Chapitre 5



                   17


 
Tomas monte dans sa chambre. Le cérémonial de l’installation dans la chambre d’hôtel peut commencer. D’abord une longue douche chaude. Puis toujours nu et à peine sec, déballage de l’ordinateur. Connexion au boulot. Réception : une bière s’il vous plaît pour la 108.  Assis du bout des fesses, le pied replié sous ces dernières comme une grue dans sa mare, il commence un compte rendu de son arrivée sans omettre le plus important, la culture littéraire de son hôte. Il attend la réponse, sachant que Trange, branché en continu, est en train de réfléchir à sa réponse. Un des effets pervers de l’e-mail. On croît masquer ses impressions, ses émotions, rester en retrait derrière l’écran, mais le temps même de réponse en dit long sur l’état d’esprit du correspondant. Tomas manie avec une adresse particulière ce qui n’est pas un téléphone, pas d’esprit de réparti nécessaire, mais bien plus rapide et bien moins formel qu’un courrier. Ce type de relation, en mi-teinte, dans lequel on ne sait pas trop ce que pense l’autre, et même où il peut bien se trouver, en même temps amical, direct et informel, fait le régal de Tomas, qui apprécie un rien de trouble dans ses relations. La réponse revient après quelques minutes :
« C’est quoi ce truc ? Un calibre 38. Qu’est ce que ça veut dire ? On nous attendait ? Ca sent mauvais. Fais-toi aussi petit que possible. ahah. A propos du niveau culturel de nos campagnes, tu es tombé sur une docteur en littérature de la Sorbonne au chômage qui a tenté l’expérience de la restauration campagnarde comme d’autres sont parties, en leur temps, vendre des fromages de chèvre dans le Larzac. Fastoche. Rien d’autre ? »
Tellement prévisible… Tomas a rendez-vous le lendemain avec un commissaire lavallois, S. Schweingold, sur les lieux du drame, route de Mayenne. S, pour Stéphane ou Sylvain ?
Le lendemain, contrairement à son nouvel ami de Louisiane qui passe ses journées au lit, il est debout dès l’heure bleue, quand le silence se fait pour saluer les premiers bâillements de l’astre solaire. Il est accueilli sur le pas de la porte du pavillon où s’était déroulé le drame par un homme bien jeune pour être déjà commissaire. Népotisme ? Mérite ? Intrigue ? rumine-t-il in petto.
   - Blue Cross ? s’enquiert l’homme de police
   - Oui, la rouge ne paie pas assez. Commissaire Schweingold, je présume ?
   - C’est arrivé avant-hier. On a transporté le corps à la morgue, à peu près d’un seul morceau. Coup sur l’occiput, mort instantanée.
   - C’est quoi, l’occiput ?
   - C’est une partie de l’organisme qui n’a pas pour habitude de céder aux chocs, puisqu’elle fait partie de la boite crânienne.
   - Meurtre ? Accident ? Suicide ?
   -  J’ai un principe,  je cherche toujours la pièce perdue sous la lumière du réverbère. Souvent, je la retrouve. Ici, on a une dame avec l’arrière du crâne en œuf brouillé. Heure approximative du changement notable dans sa coiffure : deux heures du matin. Bon. On peut imaginer que mémé était somnambule, qu’elle a glissé sur un vieux yaourt et s’est empalée sur le pic à glace qui traînait là. Celui-ci, confus, se serait éclipsé. Nous sommes inventifs dans la police. Nous sommes aussi débordés. Le scénario le plus probable c’est qu’un quidam a réveillé l’octogénaire, et se soit un peu énervé sur son chignon, pour la faire taire, on perd son sang-froid, c’est l’escalade.
Schweingold allume une cigarette. Tomas sourit. Il aime les fumeurs. Ces gens-là lui inspirent confiance, ils ont une faiblesse et ne s’en cachent pas. Un fumeur ne peut pas être tout à fait mauvais, comme un lecteur. Quoique.
   - Questions, reprit le commissaire, simple crime crapuleux, d’un voyou en manque d’argent pour sa drogue ? Schweingold regarde, dans un demi-sourire, le bout incandescent de sa cigarette. Ou bien le meurtrier connaissait-il la victime, et ne pouvait donc pas la laisser en vie ?
   - Amusant ces pavillons au bord de la rivière, remarque Tomas, alors qu’ils sortent dans le potager. On descend son jardin, on monte dans sa barque, et on va faire son marché à Laval, Yukon, Oh !    
   - Mouais, j’ai la version moins bucolique. Mon imbécile de beau-frère – pourquoi faut-il que les beaux-frères soient systématiquement des crétins ?  
   - Vous me direz, on est tous le beau-frère de quelqu’un…
Tomas sourit derechef. Décidément, ce type lui plait bien. Ces apartés sauvages sans aucun rapport avec la discussion, sa façon de fumer les yeux dans le vague, c’était la partie émergée de l’iceberg. La partie immergée, Tomas la connait bien, c’est ce bouillonnement d’idées confuses, cette promenade erratique dans le monde de la pensée, de l’existentialisme le plus abstrait à la mise en scène la plus concise d’une situation passée qu’on réinvente en s’appropriant cette fois les bonnes remarques, les analyses percutantes. C’est le monde intérieur des lents. Ils n’ont pas l’esprit de réparti, et regrettent après coup tout ce qu’ils n’ont pas dit, ce qu’ils auraient pu, ce qu’il aurait fallu… Ils digèrent longtemps la situation, ils la ruminent. Une version intellectuelle de la panse gastrique de la vache. La première bouchée d’herbe ne distille pas son arôme immédiatement. Après un long périple intérieur, elle revient, décomposée, décortiquée, et prend toute sa saveur. Tomas, et peut-être aussi Schweingold étaient-ils destinés à la gente bovine, ne devant leur aspect humain qu’à une coquille dans le Grand Livre ? Va savoir.
   - Vous disiez quoi sur les beaux-frères ?
   - Rien. Que le mien a un pavillon sur les bords de la Mayenne, et tous les hivers, Yukon, oh ! Comme vous dites, il fait de la pirogue dans sa cave pour récupérer les conserves de ma sœur qui dérivent dans un fleuve de boue. Pour revenir à notre affaire, quelque chose me chiffonne. (Il n’avait pourtant pas l’air chiffonné du tout dans son élégant costume de lin, aussi lisse que son regard était calme.) Ses pieds étaient sales. A deux heures du matin, c’est bizarre.
   - Elle se négligeait peut-être… ?
   - Non. Elle devait faire quelque chose d’important, vite, il y avait une menace.
   - Oui. C’est mieux ça. C’est plus raisonnable.
   - Que voulait-elle faire ?
   - On pourrait descendre à la rivière ?
   - J’y pensais, mentit Schweingold.
Ils contournent les plants de tomates au milieu desquels trône la margelle d’un puits plutôt décrépi. En arrivant au bord de la rivière, ils se frayent un passage dans la chevelure d’un saule pleureur. L’instant est magique. Les rayons du soleil qui se lève juste en face ricochent sur l’eau calme et viennent danser sur la coque d’une barque bleue, amarrée près d’un ponton qui songe visiblement depuis quelques temps au suicide. Ils se taisent un moment, admiratifs et rêveurs, Schweingold s’approche du ponton, et s’accroupit.
   - Mes hommes ont déjà fouillé ici. Pas de nasses immergées, de caches au fond de la barque. Remarquez, je n’attendais pas grand chose. On n’est pas au dernier chapitre d’un Club des Cinq.
   - J’y pense, dit Tomas, fier pour une fois de son sens de l’à propos, vous avez son relevé de téléphone d’hier ?
   - Je ne devrais pas vous raconter tout ça vous savez, réplique Schweingold, comme pour lui-même. Mais bon. Si on fait équipe... Je sais pas... Je vous sens bien…Je sens les gens. Ou pas. Un peu canin comme approche. (Des vaches, des chiens. C’est Martine au zoo, c’est plus le Club des Cinq, pense Tomas). On progressera peut-être plus vite à deux.  Elle a téléphoné hier soir vers 23 heures à un type du coin. On vérifie. Qu’est ce que vous savez d’elle ?
   - Qu’elle ne comprenait rien à l’argent, aux placements. On a cru un moment qu’elle perdait la tête, ou qu’elle s’occupait en nous rendant chèvre, c’est courant dans notre métier…
   - … Dans le nôtre aussi.
   - En fait, elle avait parfaitement la tête sur les épaules. Je crois qu’elle se foutait du fric. Ca l’amusait. Comme une fillette qui nargue un doberman derrière une grille. Sa grille c’était son argent. Taquine, si on veut.
   - A qui ça revient ?
   - A sa descendance. Un prof à Paris. Une tête d’œuf. Je l’imagine mal buter sa mère.
   - Faut voir. Faut toujours voir. Toujours. Rumine le commissaire en crapotant sur sa cigarette.
   - Un commissaire, je croyais que ça remuait ses neurones, pas ses pieds.
   - C’est pas incompatible. J’aime bien fouiner.
   - Moi aussi.
   - Vous auriez pu être de la maison.
   - J’ai des problèmes avec les examens. Y m’aiment pas trop. Pareil pour les administrations.
   - Les examens n’aiment personne, c’est vous qui ne les aimez pas. C’est à vous de les apprivoiser. Il faut y aller dans le sens du poil.
Ils remontent vers la maison, le long d’une rangée de légumes. Des pommes de terre ? Des navets ? Enfin des trucs enfoncés dans le sol, et bien décidés à y rester, qu’il fallait sans doute extirper à coups de pioche en se cassant le dos, alors que la tonne doit se négocier à Bruxelles vers les deux ou trois euros. « Oui, mais ils sont du jardin ! ». Tomas entend encore son grand-père justifier, par cette incantation magique, la présence dans son assiette de haricots gros comme des asperges, engoncés dans une carapace en chitine pure, et suffisamment de fils pour faire une écharpe à la poupée de sa sœur. Alors qu’à la supérette du coin, on avait des extra fins sans fil pour trois euros la boite. Mais on s’énerve.
Dans la maison, rien n’a été déplacé depuis le drame. Sauf la propriétaire, bien sûr, qui commence son purgatoire dans le tiroir B56 de la morgue de Laval, à +4°C. Pas exactement ce qu’elle avait imaginé, en regardant avec ennui les vitraux de l’église de Changé-les-Laval, et leur iconographie naïve. La métaphysique a aussi des aspects terriblement terre à terre. Schweingold et Tomas se donnent rendez-vous aux obsèques, prévues pour le lendemain, dans cette même église. Je me demande ce que S veut dire, dans S. Schweingold, se demande Tomas.
L’enterrement est prévu pour onze heures. La nature, débordée par un programme titanesque, n’a pas pris le temps de se mettre en deuil. Les insectes bourdonnent, bourdonneras-tu, on aurait presque pu entendre la verdure croquer à pleine dent le gaz carbonique et voir l’herbe pousser. Ça pète le feu. Pas le temps de lambiner à cause d’une retardataire récupérée par la voiture balai et sa conductrice à la grande faux. C’est donc par un éclatant matin de juillet que la mémé s’installe dans l’ambiance froide et humide de la terre, attendant que la dernière trompette sonne. Et ce n’est sans doute pas pour tout de suite.
   - Plutôt du monde remarque Tomas.
   - Et du beau monde ajoute la voix de Schweingold juste derrière lui.
   - Ah. Vous êtes là ?
   - Des membres du ministère de la culture, des académiciens, le conservateur du Louvre. Je me demande même si le petit gros, là-bas n’est pas de la DST.
   - Ca veut dire quoi S, dans S. Schweingold ?
   - Sacha…
   - J’aurais du m’en douter. Vous ne pouviez pas vous appeler Stéphane ou Sylvain.
   - Non, je ne pouvais pas. C’est un surnom pour Alexandre.
   - Ca vous ennuie si je vous appelle Sacha ?
   - J’allais vous le proposer, et vous qu’est ce que vos parents ont concocté derrière votre dos ?
   - Tomas. Sans H. Ne leur demandez pas pourquoi, ils ne sont plus là pour vous répondre.
   - Encore un point commun. Les miens ont gagné un aller simple pour la Pologne dans un jeu qui a fait fureur il y a quelques temps.
   - Pourquoi toutes ces huiles sont-elles là ? Qui était-elle ?
   - Elle a passé sa vie à Paris, derrière Vaugirard. Elle fut appointée par la rue de Valois pendant quarante ans. Son premier patron, c’était Malraux. Elle était historienne de formation, elle a travaillé au Louvre. Son fils unique, sa grande gloire, a été élu à l’Académie des Sciences, il est biologiste. La demoiselle en noir, c’est la fille unique du père, et pour ce qui est du père de l’académicien, sa femme, la mamie est partie les rejoindre. Côté famille, ce ne sont pas les branches latérales qui vont gêner. On suit ça. L’argent n’est pas le mobile. C’est plus tordu comme histoire.
Après cet acte masochiste entre tous que représente une cérémonie funéraire, les larmes se répandant dans l’assemblée comme du feu sur de l’huile (les larmes, comme le bâillement, c’est communicatif) le cortège s’ébranle derrière le diesel écœurant d’une camionnette damassée de noir.
Tomas n’aime pas les cimetières français bardés de protections, grilles, murs, des fois que certains s’évaderaient. Il ne peut s’empêcher de penser à ces jardins anglais verdoyants dans lesquels on vient se promener et dire bonjour à mémé. Enfin, tout le monde sort et Tomas se glisse derrière Garance.
   - Mademoiselle, votre père est occupé avec la famille, vous auriez deux minutes pour parler de l’assurance de votre grand-mère ?
Elle le fixe d’un regard étrangement calme, elle n’a pas pleuré, elle semble apeurée, pas triste.
   - Oui, pourquoi pas ? Vous m’offrez une bière, je meurs… Oups. Je suis aux Deux Faisans.
   - Allons-y.
   - Vous êtes l’assureur de mémé ? Je voyais pas ça comme ça un assureur… Je voyais quelque chose de plus vieux, de plus guindé.
 

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