Chapitre 5
 

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Tomas n’a pas de parents. D’ascendance directe et vivante pour être précis. Le casting de son histoire commence lorsque sa mère, une charmante blonde aux allures de Marilyn, pour autant qu’il ait pu en juger sur les photos, rencontre un solide gaillard artisan boulanger-pâtissier, un homme qui pétrit la vie à deux mains, jovial et serein comme peut l’être cette élite de l’humanité qui considère que puisqu’il fait beau, que les jupes sont courtes, et qu’aujourd’hui c’est vendredi, on peut décemment se considérer comme heureux.
Même si l’époque est aux débats fiévreux sur l’existentialisme, même si certains jeunes boutonneux se seraient alors fait crucifier la tête en bas contre une porte de grange plutôt que de donner raison à Aron contre Sartre, lui, dans une superbe et protectrice ignorance, argue que si la chantilly est montée comme il faut, tous les missiles du monde peuvent bien décoller de Cuba, cela ne dispense pas les neuf dixièmes de l’humanité qui ne sont en rien mêlés à cette abracadabrante histoire, de profiter de cette première bouffée de cigarette matinale dont les volutes bleues s’entrelacent avec le sentiment du travail bien fait.
L’Histoire de cette fin de siècle en démontrant que le communisme est bien soluble dans l’alcool,  démontre, s’il en était encore besoin, que la philosophie de notre bonhomme est peut-être bien la seule raisonnable. D’ailleurs.
Notre couple s’aima, très prosaïquement, sur un lit fatigué par toutes ces inventions acrobatiques que, seul parmi tous les mammifères, l’homme est capable d’inventer pour permettre à vingt-trois chromosomes de rencontrer leurs homologues au fin fond d’une voie sombre et sans issue.
Le lecteur enflammé voudrait qu’on s’imagine un amour fougueux dans le pétrin, la farine qui vole, des seins pétris, des éclairs au chocolat comme godemichés, Tomas conçu comme une pièce montée, ardemment, avec des copeaux de chocolat plein la chevelure de sa mère, et du Wagner derrière tout ça. Non et non. Nous n’y sommes pas. Car il y eut bien sur ce lit épuisé quelques violents efforts de millions de cils vibratiles, tirant, poussant, leur charge de vie jusqu’au tréfonds de Martine, hum ? oui, elle s’appelait Martine, rien n’y fit. Les dieux, le destin.
Après quelques temps entre les seins de sa reine et les royal-aux-noix, notre jovial se retrouve finalement confronté à la real politik. On décide pour lui qu’il est important d’aller bouter quelques bougnoules hors de France. Cette France est située de l’autre côté d’une mer qu’il n’a jamais vu, et dont il n’a jamais su orthographier correctement le nom. Il se trouve de surcroit que les bougnoules en question occupent les lieux depuis quelques millénaires déjà. Si on lui avait expliqué par le menu toute l’étrangeté de cette mission, il aurait sans doute proposé un arrangement à l’amiable plus simple d’application que les accords d’Evian, que des types diplômés des meilleures écoles de notre beau système mettraient huit ans à pondre.
Voilà notre artisan au beau milieu des événements. Et Martine ? Ben là, dans cette biographie pourtant soignée que n’aurait pas reniée notre ami Grégoire, il faut admettre qu’il y a un blanc. Un basané, plus exactement. Martine, pour noyer son ennui, était allée un soir d’été moite au bal du 14 Juillet. 
C’était un de ces soirs où tous les sens sont exacerbés, où, comme si la lourdeur du temps exerçait une pression réelle sur les systèmes sensoriels, tous les stimuli quotidiens s’amplifiaient comme en résonance les uns avec les autres. A la sueur des danseurs, la poudre des pétards et les relents de graillon, répondaient, tout aussi agressifs, les fausses notes de l’orchestre, les cris, hurlements d’enfants, mais aussi en vrac les éclairs des fusées, le goût acre du mauvais vin, la rudesse du banc de pierre et l’insondable détresse de Martine qui regardait sa vie passer comme une vache regarde passer les trains : avec l’envie de monter dedans, réfrénée par cette absolue certitude que les vaches ne montent pas dans les trains, de leur plein gré du moins. Ce soir-là, au goût acre et amer de la renonciation à ses fantasmes de prince charmant, ce soir-là, un charmant prince invita Martine, pour quelques pas de danse et quelques baisers rapides. Il embrassait trop vite, pas assez de langueur, un frénétique sans doute.

La suite lui donna raison. Elle regretta les éclairs au chocolat et la baguette chaude, dure et magique, comparé à ce sarment de vigne, de son régulier. Si tu changes, tu ne sais jamais ce que tu gagnes, mais tu sais ce que tu perds lui rabâchait, à tout propos, une grand-mère terrorisée par le « progrès ». Notre boulanger qui à cette heure précise montait la garde quelque part où il fait aussi froid la nuit que chaud le jour ne se doutait pas que son image d’amant avait pris un sacré coup de lustre, et deux cornes aussi.

Martine, quant à elle, se doute bien que son image de fiancée fidèle et aimante peaufinée et ciselée dans chacune des lettres qu’elle lui envoie, vient, sous la ramure des forsythias, d’être méchamment écornée. Le sarment sus mentionné, aux dimensions bien modestes et aux capacités ludiques d’un dominicain espagnol, a pourtant porté la banderille dans le mille.
 
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