La chronique de Emmanuel Normant                



                       
          Bavure



 
 

Hier j’ai atterri à JFK et le douanier m’a salué d’un « welcome home ! » sonore et enthousiaste. Un signe, un sourire, sympathique, c’est l’Amérique que j’aime, simple, there’s no place like home, Judy Garland dans le Wizzard of Oz. Imagine-t-on un instant un douanier français vous saluer, bienvenu à la maison ? La réplique cinglerait sans doute, on s’connait ?

Tu es donc à la maison, tu es chez toi, puisqu’on te le dit. Depuis maintenant quelques temps je suis de moins en moins sûr de, mais, c’est où chez moi ? J’ai esquissé un sourire, thank you, j’ai dit. J’ai attrapé un taxi, upper west side, ninety third and west end, et l’homme, lui non plus pas trop d’ici, m’a emmené chez moi. J’ai traversé la ville, Central Park, il faisait nuit, il faisait frais, il faisait noir. Dans le reflet de la vitre, venu de nulle part, de la nuit noire du parc, comme un fantôme indécis, un regard a soudainement transparu, déshabillé des marques du temps, avec une expression de sérieux et d’étonnement mêlés, un regard d’enfant, bras croisés sur le pupitre de sa classe de maternelle, terriblement sérieux, qui fixe l’appareil, à l’école Francois Peatrik, au Plessis Robinson, rentrée 1969. Comme si la lumière et le reflet dans la vitre avaient tamisé mon image, mon visage, et fait apparaitre et au milieu de Central Park l’enfant de maternelle, plutôt pas très trop sûr de c’est quoi qu’y a après. Il m’est apparu assez fascinant, inquiétant, que sur cette photo, celle que ma maman aimait bien, de cet enfant sur ses gardes, qui bétonne ses défenses, blinde sa timidité par un regard presque défiant, « no trespassing », on peut lire, à livre ouvert, les cinquante années à venir de ce petit morceau d’homme.

Depuis toujours, je crois, je me demande ce que je fais là. Maintenant ça se corse un peu, c’est non seulement le pourquoi, mais aussi le où, qui me perturbe. Je suis un nomade, je n’ai pas de racines, ou je les ai perdues en chemin. Je suis une tumbleweed, ces boules de ronces qui passent dans le vent des westerns. Le pire, je crois, c’est que j’aime ça. Je suis le juif errant. Bon, je suis pas juif. Encore que, si on fouillait un peu.

Je revenais de Londres. Tu y es, pour un meeting très important, où je présentais des choses très importantes à des gens très importants. Il y avait une floppée d’acronymes, vraiment un truc sérieux. A cette occasion, j’ai rencontré des américains sophistiqués. Des anglais, ça s’appelle. Des gens avec un accent très drôle, ­­­terriblement sympathiques. Je ne savais pas. Ils vivent tous dans une ville, Londres. C’est New York. En mieux. Mais, souviens t ’en mieux aimée, ne descends jamais, never, ever, à la station de métro Covent Garden. Pourquoi ? Parce que la station de Covent Garden au centre de Londres a du être creusée soit quand Guillaume arrivait de Normandie, soit quand les V2 décollaient de Calais : elle est située 15 étages sous le plancher des vaches. Comment je le sais ? parce que c’est marqué, à l’intention des vieux et des grabataires  : prenez l’ascenseur, il y a 193 marches, vous allez péter une durite. Ma moitié, l’intelligente, me montre le panneau, je hausse les épaules, un truc pour les infirmes, pour ceux qui trainent une sclérose en plaques, tu vas voir. 15 étages plus tard, il faut me rendre à l’évidence : j’ai une sclérose en plaque.  Heureusement une pièce de théâtre magnifique dans le Broadway londonien (à moins que Broadway ne soit que le West End new-yorkais) aura raison de ces ennuis neurodégénératifs, suivi d’un petit vietnamien, c’était parfait. S’en est suivi une déambulation au milieu de tous les Turner du monde, quelques Caravages, le Samson de Rubens, la Tate est un endroit rare, sur Trafalgar square où tous tes amis sont là, tu ne paies rien, tu entres, bonjour, un amour de musée.

Mais je ne suis pas venu, tu le supputes aisément, te réveiller à y’a pas d’heure, pour te parler de la photo annuelle de ma classe de maternelle ni même de la Tate Gallery.

 Je suis venu te raconter une histoire. T’aimes bien les histoires.

Ça commence il y a 700 millions d’années, il faisait alors un peu noir, plutôt froid, et seuls quelques êtres unicellulaires noyaient leur spleen dans des bars malfamés, même si, pour les bars, les paléontologues ne sont pas trop sûrs. Il y a des centaines de millions d’années, donc, Dame Nature a fortement encouragé le regroupement familial, une sorte de get-together cellulaires, une version darwinienne de l’union fait la force, il s’agissait de créer un être pluricellulaire. Chemin faisant, Dame Nature s’est retrouvée devant deux gros problèmes. Si un être vivant devient pluricellulaire, il va falloir revoir deux questions fondamentales : son intégrité et sa reproduction. Si un organisme composé de plusieurs cellules est unique, comment vérifier que d’autres cellules, les bougnoules de l’époque, ne viennent pas contaminer cet ensemble parfait, pur ethniquement, des cellules de souches, oserais-je, comment protéger cet admirable – et fragile – assemblage ? Avec la police. Chaque fois qu’il y a eu une question existentielle à propos d’identité, la même réponse est tombée, inexorable : on flique, on bétonne, on laisse se noyer des gosses sur les rives d’une mer pas assez grande à notre goût. Il y a 700 millions d’années, on ne parle pas encore de réfugiés érythréens, mais plutôt de bactéries dégueulasses et de virus vicieux. Mais le concept reste le même : le moi, c’est bien, le non-moi, c’est pas bien, j’y reviens dans une minute. La deuxième question, que malheureusement je n’aborderai pas ce soir (j’entends, au fond, des « ooohh, nooo, reeelly ?) la deuxième question, c’est le cul. Autrement intéressant, j’en conviens. Si un être unique est un ensemble complexe de cellules, il n’est plus question de cet algorithme simpliste, 1=2, une cellule se divise, talaa, deux filles, toutes les vingt minutes, crois-moi, on va le remplir vite, ton monde vierge et immaculé. Elle a mis 700 millions d’années peut-être, mais reconnaissons que son cocktail testostérone-estrogène-ocytocine-seins sous les T-shirts mouillés, a eu un effet assez bluffant. Sept milliards de petits d’hommes. Quand même. La voilà maintenant avec un trop plein. La dernière fois, elle a balancé une météorite de 10 kilomètres de diamètre dans le golfe du Mexique, ça a calmé tous ces dinosaures qui se reproduisaient comme la mauvaise herbe. Bien sûr elle retient le coup de la météorite mais elle se dirige néanmoins insensiblement vers l’option effet de serre, ah tu veux des chemins de fer, et des serveurs google qui rejette dans l’atmosphère autant de CO2 que mes dinosaures qui produisaient des millions de mètres cubes de cacas plein de méthane, chaque jour que je faisais ? tu vas voir. Imbécile. On peut raisonnablement penser qu’elle sait ce qu’elle fait, et qu’il ne restera dans pas trop longtemps sur terre que quelques scorpions, des virus aussi, ceux-là y z’ont toujours un plan démerde. Finalement, c’est comme le télécran. Shooshooshoo, on efface tout, le petit d’homme c’était une mauvaise idée. L’être humain, comme le dinosaure, tu lui donnes ça (elle montre la phalange son index) ils te prennent ça (elle remonte à l’épaule, qu’elle a gracieuse, dit on). Ces imbéciles parlent de sauver la planète. Mais elle va très bien ma planète, et sans toi, elle ira encore mieux.

 

Je m’égare. Revenons à nos moutons, et au sujet de ce soir : l’i-mu-no-lo-gie. Et comment Dame Nature a bâti une usine à gaz pour être bien sûr que chaque individu procréé comme on a dit, ne se fasse pas envahir par tous les miasmes, parasites, pique-assiettes et autres pillards qu’elle a cependant participé à produire. Il s’agissait de résoudre une énigme à 100 milliards de serrures, mais pas une seule clé. Qu’à cela ne tienne, Dame Nature était jeune à l’époque, pleine de fougue et d’ardeur, je vais te bricoler une machine à fabriquer des milliards de clés, et quand on trouve la bonne, on envoie des milliards de petits soldats, tous munis de la même clé. D’autres bien plus tard renommerons ces clés des anticorps, les serrures des antigènes, les marqueurs du moi et du non-moi. Tiens, on va même mettre la clé dans un coffre, des fois que l’autre abruti avec sa serrure ne revienne, on n’aura pas besoin de tout recommencer. Elle avait inventé la mémoire immunitaire, T memory cells, sans laquelle un vaccin tiendrait une semaine, cette fille est formidable. Le système immunitaire est une sorte de Stasi excessivement pointilleuse, dotée d’un système de renseignement qui aurait fait pâlir d’envie les Fouché, les Dzersinski de ce monde. Chaque individu de ton petit corps fragile, chaque cellule, est munie d’une pelletée d’ausweiss, de cartes, d’autorisations, de laissez-passers de passeports qu’elle est censée exhiber en toute circonstance, même aux toilettes. Pas de carte, pas de négociations, pas de case prison, pas de temps, on tire d’abord. Les affidés de ce système, d’une agressivité hommasse sidérante, ce sont tes globules blancs, tes cytotoxic CD8+ T-cells, rien qu’le nom déjà, mais aussi les granulocytes, les macrophages, les NK cells (les natural killer T cells, je te dis c’est une maffia). On imagine la jeune bactérie étourdie, qui atterrit dans tes bronches, y’avait du vent, je savais pas, je vous jure, dzzinn, engloutie, phagocytosée, pulvérisée. Ca marche plutôt bien, et à part quelques barbares qui sont arrivés en force, yersinia pestis par exemple, au XIVème à Marseille, l’intégrité de ton moi est restée intacte, sinon tu ne serais pas là pour me lire.

Or, on le sait, toutes les polices font des bavures. Certaines plus que d’autres, certes, mais toutes ont ce défaut de fabrication : elles apprécient plus que de raison la force brute, et le système binaire. Parce que de raison, justement, elles n’en n’ont point. Pour toutes les polices du monde, il y a les gentils, ton moi, et les bougnoules, ton non-moi. C’est blanc ou c’est noir, si on peut dire.

Mais, on pouvait s’en douter, tes cytotoxic CD8+ T cells se gourent aussi, elles peuvent mélanger les fichiers et s’en prendre à une population parfaitement indigène, de souche, absolument monsieur l’agent. Par exemple tes neurones. Population certes un peu hippie, qui vit dans son coin, on sait pas trop ce qu’ils foutent là-haut, mais une population parfaitement inoffensive, qui baguenaudaient plaisamment, et se voient agressés, détruits, parce que le programme des flics un a bug, il lit mal l’ausweiss. Ça s’appelle l’auto-immunité : La tcheka se met sans raison à fabriquer des anticorps contre ton toi, elle fabrique des clés qui ouvre des serrures qu’elles ne devraient jamais ouvrir. Sinon c’est le bordel. C’est la sclérose en plaque, par exemple.

Figure-toi que ma boite-qui-me-fera-riche-un-jour travaille ardemment, c’est-à-dire, je travaille ardemment, sur cette maladie auto-immune plutôt pas très marrante. On m’envoya donc à Stockholm parler gadolinium, anti-CD20 therapies et remyélinisation, du nanan.

Or, tiens-toi bien – tiens-toi mieux - il se trouve que quelques-uns de mes propres CD8+ T cells, des cellules que j’ai nourries, aimées, une bande de voyous illettrés, s’en sont pris récemment à mes neurones, qui, pour une fois, n’avaient rien fait. Me voilà donc, dans cette antre de neurologues, gentil biologiste, mais aussi patient, Anne Franck au Berchtesgaden. Je vais mourir docteur ? J’ai l’habitude de participer à ces grands-messes de la biologie et de la médecine, où un patient est un petit point sur un graphe. Sur un écran géant, on montre le groupe des guéris, c’est vraiment bien, le groupe de ceux qui vont couci-couça, ben ouais, et puis aussi ceux qui sont morts, en bas à droite. Ce que je n’avais jamais fait, c’est me regarder sur le graphe, mâle, 55 ans, RRMS. Ah oui, il faut beaucoup d’acronymes, sinon ça ne fait pas sérieux. Moi je suis relapsing-remitting multiple sclerosis. Je me plains pas. Y’en a qui ont pioché PPMS. Ça c’est moche. Primary progressive. Normalement tu meurs dans ta bave, ou quelque chose. Et puis le fameux Kaplan-Mayer. C’est un graphe conçu par Kaplan et Mayer, donc, deux brillants biostatisticiens qui comptaient les morts, ou ceux qui vont pas bien, ou moins bien qu’avant. Le graphe ressemble à un petit escalier qui descend. Au début, en haut à gauche, au départ de la balle, on est à 100% de malades qui vont bien. Au fur et à mesure que le temps passe, y’en a de moins en moins, des qui vont bien. Si la courbe reste toute plate, horizontale, personne ne meure, on a soigné tout le monde, c’est vraiment bien, mais ça n’existe pas une courbe pareille. Si elle plonge, et ressemble plutôt à une falaise qu’à un escalier, dans l’ensemble c’est une mauvaise nouvelle. Pour les patients surtout, mais aussi pour les compagnies pharmaceutiques, qui n’ont pas encore réussi à faire payer les morts. Un manque à gagner terrible, tous ces bons patients qui disparaissent. Je suis cynique. Le problème avec les cyniques, c’est qu’ils ont souvent raison.

Quand je suis revenu de Stockholm, il y avait encore le petit garçon dans le reflet de la vitre. Je me suis dis que je pourrais lui toucher deux mots de cette histoire de RRMS, mais son regard ne portait pas précisément à la confidence, il m’a plutôt fait penser à la statue du Commandeur.

Je ne t’embrasse pas. J’ai l’impression que quelqu’un m’observe. Que le petit garçon aux bras croisés sur son pupitre me regarde toujours. Ça m’impressionne.