La chronique de Emmanuel Normant  
 
             De Darwin. Et de Kipling aussi.

 
 
 

J’étais dans d’excellentes dispositions. Assis bien au milieu de mon fauteuil, j’avais disposé proprement un dossier à ma gauche : pourquoi les baleines sont-elles gigantesques, point d’interrogation. Un sujet qu’il me fallait développer sans barguigner, un sujet qui me permettait de caser dans la même phrase les noms de mes – osons le mot - deux idoles ,  je veux parler de Charles Darwin et de Rudyard Kipling. De la science, enfin. Je me débarrassais finalement de mes lapins, de mes écureuils, de ma sacoche bleue, de Donald Trump, j’étais tellement prêt. J’avais taillé mon crayon jaune, un HB, et l’avais apposé, proprement, toujours, parallèlement au plus petit côté de mon ordinateur. J’avais ajouté une gomme perpendiculaire au crayon susmentionné. Je m’étais muni également, au cas où, d’un autre dossier, sur ma droite, un papier de Neuron, à propos de la mémoire. Figure toi que nos connexions – là-haut – sont programmées pour oublier. Si tu n’oublies pas, tu ne retiens pas, tu te disperses, tu es un âne. Une validation scientifique proposant que les étourdis sont des gens supérieurement intelligent. Du nanan.

Et badaboum et patatra : Me voilà avec Irma. Le plus grand ouragan de tous les temps, the mother-of-all, un truc qui, certes, a déjà ravagé toutes les caraïbes, d’accord, soit, mais, monsieur National Hurricane Center, et madame NOAA (National Oceanic and Atmospheric Agency), dites-moi : Irma, elle vient à Boston ? Les journaux, le web, ma voisine, le monde bruit, s’inquiète, interroge et questionne : mécetoukelva, mécetoukelva ? Irma a déjà tué tout un tas de gens, c’est effroyable, bien, mais Winchester ? Docteur ? Elle va en prendre combien ? de mètres cubes d’eau ?

 

Je viens de regarder la télé. Pour des raisons compliquées, Irma ne viendra pas chez moi. Elle est train de s’attaquer à Key West, et pourrait finir dans le Kentucky. Connais pas, le Kentucky. De toute façon c’est bien fait pour eux, ils n’avaient qu’à pas voter pour Donald Trump, voilà, maintenant ils sont bien avancés. Alors que nous, écologistes bienpensants de Cambridge, MA, nous sommes épargnés. Comme quoi, il y a une justice.

Je reconnais, je ne devrais pas m’autoriser ces spasmes de cynisme noir. C’est pas marrant, y’a des gens qui sont morts, et pas mal qui se retrouvent sans rien. Et ça ne va même pas servir à faire changer d’avis le monstre orange. Son golf en Floride à Mar a Lago va être dévasté, il nous dira que c’est bon pour le commerce. Il faudra reconstruire, et quand la construction va, tout va.

 

A propos d’ouragans, on a eu aussi Harvey. On. J’exagère. Ils. Les texans ont eu Harvey. Après que Harvey a déversé ses milliards de mètres cubes sur Houston, une frénésie s’est emparée du web, des journaux, des universités. Il fallait mettre en chiffre, il fallait mesurer. Ça fait combien, des milliards de litres d’eau ? Des fanatiques de la calculette proposèrent que ça faisait 3 inches (3 pièces de 1 cent, précisèrent-ils) répartis sur l’ensemble du territoire américain, ca faisait aussi un cube de 4 kilomètres de côté, un truc haut comme le Mont Blanc. Et alors ? Rien. Au plutôt si : Cela démontre – en est-il vraiment besoin – que l’homme se rassure vite, l’homo americanus encore plus vite que les autres,  avec des chiffres. Si on peut – c’est le cas de le dire – mettre la bête dans une boite, on se croit autorisé à penser que l’on maitrise un peu le problème. Si on peut le mesurer, n’est-ce pas le début de la domestication ?

 

Mâchouillant mon HB, le jaune, un peu déçu, sans doute, de rater une chronique toute d’hyperboles, d’arbres couchés et de sirènes de pompier – Irma ne viendra pas - je me suis finalement décidé. Va pour les baleines. Après tout.

Ce qui m’amène aux sujets du jour, sujets abscons et difficiles, il fallait bien Irma et Harvey pour les introduire : parlons sciences.

 

Nous parlerons, tout cela reste assez sémantique, en fait c’est moi qui parlerai. Des baleines, et d’un, et de la mémoire, de deux. Le rapport ? Aucun, si ce n’est que mon journal du soir préféré a proposé dans ses colonnes deux papiers à ce propos, que je suis un cossard (c’était mon prof d’allemand à Lakanal qui me disait ca : Normant, vous êtes un cossard. J’ai mis du temps à comprendre ce qu’il voulait dire, mais comme personne ne comprenait jamais ce qu’il voulait dire, ça ne m’avait pas inquiété outre mesure) que je suis un cossard, donc, qui fait de temps à autre son bourgeois gentilhomme, et soudainement s’intéresse, s’émerveille, s’extasie devant les choses compliquées que la nature nous met sous les yeux.

Toi tu n’es ni cossarde, ni gentilhomme, mais – avec une abnégation désarmante - tu me lis depuis longtemps, comme un devoir, comme on va à la messe, on sait pas bien pourquoi, mais si on y va pas, y’a un vide. On lit la chronique, parce que, parce qu’elle vient de tomber dans la boite à lettre.

Donc, ce soir, pas de Dona Flore, pas de sacoche volée, pas de Jean Pierre ou de Burkini, ça fait du bien. Ce soir de la science, du calme, une discussion intéressante, dépassionnée (on va pas s’énerver sur l’évolution des baleines), une seconde, je me ressers de ce petit valpolicella.

 

380.000 pounds.

C’est beaucoup. Même en kilogrammes, c’est beaucoup.

C’est le poids d’une baleine bleue. Ca fait 20 tonnes. C’est énorme.

M’est tombé récemment dans les mains un papier qui posait une question bête : Pourquoi ? Pourquoi Dame Nature, que l’on a connu plus chiche, pas trop excitée par le grandiloquent, pourquoi a-t-elle fait des baleines de 20 tonnes ? On s’en doute, pas pour rigoler ou faire son intéressante. C’est parce que, dans les temps anciens et reculés, ô ma Mieux-Aimée, pour manger, il fallut que les baleines traversent des étendues océanes infinies, des espaces liquides d’abysses et de dangers. On pourrait en faire une nouvelle de Kipling : pourquoi les baleines sont-elles grandes ?

L’histoire des baleines est captivante. Si je te le dis.

Voilà des bestioles qui, il y a 50 millions d’années, déambulaient sur la terre ferme, munies de sabots imposants, et avalaient quotidiennement des monceaux de verdure que ces crétins de dinosaures avaient abandonnés quelques millions d’années plus tôt pour une obscure histoire de météorite. Elles devaient trouver tout ça ennuyeux, elles devaient etre curieuses, et commencèrent à migrer vers un territoire inconnu, mouillé, différent : la grande bleue. Peut-être que – à l’instar de Bernard Blier dans Buffet Froid « les sous-bois ça m’inspire pas, et le type qui me fera bouffer des champignons il est pas encore né» elles commençaient à se lasser de ces paysages champêtres. Les voilà donc qui bricolent des nageoires, éliminent ces sabots stupides, bidouillent des fanons et filtrent l’eau pour manger du plancton : facile d’accès, pas de bagarre, pas de sang, on ouvre grand la gueule, le filtre fera le reste. A ce stade, les baleines sont de charmantes créatures, mammifères aquatiques : à peine quelques quintaux d’originalité inoffensive. Mais voilà que, boum, all-of-a-sudden, et out-of-the-blue, d’une taille de minivan, elles deviennent grosses comme trois cars scolaires Thomas, les jaunes, que nous connaissons bien de ce côté de l’Atlantique.

Ce qui est ébouriffant c’est que, au même moment - il y a 5 millions d’années – différentes cousines qui ne se fréquentaient même pas, et couchaient encore moins, croissent, grandissent, s’énormisent, si l’on peut dire (on peut pas, en fait). 5 millions d’années, c’est aussi le début d’une glaciation qui couvre l’hémisphère nord. Oui, mademoiselle au fond ? Elles ont grossi parce qu’elle avaient froid ? Vous êtes un âne, plus tard vous garderez les oies (c’est ce que m’avait prédit une professeure de mathématiques peu amène, après que j’eus proposé une énormité sur le plan mathématique. Elle ne se trompait pas tant que ça, note, j’ai gardé de nombreuses souris très longtemps). Nan, elles n’avaient pas froid. Ce changement de température avait concentré en plusieurs points du globe très éloignés les uns des autres, des poches de nourriture, de plancton. Etait-ce l’eau froide en remontant, l’eau chaude en descendant, je n’ai pas bien compris, mais toujours est-il que ici et là, à la surface des océans c’était la foire au plancton. Des concentrations gigantesques sur des vingtaines de mètres de profondeur, des sortes de buffets eat-all-you-can, dispersés aux quatre coins de notre globe, de par le vaste monde, aqueux et hétérogène, pour paraphraser Rudyard.

Et voilà nos baleines qui grandissent, se bafrent littéralement, filtrent de plus en plus de bestioles. Mais tout ça n’explique pas les trois bus scolaires. On peut se baffrer, devenir obèse, mais pas multiplier sa taille par 10 en bouffant du plancton. Huhu. Ce qui les a faites si grandes, majestueuses et sans doute philosophes, malgré que ce dernier point ne soit que maigrement étayé par des chiffres indiscutables, ce qui les a faites si grandes, c’est le trajet. Peut-être aussi une certaine philosophie de la vie, un calme intérieur, mais ne compliquons pas tout, surtout ce qui l’est déjà. Pour que ces machines, déjà pas mal sophistiquées quand cette histoire de gigantisme commence, puissent rejoindre ces havres d’abondance separes de miliers de kilometres, monsieur Darwin les munit donc d’une batterie d’organes tous plus impressionnant les uns que les autres : 10.000 litres de sang pompés par un cœur de 600kg qui ne bat que 4 fois par minute, mais propulse 250 litres de sang par battement à travers une aorte de 30 centimètres de diamètre. On nage - dans l’océan, certes - mais surtout dans cette mer de chiffres dont le lecteur ne se rassasie jamais. Le lecteur de sept ans, surtout.

Dame Nature a rajouté à cet équipement de supertanker, une résilience, une patience, une résistance, toutes trois aussi imposantes que les records de distance, de vitesse, de la taille du pénis ou de l’embryon à quatre semaines, dont je te fais grâce, il est tard.

 Pour traverser l’océan indien, si tu pars avec les réserves d’une sardine, t’as pas dépassé l’ile Maurice que t’es déjà mort. Alors qu’une bestiole de 30 mètres de long avec un battoir de 20 mètres carrés (encore ces chiffres qui assoient le raisonnement, même s’ils sortent de nulle part) avancent beaucoup mieux, sans fatigue et bien plus longtemps. Un 777 a plus de chance de traverser le Pacifique qu’un ULM. N’est-ce pas ébouriffant ? Les baleines sont devenues grandes parce qu’elles avaient besoin de réservoir gigantesques de fuel pour traverser des océans eux-mêmes gigantesques et déambuler d’un réservoir de planctons à l’autre. Il faudra absolument que j’en parle à Jonas.

 

Je le subodore, mais ne l’explique pas complétement, ce côté « explique-moi-encore-des-choses-compliquées-oncle-Emmanuel » pourrait participer, pour des esprits jeunes et simples, à améliorer mon image. Hm ? sans doute pas. Tu as raison, tout le monde se fout de ces histoires de baleines.

 

Dans un tout autre domaine,  je viens de comprendre pourquoi je ne souviens jamais d’où que j’ai mis mes clés. Comme la taille des baleines ça aussi, ça s’explique. Tout s’explique, sauf peut-être pourquoi les américains ont choisi le monstre orange, mais on sort du rationnel, on n’a pas d’instrument de mesure, on ne brandit pas force mètres carrés ou cubes, on reste bouche bée, et on s’effraie que cette élection ait finalement soulevé le voile sur une vérité abrupte, la moitié de l’Amérique est en fait raciste, fascisante, obtuse, bornée, sous-éduquée. Cette moitié fait partie d’une nation qui avance vite et qui n’attend pas, derrière, l’arrière garde du peloton qui n’a vu en Obama qu’un fucking nigga, fucking communist nigga. Ah mais voila que ca me reprend. C’est infernal. On avait dit pas ce soir.

 

J’entends un murmure, la révolte gronde, mais c’est quand qu’il s’arrête ? 1951 mots, 24 paragraphes et 140 lignes, tous ces chiffres, encore eux, me hurlent que ca suffit, on va sonner la récré. Les neurones, la mémoire, et l’indiscutable avantage des distraits attendront.

 

 Je ne t’embrasse pas. Je vais dehors scruter le ciel, des fois que nos maniaques de la statistique et nos intoxiqués de l’image infra-rouge se soient encore plantés, et qu’Irma, finalement, ait décide de venir mourir sur les rives de la Charles.