Chapitre 2


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Monsieur le professeur Londubat se fout de tout sauf peut-être de sa fille mais plus sûrement encore de ses dicotylédones dont il est un expert mondialement reconnu.

Le destin a pratiqué avec lui un donnant donnant des plus sordides en lui reprenant sa femme le jour de la naissance de sa fille. Depuis lors, il estime que celui qui tire les ficelles là-haut ressemble trop à ces petits malfrats pratiquant l’art du subterfuge dans des officines de poker enfumées et poisseuses, et ne vaut sûrement pas les honneurs et les pompes que pendant vingt siècles ses aïeux se sont échinés à lui prodiguer. Sans autre forme de procès, il a viré le crucifix et le buis béni au-dessus de son lit et déserté les églises. Il a, dans le même temps, replié et remisé son optimisme de jeune homme décrétant unilatéralement un renoncement à tous les amusements et petits plaisirs que la vie propose pour faire avaler la pilule. Faut pas non plus se foutre de sa gueule, à Londubat.

Il a appelé sa fille Garance en souvenir de la couleur rubis des lèvres de sa femme ainsi qu’en hommage à la rubiacée qu’il étudiait alors dans son laboratoire de biologie végétale. Il a un peu pensé à Arletty, aussi.

Les aventures moléculaires qui se trament au fin fond des cellules végétales, les drames qui se nouent et dénouent en quelques millisecondes dans les labyrinthes obscurs des chloroplastes, les armes que lesdites cellules fourbissent contre les barbares microscopiques, des champignons, des virus, le passionnent autrement que l’agitation futile du monde autour de lui. La guerre bactériologique ou chimique n’a pas été inventée par quelques fanatiques bidouillant du gaz moutarde au fin fond d’une arrière-cour poussiéreuse, que non. Le professeur Londubat et quelques autres savent bien qu’elle a commencé bien avant que le spectre même du moindre primate imbu de pouvoir ne traverse le cauchemar d’un saurien fiévreux et délirant. Les plantes concoctent depuis des lustres des boucliers autrement efficaces que tous les missiles sol-air du monde contre les attaques délibérées et sans préavis du monde bactérien. Et ça le passionne. Et pourquoi pas ?

Sans qu’il ne s’en rende compte, cependant, cette indifférence au macroscopique nuit, on s’en doute, à l’épanouissement de son herbacée de fille. Garance a grandi avec ce père qui rentre tout sourire du jardin, en extase devant le premier bouton de son camélia fétiche, ignorant superbement d’autres pousses qui commencent à poindre sous le tee-shirt de sa fille.

Il n’y a jamais eu de femme à la maison. Certes des femmes de ménage défilent, des tantes aussi, sa vieille grand-mère au début. Mais au fond, Garance vit seule. Le quotidien est assuré, elle ne manque de rien, et, plutôt brillante et aussi silencieuse, elle n’a jamais dérangé l’ordre établi et est devenue une jeune fille incroyablement solitaire, sérieuse, appliquée et sauvage.

Son dessein pendant toutes ces années de l’enfance a été essentiellement de ne pas. Ne pas déranger son père, ne pas tomber malade, ne pas inviter les copines à son anniversaire, ne pas avoir de copines, ne pas casser, ne pas bouger. Certains vouent très jeunes leur vie à un Dieu et se cloître dans la rigide application de règles inflexibles. Elle s’était choisi un autre carcan pour brider son esprit qui sans cela serait sans doute parti au grand galop, étalon fou dans le désert d’une vie sans maman. Elle se tenait corsetée dans cette cangue avec une volonté de fer, de celle qu’on ne soupçonne pas venant d’une enfant.

Elle ne supporte pas les groupes. Ayant compris que le meilleur moyen de passer inaperçue est de se fondre dans la masse, elle a endossé le déguisement de l’écolière de base, et assiste sans rechigner mais sans plaisir aucun, aux fêtes d’école, anniversaires et autres festivités forcément bruyantes et socialement obligatoires, où, avec un art consommé, elle arrive à faire acte de présence sans que quiconque ne la remarque vraiment.

Elle sait que à s’isoler ostensiblement on devient un bouc émissaire et le centre des conversations des cours de récréation, réplique miniature de la vie de bureau où, pour briller quelques instants sous les néons des salles de réunion, des caractères fades et blafards ironisent sur telle ou telle attitude d’un collègue moins grégaire que les autres et donc absent de l’agora, paria tout désigné.

L’empathie n’est pas une vertu, c’est une faiblesse, elle le sait. Elle a assisté à ces lapidations publiques lors desquelles des enfants torturent un congénère à coups de mots coupants et de formules acérées.

Elle n’a donc pas connu d’amitié durable, de complicité douce avec d’autres fillettes. En partie parce que toute intrusion dans sa vie privée, qu’elle porte comme une croix, s’apparente plus à un viol qu’à une démonstration de sympathie voire d’empathie.

Finalement, le seul mammifère qui a pu se targuer de récupérer quelques paillettes de réelle affection, d’amour peut-être, de sa part, fut longtemps un gros chat qui ne lui appartient même pas. Le félin rôde dans les jardins, esprit libre, méprisant grâce à sa souplesse les haies, grillages, murs d’enceinte et autres matérialisations plus ou moins agressives du plan cadastral. Il arrive souvent la nuit, à l’improviste, la fixant de ses yeux nummulaires et nyctalopes, et disparait comme il est arrivé, avec indifférence, nonchalance, avec, oh oui, tellement d’indépendance. Elle aime cet être fier et solitaire. Elle veut lui ressembler, être forte comme lui.

Quand les pousses évoquées plus haut sont mûres et se sont transformées en deux pommes appétissantes, un certain nombre, un nombre certain, de garçons ont essayé de s’approcher de cette anguille. Tous ont la même idée en tête, mais quelques-uns se sont aussi vraiment intéressés à sa vie. Elle a alors entrouvert sa porte, et la douceur de l’un d’entre eux a quand même fait fondre toutes les protections et systèmes de sécurité si patiemment élaborés depuis l’enfance.

Une tâche rouge comme les lèvres de sa mère sur le drap dans lequel ils se sont finalement endormis lui fait découvrir une réalité de son corps de femme qu’elle ignorait encore, ne s’étant jamais confié de « ces choses-là » ni bien sûr à son père, ni encore moins à Mme Destrèes qui vient le mardi et le vendredi tenir le crachoir et accessoirement la maison.

Elle a donc découvert l’amour sous toutes ses formes. La plus agréable et la moins onéreuse socialement reste incontestablement la jouissance physique. Les sentiments, l’attachement, c’est du pipeau, trop risqués, précaires et dangereux. Même si elle est tombée amoureuse une ou deux fois, la vie s’est chargée de lui faire comprendre que ce petit jeu n’est pas inoffensif et qu’elle a rudement raison de prendre les hommes avec des pincettes, de les utiliser comme il se doit, et de les jeter le plus vite possible après usage, avant qu’ils ne deviennent, comme ces lingettes à usage unique, poisseux et collants. Sans être une féministe militante, le machisme ambiant, érigé en doctrine depuis des siècles par les religieux de tous poils, l’irrite au plus haut point. Elle avait, à ce propos, placardé en évidence au-dessus de son bureau cet aphorisme de l’activiste américaine Florynce Kennedy qui, selon elle, résumait merveilleusement la situation : Si c’était les hommes qui faisaient les enfants, l’avortement serait un sacrement.

Elle vivote donc de relations éphémères, de travail acharné, de céréales boite familiale et de sport qu’elle pratique à trop haute dose pour que cela laisse un doute sur l’étendue de son déséquilibre.

Non pas que les sportifs de haut niveau soient tous des refoulés profonds, mais quand même. Est-il sain de ne jamais prendre une bonne cuite et d’être à huit heure le dimanche matin à tourner autour d’un stade vide sous une pluie grimaçante et dans le froid vicelard de février ?

Bref Garance est un drôle de bout de femme avec un drôle de passé et un avenir sans doute assez peu comique, sur le plan relationnel tout au moins.

C’est cette Garance qui s’assoit un jour d’octobre sur les bancs de la faculté de pharmacie de Châtenay-Malabry, en première année, fermement décidée à réussir le concours à la fin de l’année, au moins pour donner tort à ces imbéciles de redoublants qui portent souvent haut, paradant, leur échec de l’année passée en bandoulière, comme si leur lamentable ratage leur donnait un ticket d’entrée automatique en deuxième année. Ils sont, en réalité, bien plus terrorisés que les autres puisque la deuxième tentative infructueuse est synonyme d’élimination définitive.

La fac de pharmacie de Châtenay-Malabry est installée sur le mont Golgotha. Enfin, son équivalent parisien. Un endroit désert, sans arbre, coincé entre deux réseaux routiers, un lieu qui n’incite pas à la rêverie champêtre. Elle et sa grande sœur, sise au pied du jardin du Luxembourg, représentent une parfaite antonymie. La vieille fac parisienne est une reine, au cœur de Paris, chargée de bois rares, de statues, de cloîtres, sa bibliothèque est lourde de secrets et de mémoires. Elle fait craquer ses escaliers et ses parquets arthritiques, s’enorgueillissant même de ses tâches de vieillesse.

Sa jeune sœur quant à elle, rigidifiée dans le métal et le béton, n’est traversée que de couloirs blafards déjà fissurés. De longues coulures noirâtres le long de ses façades, larmes silencieuses, attestent de la piètre qualité de son maquillage bon marché. Tout est à l’avenant. Ses tours verdâtres, HLM miniatures, ne dépareillent pas dans le décor de cette banlieue exhérédée. Sa bibliothèque, au mobilier de métal grinçant, n’est que courant d’air et plastique terne. Elle est au bord du suicide. A vingt ans. Quelle misère.

Il se trouve que le caractère trempé et solitaire de Garance s’accorde aussi bien avec ce décor carcéral qu’avec son but avoué de réussite.


 

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