fallait passer quelques interviews, oui, avec une cravate, et aussi présenter vos dernières recherches. Mes quoi? Avec une quoi? Pour les recherches, pas de problème, Einstein n’a-t-il pas dit « Si on savait ce qu’on faisait ca ne s’appellerait pas de la recherche ». Pour la cravate… la jaune? Vraiment ?

Le jour dit, dans une tenue qui ferait passer le directeur de la banque centrale pour un clodo couvert de psoriasis et de vapeur d’un mauvais alcool, je me présente, Emmanuel, oui, Normant, aussi.

Je passe donc la journée à papotailler ici et là, non vraiment, oui, absolument, ahahah, tu vois le genre.

Après ce Pow-Wow et les danses afférentes, je recevais la fameuse « offer letter » qu’il me fallait signer en bas, à droite. Offer tout à fait sympathique, si ce n’était le salaire non pas de misère, ne charrions pas, mais les nababs s’évaporaient quand même dans un mirage saharien. Mes qualités de négociateurs étant ce qu’elles sont, et elles ne sont en fait pas, j’ai dit oui, bon, ben d’accord alors, on va faire comme ca. 

Voila, je suis director, et non pas Dear Hector. Et non, dear Hector ca ne veut rien dire du tout, puisque, tu te souviens, mon miel d’acacia,  je m’appelle Emmanuel.

Affublé d’un tel titre, il me fallait, comme au jeu de l’oie, accéder à la seconde case de mon parcours mutationnel (mutatif ? mutatoire?), autrement difficile : l’obtention d’un iphone. Certes, pas le nouveau 4G qui avale la poussière chez toi, repasse tes chemises, et change l’huile de ta voiture, mais quand même, un téléphone à moi. Plus que le téléphone, en fait je crois que ce qui m’a pas mal amoché, c’est d’avoir un numéro. Il y a un numéro sur cette terre, que si tu le tapes tu tombes sur moi. Enfin t’accroches pas à la rampe, tu ne tomberas pas souvent, mais tu pourras toujours laisser un message.

Ah nan, je t’ai déjà donné mon numéro de mon alarme, si je te donne mon numéro de téléphone, ca va être la chienlit, et – souvient toi Mieux-Aimee – je me dois dorénavant d’être directeur. De quoi? Ca ne venait pas avec la notice, je me demande donc toujours un peu ce que je fais là, je déambule, ce qui ne me change pas trop.  Je plaisante, j’ai un agenda de ministre. Je passe de réunions importantes, en réunions extraordinaires, j’enlève mes lunettes, je remets mes lunettes, absolument cher collègue, j’abonde dans votre sens. C’est fun.

Un autre exemple du tremblement de terre dans ma vie de banlieusard ? Je prends le train. Les crétins au volant se sont soudainement volatilisés, et le sens de la vie m’est apparu plus clairement. Je ne suis pas sur terre pour suivre comme un mouton, cette bande de dyslexiques du volant. Dans un élan purement existentialiste, j’ai repris deux fois des nouilles.

Le train. Le tortillard Saint Valery – Cayeux, que j’empruntais petit garçon, passerait aisément pour un TGV profilé sifflant sa modernité à 250 km/h dans un virage relevé, les passagers écoutant sur le système Wifi les virevoltes vocales de la Reine de la Nuit. Comparé, j’entends, au train de la ligne de Lowell-Boston, qui lui n’arrive pas à la cheville du Mumbai-Dehli, avec ses poules et ses chèvres, son tintamarre chamarré et son retard légendaire. Qu’un tel amas de ferraille puisse amener ses passagers des banlieues cossues de Boston jusqu’au MIT, voila le vrai paradoxe américain.   

Quoi d’autre. Mes chaussures, mes pantalons, mes chemises, mes lunettes. Tout a été passé au crible par ma moitié « tu ne peux pas aller travailler avec ça » et, d’un automobiliste dépenaillé je suis devenu du jour au lendemain un piéton élégant, avec un petit fil blanc qui part de mon oreille pour disparaitre dans les replis d’un manteau de qualité : je suis devenu un homme normal ! Ca fait drôle, ca fait peur surtout.

Tout ce qui avait participé à créer l’enveloppe de mon moi ayant été jeté aux orties, je me suis demandé si l’intérieur aussi avait subi quelques irrémédiables dommages.

Inquiet, j’ai mis mon stylo dans ma bouche, les Weezers à fond dans mes oreilles, une feuille de papier sous mes yeux, une méga dose de whisky dans la bouche, tes immenses yeux noirs en fond d’écran, et j’ai attendu que ca vienne.

Après quelques crachotis en anglais, soulagement. J’ai pondu ca.

 

Ma récompense que je n’attends même pas, n’est que l’espoir de ta  fossette qui se creuse, ta main gracile qui se lève, et dans un sourire espiègle un murmure : « Mon Dieu, ce garçon est divinement con». Et, ultime preuve que je suis bien toujours aussi fou, je ne t’embrasse pas.