Chapitre 7




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En bas, la table est dressée pour un dîner à la carte très française et à l’horaire très américain. Petit apéritif d’abord. On n’est pas des sauvages. Mémé est loquace. Elle a appris par cœur le Harrap’s - la mémoire, ma fille, la mémoire - et accumulé une connaissance livresque considérable qu’elle n’a jamais utilisée in vivo. Le barrage de retenu est constitué moitié du manque d’occasions, moitié de cet orgueil et de cette honte de paraître ridicule que l’on peut confondre avec la timidité. Ses quatre-vingt printemps, visiblement, lui confèrent une totale immunité contre les blessures d’amour-propre, l’autorisent à jeter aux orties toute fausse pudeur. Elle ouvre les vannes et déverse sur le pauvre Bill un anglais grammaticalement trop correct pour lui, encaqué d’un vocabulaire d’un chevalier de la Table Ronde et d’un accent parisien qui ne laissent aucune chance à la moindre information d’arriver entière jusqu’au cerveau imbibé d’argot américain de Bill. A l’occasion de quelques réponses au jugé, il rassemble néanmoins tous ses souvenirs scolaires pour faire des phrases entières, éradiquer les idiotismes du langage de rue, présenter bien quoi.

Heureusement pour lui, les réponses n’intéressent que modérément son interlocutrice, Garance a jeté les armes linguistiques depuis belle lurette, et Amélie s’en fout royalement. 

-       A table, donc, please, claironne soudainement la vieille dame. En joignant le geste à la parole, elle se lève.

Habitué maintenant aux traitements de choc, l’estomac de Bill accepte de monter sur la table de torture sans gargouiller outre mesure. Une légère inquiétude cependant, le grain de sable, le taraude. Il a vu des escargots dans le jardin, et toute cette pluie des derniers jours, toute cette humidité ambiante, n’est-elle pas propice au développement, aussi bien en nombre qu’en taille, des grenouilles ? Le premier plat ne semble pas, à vue d’œil, contenir les restes, même calcinés ou pulvérisés, d’animaux suppliciés.

-       Vegetables, Bill, soup… Garance, comment dit-on ortie en anglais, s’enquiert, un rien frénétique, notre mémé.

-       Je ne sais pas mémé, j’ai fait russe première langue, tu étais si fière. Un peu lasse, Garance. Peut-être.

-       Russe ? Oui, russe. Do you like Bill ?

-       Shit yeah ma’am… Yes Madame. I do. Really, retourne Bill.

Et à sa grande surprise, c’est vrai. Aucune idée de ce que la mémé a bien pu mettre, et surtout aucune envie de le savoir, dans ce truc un rien acide et âpre mais vraiment bon. Avant de goûter, il envoie sa cuiller en éclaireur dans cette purée verte pour s’assurer que rien de grave ne refait surface pendant l’ingestion. Il en rajoute même une couche :

-       What’s that ? T’s great !! bondit-il tout à sa joie d’apprécier enfin la cuisine française.

-       What kind of vegetables did you mix in the soup, rajoute-il en articulant, comme s’il avait affaire à une déficiente mentale, devant le regard de la grand-mère. Ce regard reproduit exactement celui qui, 55 ans auparavant, avait accueilli un immense G.I. noir sortant d’un tank qui avait ravagé le centre du village avant de s’en prendre à la pharmacie de Mme Angot, qui, c’est vrai, gênait scandaleusement la manœuvre du monstre d’acier tournant vers la route de Mayenne. Mme Angot était une collabo notoire, qui sera tondue sans procès, alors, son officine, on s’en tape un peu. Le G.I. lui avait demandé avec un accent de l’Alabama, cet accent du sud qui traîne, incertain, lui avait demandé où était cette enculée de route du Mans. Le type, devant l’expression médusée de Madeleine, l’avait sans doute prise pour une joyeuse. Une simple, comme ce soir.

Cette vision de ses trente ans, cette fumée, sa robe à pois bien mise à mal par quatre ans de guerre, ce soleil, le même que ce soir, lui reviennent avec la chaleur qu’instille dans les veines les souvenirs qui comptent. Mais elle a une mission spéciale ce soir, et grand Noir ou pas, ma petite Madeleine, faudrait se reprendre un peu.

-       Euh… Ah c’est trop bête, Garance donne-moi le dictionnaire, c’est énervant à la fin.

-       Nettles, chuchote Amélie, condescendante.

Bill ne bronche pas. Même les ingrédients ne lui font plus peur. Il fait de sacrés progrès. Il sourit gauchement, sans doute comme son compatriote, 55 ans auparavant. Garance débarrassa. On changeait de service.

-       Dear Bill, would you like to taste the wine?

Dans cette question, il y a son va-tout, son Léonard, et dans le vin une dose de Gardénal à assommer le grand Noir de tout à l’heure, qui décidément colle un peu.

Bill prend le verre à pied et goûte du bout des lèvres. Qu’importe bonhomme, rien qu’à le regarder, tu devrais t’effondrer dans ton ragoût de lapin. Garance et Amélie n’ont pas attendu pour prendre une bonne rasade, et quasiment à l’unisson, les trois tourtereaux tombent de leur chaise pendant l’explication du dépeçage des lapins façon mayennaise, avec le couteau dans l’œil et tout  le toutim. La grand-mère finit son assiette, et monte dans la chambre bleue. Elle ouvre la valise de Bill, et tombe sur ce qu’elle cherche. Passant dans sa chambre, elle échange son document photocopié contre le vrai et redescend au rez-de-chaussée où elle compose un numéro local.

-       Dédé ?

-       Oui ?

-       Madeleine.

-       Alors ?

-       Ils dorment. J’ai tout. Passe tout à l’heure.

-       Oui.

Pas de bavasseries inutiles. Dédé arriverait à l’heure. S’il le disait. Bon.

D’ailleurs le voilà. Boulot boulot le Dédé. Il passe directement dans la salle à manger, charge Garance sur son épaule la monte à l’étage, et recommence son manège avec les deux autres. Il redescend alors que Madeleine vide le vin dans l’évier.

-       T’as prévu quoi ? On les laisse comme ça ou on les déshabille ?

-       Je préférerais. Je vais m’occuper des filles. Bouge pas.

Dix minutes plus tard, alors qu’il sirote une prune, Madeleine redescend en admettant que la pudeur et la bienséance sont moins douloureux à supporter que son arthrose. Dédé couche donc tout le monde sans vraiment remarquer les formes de Garance et Amélie. Pas son truc.

-       Pour le document tu le gardes ?

-       Oui. J’appelle Paris demain.

-       Bonsoir Madeleine.

Comme il était passé dans la vie, Dédé repart dans la nuit, sans laisser de souvenir à personne.

Comme un animal qui transporte ses petits et se sait vulnérable, la mémé prend le Léonard et rapidement avec de petits gestes secs et précis descend à la cave pour le mettre en sûreté. Ses yeux courent et ses oreilles bougent presque au rythme de son cœur de souris. Enfin, elle a fini. Elle remonte paisiblement les marches. Tout peut arriver maintenant.

Elle rouvre la porte de la cave et se dirige vers la cuisine quand son téléviseur interne stoppe brusquement toutes les émissions. Zappons, zapperons-nous, rien. Un coup de binette derrière la tête a débranché une bonne dizaine de systèmes vitaux. Mémé n’est plus. Le lieutenant de la CIA Brown qui a appliqué le traitement se retrouve caporal pour cette bévue d’envergure.

- Et qui va nous dire où est ce putain de papier moisi. Hein ? T’es vraiment un boulet.

          Rude journée pour tout le monde, vraiment. La petite équipe dépêchée par la CIA pour brûler la politesse à tout le monde se retrouve dans un pavillon sombre et humide à la recherche d’une antiquité sans même savoir si elle est encore là, où à quoi elle ressemble. Total SNAFU. Après une rapide visite à l’étage, Brown revient avec une enveloppe trouvée dans la valise de Bill. Il dansote comme une squaw dans un Pow-Wow pensant récupérer ses épaulettes avant même d’avoir à les découdre. Le capitaine Cool (non, c’est son nom) ne comprend pas tout d’abord. Il monte, soulève les paupières de Bill, le drap sur le corps d’Amélie, joli morceau.

-       Ils sont drogués. On a vu l’autre nain entrer et sortir. Soit il a emmené la doc, soit elle est ici. C’est ce qu’on aurait du apprendre avant… Ce truc, c’est un faux, un chiffon rouge pour le taureau.  On se tire, prend ta binette Ducon.

Laissant la mémé coaguler gentiment, ils s’évanouissent dans la nuit.

 

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