Chapitre 8




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La tête un peu lourde, Garance sort d’un cauchemar dont seule subsiste l’étouffante impression de courir comme une dératée sans avancer d’un pas. Lui revient une ambiance poisseuse et glauque, des jambes arachnéennes qui la rattrapent inexorablement, éjectant le trouillomètre et l’adrénaline au plafond.
A côté d’elle, Bill semble écraser l’oreiller de toutes ses forces comme s’il voulait absolument passer à travers. C’est très exactement d’ailleurs ce qu’il tente de faire. Aux prises avec son subconscient, il cauchemarde. Une énorme presse lui écrase la tête. Ce n’est du Edgar Poe, mais ça y ressemble. Garance se lève et titube jusqu’à la porte. L’odeur familière de la cage d’escalier lui remet en mémoire ces petits déjeuners ensoleillés pris sur la terrasse côté jardin. Elle descend précautionneusement les marches et trébuche sur un tas de chiffons.
- Mais qu’est-ce que…Bill ! Hurle-t-elle en se précipitant instinctivement sur le téléphone. Elle a résolu l’équation sans même y réfléchir. Du sang. La grand-mère par terre. La mort. La police. Le téléphone. Allo.
Elle décroche alors que Bill, nu, se rend compte de…
- What the fuck is goin’on here ?
Il se précipite dans la chambre bleue pour vérifier que le manuscrit, et accessoirement Amélie, y étaient toujours. Ouf.
- Amélie ? Wake up !
Le commissaire, suivi d’une horde de types affublés de rubans fluorescents barrés des lettres police, vision minimaliste de la notion d’habit d’agent de l’ordre, envahissent les lieux. Sacha, donc, pénètre dans le pavillon.
-Mademoiselle ? S’approche-t-il de Garance recroquevillée dans un coin.
Pour toute réponse, elle lève des yeux effarouchés. Il l’emmène dehors, en lui faisant avaler un café et cracher son histoire. Il rencontre Bill et Amélie, même petit tour confessionnel en plein air. Plus long peut-être, la barrière de la langue. La mémé avait été empaquetée diligemment, les croûtes de sang gratouillés, et seul l’emplacement du corps grossièrement tracé à la craie sur le parquet de l’entrée autorise à suspecter l’irréparable. Même si, une fois le corps retiré, la forme dessinée n’a pas grand-chose à voir avec les couvertures des polars où le dessin de la victime sur le macadam, une fleur rouge sur le cœur, ressemble à l’Icare de Matisse. Un inspecteur approchait, avec le médecin légiste :
- Commissaire. Elle est morte dans la nuit, fracture du crâne au niveau de l’occiput, par un objet contondant.
- Et quelqu’un au bout de l’objet ?
-  Euh…
- Je veux dire, accident, meurtre ?
- Elle n’a pas pu se faire ça en se cognant.
- Vu la topographie, commissaire, elle remontait de la cave, elle avait des chaussures maculées de boue, elle devait venir du jardin, à moins que la cave ne soit humide. Elle a été cueillie à la sortie. On n’a pas de traces d’effractions. Elle a appelé un numéro local vers onze heures. Un certain André Bonchamps. A Saint-Jean de Mayenne. Pour le mobile, c’est pas bien excitant. Le crapuleux, je veux bien. Mais on a rien touché. Le type qui arrive sur les lieux, se fait surprendre et panique. Ou alors la version mots croisés cinq étoiles muets, un mobile bien précis, une mort programmée. Mais là on part de zéro. Qu’est ce qu’on fait des gosses ?
-  T’as fouillé les affaires ?
-  Oui, rien, juste une litho à dix francs.
- Renvoie-les d’où ils viennent. Occupe-toi de la paperasse. Tu me mets une planque pour 24h, ajoute t’il en passant.
- Je te mets, oui ! Réplique, on s’en doute in petto, ce grossier personnage d’inspecteur Flore. Sacha a droit à la version épurée et hypocrite, oui, commissaire !
- On va voir André, poursuivit-il, Flore, vous me sortez son pedigree.
Dédé, a peu près le seul de cette histoire à avoir rangé définitivement au placard son sexe et le bazar neuroendocrien associé, Dédé était veuf.
Quarante ans qu’il travaillait avec divers ministères, homme à tout faire tantôt barbouze, tantôt chauffeur, il honorait divers contrats qui tous nécessitaient discrétion, amour du travail léché et une certaine abnégation. Peu d’alcool, pas de vices, Dédé voyageait en regardant sa collection de timbres, il était raisonnablement amoureux et uniquement de ses potirons, jouait au yams avec son chat, économiquement, modérément.
Il n’avait jamais été tenté par quelques drogues, folies, excentricités que ce soit. Un homme d’une sobriété exemplaire, limite chiant. Comment pouvait-il vivre dans cette apathie, dans cette mort de tous les sens ? Pour des raisons banales et sans intérêt,  avançons.
Il avait pris femme en traînant des pieds, un peu par conformisme, un peu par espoir de s’octroyer une part de ce confort dont son père, il l’avait noté, avait bénéficié durant cinquante ans. Il n’aurait pas désavoué les diatribes virulentes d’un Torquemada sur le sexe faible, légion d’élite du Malin, mais il ne connaissait pas Torquemada. Il était pratiquant, pas historien. La Michelle de la Touarière, fantassin au demeurant fort peu zélée desdites légions, avait fait l’affaire. Elle avait surtout eu le mérite d’être là, disponible de suite et livrable à domicile. Il ne regretta jamais ce choix. D’abord parce qu’il ne regrettait jamais rien, et ensuite parce que sa femme s’était révélée un alter ego, elle aurait pu s’appeler Andrée. Elle était calme, désespérément. Pas bavarde, pas d’envie, elle traitait ses affaires comme  elle lisait Ouest France : d’un trait, de la première à la dernière ligne, sans quasiment s’arrêter, la tête dans le guidon. Ils avaient eu un enfant du bout du sexe, sans orgasmes, avec une efficacité de maquignon et une économie de mouvements, de l’âme aussi bien que des muscles, qui renvoyait Arpagon au rang de fils prodigue.

 


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