Chapitre 10




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Il entre dans un magasin de sport. Il saisit un ballon de rugby et continue ses allers et venues en caressant le cuir doux de la balle. Des souvenirs de boue, de froid et de douches fumantes lui reviennent à l’esprit. Le ballon lui chuchote le gout du sang, les rires de la victoire, l’opacité de la vapeur. C’est un  bon calmant. Ses pieds l’ont mené au rayon football, devant les maillots. Malgré la longue liste d’échecs lamentables, expliqués sans conviction par l’incompétence notoire de l’entraîneur pourtant appointé à cent cinquante SMIC, l’équipe de football de Paris restait une valeur sûre dans le domaine de la vente des ersatz d’oripeaux des nouveaux dieux du stade. S’identifier à une bande de loosers surpayés est donc important pour l’équilibre mental de notre jeunesse ? « Fluctuat nec Mergitur » disait le petit écusson enté sur la poitrine des maillots bleus et rouges. Tu parles, c’est leur défense qui flotte, oui. Un « Bordel !» lui sort de la poitrine comme la vapeur d’une cocotte-minute. La petite dame derrière lui sursaute et lâche le tas de shorts et de maillots que les deux piles électriques qui lui servent de fils enfilent chaque fois qu’ils passent au stand, après chaque tour de leur circuit dans le magasin, juste à la sortie de la chicane des chaussures à crampons, dans lesquelles, immanquablement, le plus jeune s’étale du haut de son mètre quinze. Tomas est surpris par la grande lassitude qui émane de cette femme, jeune et attirante pourtant, mais qui supporte, là et maintenant, le monde sur ses épaules. Bordel, reprend-il plus doucement, flotte mais ne coule pas. Le tableau flotte. A la surface de l’eau. Dans le puits ! Il avait vu ces derniers temps des ombres s’agiter autour de la margelle du vieux puits au centre du jardin. Mais, en entendant un ploc ! énervé répondre aux coups de sondes, personne n’avait pensé descendre dans le tube de granit pour vérifier. Tomas, reprend inconsciemment une scie de son enfance, les conjonctions de coordination : maisouetdoncornicar ? Danslepuisbanane, banane tenant plus de l’autocritique que de la conjonction. Complètement excité, il reprend son vélo et retourne, grand braquet, mollets durs, cheveux au vent et rythme cardiaque exubérant, jusqu’à son hôtel. Il grimpe quatre à quatre les marches de l’escalier, un vrai triathlon, et se précipite sur le téléphone.
-    Sacha ?
-    M. le commissaire est sorti ? Qui le demande ?
-    Merde. Chier.
-    Qui ça ?
-    Pardon…Tomas, de la Blue Cross. Dites-lui de me rappeler. C’est colossal !
-    Oui, Monsieur. Monsieur le commissaire sait où vous joindre ?
-    Oui. Il sait.
Quelques minutes vides. Le tic-tac du réveil se dandine, claudique et se fraie un chemin dans la gelée d’un temps figé. Même le silence est immobile.
-    Tomas ?
-    Moi-même. Je sais où il est. Je SAIS.
Sacha arrive sur place avec deux caudataires. Le faisceau lumineux de la lampe balaye la surface immobile de l’eau. Rien de visible.
-    C’est quoi l’idée géniale ? Questionne Sacha d’une voix dubitative.
-    Archimède… Comment peut-on descendre là-dedans ? Rétorque Tomas en se penchant au-dessus du puits.
-    Dujardin, retournez au véhicule, et ramenez la corde.
Un des deux séides, comme piqué par un dard invisible sursaute dans une espèce de garde-à-vous, de raidissement, et file ventre à terre. C’est impressionnant ce que la  discipline permet d’obtenir.
Ils passent la corde autour du saule à dix mètres de là, et nouent, dans la plus pure tradition scoute, un harnais qui enserre la taille de l’agent Vertugadin – tu parles d’un nom – lui séquestrant également le testicule gauche en passant entre ses jambes.
-    Aïe, aïe !
Vertugadin, qui ne connait pas la signification de son patronyme, réajuste le tout, enlève ses chaussures, et enjambe le parapet. Quasiment assis, il amorce sa descente. Tomas et Dujardin sont équipés de gants. Pour faire du bon boulot, il faut du bon matériel, et Dujardin, c’est le monsieur bricolage du commissariat. Ils lâchent du mou par petits à-coups laissant la masse de Vertugadin, aidée par la force gravitationnelle, entraîner le bonhomme vers le centre de la terre, en passant, dans le cas présent, par notre puits. 
-    Elle est froide, chef. 
-    Ben tu voulais pas des bulles et un geyser, c’est pas Yellowstone. Bon, si je pige, tu devrais sentir comme un bouchon qui flotte juste sous la surface.
-    Je passe mon bras partout, y’a…aïeuuu. J’ai un truc, pas lourd. Remontez-moi.
Un bouchon de liège peint en noir était relié par un fil de pêche à un sac en plastique noir également. Sacha déchire le  sac, et découvre un rouleau de plastique hermétiquement scellé.
-    Chef, du monde…par la rivière.
Les trois hommes secs et habillés suivis du mouillé dépenaillé se tapissent derrière le saule. Devant eux, trois hommes-grenouilles rampent sur la berge boueuse. Leurs équipements sont  visiblement prévus  pour la pêche au gros…
-    On se débine souffle Sacha, on a le temps de remonter par le champ de tomates.
Et voilà les quatre autochtones reculant faces et genoux dans les tomates, pendant que les Yankees prennent possession du terrain faces et genoux dans la vase. Lorsqu’ils atteignent le petit escalier de pierre qui donne sur la cave, Tomas reconnait le son sourd et mat d’un silencieux qui venait de cracher sa petite dose de mort. Avant qu’il ne réagisse, Sacha tombe sur lui, le plongeant dans une vive inquiétude et aussi dans la cave. La vie du commissaire s’échappe sous la forme d’une large tâche sombre s’agrandissant rapidement. Tomas récupère le manuscrit et ils sortent tous les trois jusqu’à la voiture qui les emmène loin du pavillon maudit.
 
Le front sur la vitre froide du train qui le ramène à Paris, Tomas rumine les événements de ces derniers jours avec une certaine amertume :
-    Dis donc Léonard, à cinq morts pièce, ça fait la petite virée à la campagne un rien exorbitante, non ?

 
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