Chapitre 6




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-       Salut Georges.

-       Tiens. Les idiotismes te rendent toujours idiot !

-       Tu sais Georges, l’humour, c’est pas ton truc. Moi, c’est la musique. Jamais été foutu de siffloter juste. J’insiste pas. Ca ruine l’ambiance. Crois-moi Georges, concentre-toi sur ce que tu sais vraiment bien faire. Si t’avais de l’humour, à cinquante ans, tu le saurais non ? J’ai pas raison ? Allez, vas-y, fais-moi une directe, sans filet.

De la voix de stentor de Georges, le traducteur anglais du service, on peut entendre :

-       Quoi de neuf pour notre Léonard ?

-       Rien. Il est toujours au chaud, comme tes deux adorables seins. Je sais où il est, je peux le voir quand je veux.

-       Sauf que mes seins je sais qu’ils ne traverseront pas l’Atlantique sans moi.

-       Pas confiance ? On a dit qu’il valait mieux que je sois le seul à savoir.

-       Arrête, tu me chatouilles…

Avance rapide. Les deux corps font l’amour avec les gestes saccadés d’un film de Charlot. Etonnant mais pas très érotique. Peu importe, X251 est sensuel comme une courge, il aurait pu faire eunuque, alors la cabriole sur pellicule, on pense bien. Et puis :

-       Qu’est ce qu’on fait, maintenant ?

-       On reprend son souffle, on boit un coup, et…

-       Non, pour Léonard.

-       Ben va falloir proposer quelque chose à quelqu’un.

-       Tu sais, je crois que Garance y tient à son idée de journal et de scandale. Moi, finalement, je m’en fous un peu.

-       Après tout. Bill soupèse le risque, il n’est pas venu en France pour visiter les prisons.

On revient un instant au ralenti, pas sur les pirouettes, sur les réponses de Bill. On envoie ça au patron. On a bien fait trois ou quatre rangées de tricot.

Laissons X251 finir son repas, bien mâcher c’est important pour la digestion, et prenons un peu de hauteur.


A 11 kilomètres au-dessus du sol, par une température matinale de -55°C, Arthur voit le soleil se lever au-dessus de la ligne d’horizon aux couleurs bleutées et orangées de ces fresques psychédéliques peintes à la bombe sur les trottoirs des stations balnéaires.

Le soleil monte deux fois plus vite à l’horizon qu’il ne le fait normalement, le Boeing 747 Washington-Paris fonçant vers l’est, la terre pivotant vers l’ouest, tout s’explique, même si Arthur se demande quel repère permet d’affirmer aussi péremptoirement sur les écrans en face de lui que l’avion avance à 932 km/h. Il oublie néanmoins quelques instants la physique pour se pencher sur la géographie. Ils abordent le Cotentin, le temps est radieux et il est assis côté hublot. En bas, un grand morceau de linoléum bariolé de vert et de brun est posé là, sur la grande moquette bleue de l’océan toute cochonnée des moutons blancs. Comme sur un vieux lino usé, les villes forment des cratères blanchâtres desquels s’évadent des fissures, les routes et les chemins. Tiens, Tancarville. Le pont dessine une ligne blanche d’une finesse arachnéenne au-dessus du ruban sinueux de la Seine. Après la géographie, la troisième matière au programme ce matin, c’est l’anatomie comparée. A savoir la sienne, plutôt svelte, et celle de sa voisine, un gros quintal qu’une peau diaphane contient tant bien que mal. Le contenu déborde pourtant ici et là, surtout sous le menton où une poche récupère le surplus qui s’égoutte lentement des joues et des cernes. Il reste cependant assez de matière pour encaquer les yeux, qui, désespérés, furètent de tous côtés pour ramener leur manne d’images au cerveau malgré le champ réduit.

 On commence déjà à descendre : c’est étonnant de commencer à freiner à Rouen pour s’arrêter à Paris. Le boeing plonge alors brutalement sur la bande grise de l’autoroute du Nord, sur laquelle glissent sans bruit de petites pastilles multicolores. Et puis, très vite, un soubresaut indique que les cent tonnes du monstre lancé à trois cents kilomètres à l’heure vient de toucher le sol, éliminant au passage trois cents grammes de caoutchouc à des roues grosses comme des meules de foin, et qu’on va immobiliser tout ce petit monde, la grosse dame à côté d’Arthur comprise, dans moins de mille mètres.

Arthur, biologiste dont la première des qualités n’est pas la rigueur, ne se passionne que pour les idées, les concepts, l’abstrait. La réalisation matérielle, les mains dans le cambouis, ça l’emmerde. Prodigieusement. Les expériences qu’il doit bien mener – qu’il doit mener à bien -  au laboratoire, pour confirmer ses théories, constituent un mal nécessaire,  une douleur lancinante et pénible. Elles fournissent par ailleurs un terreau extrêmement fertile pour la production d’insultes, blasphèmes, aménités diverses, et à la création de toute pièce de nouveaux épithètes et autres brocards hurlés devant le microscope. Il a donc pour les ingénieurs de tous poils une admiration sans bornes. Ces types s’engagent à faire traverser l’Atlantique à un objet volant dont ils sont responsables jusqu’au moindre boulon avec quatre cents passagers à bord, alors que lui n’aurait jamais, oh! jamais, signé le moindre brouillon stipulant que le bricolage lamentablement merdouilleux qu’il avait bidouillé sur la prise du couloir ne mettrait jamais le feu à l’appartement.

Arthur est cet élégant, que Bill a jalousé à Beaubourg il y a quelques pages déjà, qui trouve pas mal d’avantages à ce commensalisme qu’on appelle plus communément concubinage. Parmi d’autres défauts, il a une fâcheuse tendance à rêver sa vie. Il étirera la maxime de Sacha Guitry qui disait que le meilleur moment de l’amour c’est la montée de l’escalier, pour finalement penser que puisqu’on l’avait monté, cet escalier, était-il vraiment nécessaire d’ouvrir la porte ? Ne pouvait-on pas redescendre ? Ou dormir sur le palier ? Puisqu’on avait espéré, fantasmé, idéalisé, les faits eux-même ne pouvaient que se révéler fades et décevants. Alors à quoi bon ?

C’est en partie pourquoi au sortir de l’avion, il rejoint directement son laboratoire sans passer par la rue du Commerce. Imaginer son retour, se gargariser du souvenir de la douce chaleur de la peau de sa maîtresse lui suffit. Et puis pas question de rentrer à la maison alors qu’on a une demi-journée de travail, que dis-je, il est onze heures, qui nous attend. Nous sommes Directeur de Recherche pas fonctionnaire de base. En outre, absent depuis une semaine, il sait qu’il va passer quelques heures délectables durant lesquelles, tel un roi sur son trône, il recevra ses manants, ses techniciennes, qui accourront, une confiance absolue en bandoulière, le grand livre des doléances et le cahier de laboratoire sous le bras, pour récupérer, comme de l’or coulant de sa bouche, ses conseils et ses verdicts. Tel Salomon, il tranchera alors péremptoirement entre le vrai et le faux, le bien et le mal. Il pataugera quelques instants dans un bain de manichéisme rassurant. Et alors ? Ne peut-il pas abuser lui aussi, de temps à autre, de ces quelques adjectifs –incontestablement, forcement – si doux à l’oreille d’un pauvre biologiste constamment en proie aux affres du doute, les maudites cellules dont il essaie de comprendre les us et coutumes prenant un plaisir sadique à refuser obstinément de reproduire le comportement que leurs collègues ont exhibé la veille, ruinant par la même toutes les hypothèses patiemment échafaudées ? 
 


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