Chapitre 10



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-  Dédé ?
-  Quoi ?
-  Pas de casse ?
-  T’es qui ?
-  De la maison.
-  C’est qui eux ? Amerloques ?
-  Mm.
-  Virez-moi ces connards. Je touche au but.
Quel but ? Tac n’a pas trop saisi. La première partie de la phrase, pourtant, sonne le tocsin dans son crâne vide. Il rampe derrière le massif de glaïeuls et, à travers les framboisiers, envoie une escouade de la mort faire sa triste moisson. Le retour ne se fait pas attendre, sous la forme d’éclat de groseilliers et de pétales de glaïeuls qui l’espace d’un instant ont pris vie et virevoltent autour de lui dans une danse frénétique et macabre.
- Dédé ? On se tire. Trop de monde.
- Je retourne à la rivière.
Repli stratégique. Les trois français se retrouvent sous le saule, hésitant entre un bain froid et une douche de plomb.
- On traverse à la nage, rendez-vous au bosquet en face.
Comme des loutres, les trois barbouzes amphibies disparaissent un instant sous le miroir étonnamment calme de la Mayenne, qui, tout à sa mission d’écouler ses millions de mètres cube d’eau vers la mer, n’a aucune intention de se mêler de cette affaire. De temps à autre, une tête ressort, phoque sans moustache, et disparaît à nouveau. Atteignant la berge boueuse les deux frères attendent un moment derrière une souche qui n’en finit pas de se déliter, petite chose mortelle et putrescible, dans les eaux malodorantes de la rivière.
Un furieux clapotis autour d’eux les avertit que le débat n’est pas clos. Lorsqu’ils aperçoivent Dédé reprendre sa respiration, ils le tirent violemment sous la souche, un rien trop tard cependant. Une fois sur le sentier de halage, on s’aperçoit qu’il n’y a pas que de l’eau qui ruisselle sur le pantalon en velours côtelé. A défaut de couleur, Tac reconnaît l’odeur et la texture du seul liquide qui lui retourne les tripes : le sang.
Touché à l’abdomen, le quinquagénaire officiellement appointés par les postes et télécommunications françaises souffle lourdement par sa bouche devenue, en l’occurrence, l’évent de la baleine. Il est chargé sur une épaule et ballotté dans les taillis. Un bruit de rames et quelques chuchotements leur stipulent que toutes les règles du jeu et toutes les instructions des supérieurs hiérarchiques sont obsolètes. Seul importe pour l’équipe d’en face de venger le cinglant trois-zéro de la première mi-temps. Plus d’arbitre, plus de règles, sortir du jeu, c’est quitter la vie, un petit trou rouge remplaçera le carton de la même couleur. Dédé indique un sentier au milieu des noisetiers qui remonte vigoureusement une colline surplombant la Mayenne. A mi-chemin du sommet, ils s’écartent de la sente pour se tapir sous un rocher, le nez dans un trou de renard. Le martèlement des rangers fait trembler la mousse dans laquelle ils sont enfouis.
-  Ils vont revenir.
-  Il faut reprendre le canoë et descendre sur la ville.
-  Tac, part devant et dégage le terrain.
Voilà un ordre compréhensible et clair. Tac suit un ruisseau qui se hâte vers la rivière. Sur le halage, un homme, avec rapidement trois balles dedans. Hululement pour prévenir, on se saisit de la barque. Joli contre-pied dans la défense adverse, on s’ouvre le chemin du but. Personne aux trousses. On file à l’hosto.       
Dédé n’a pas vu les dernières minutes du match. Tout s’est embué soudainement, il a murmuré un mot, et il est parti retrouver Madeleine.
- Qu’est ce qu’il a dit ?
- Cuit ? Bruit ?
- Chais pas. Il répétera pas.
- On laisse tomber l’hosto. On rentre.
L’embarcation disparaît dans la brume. France : un mort, USA : deux morts. Je savais que c’était un bon coin, murmure la vieille.
 
Tomas se retrouve au commissariat, dans le bureau de Sacha, et lui raconte ce que son amie, sa collègue, lui avait rapporté. Assemblées, les pièces du puzzle laissent entrevoir une histoire qui tient debout, malgré quelques trous évidents.
- Voilà, Tomas. A mon avis, la mémé a su par Dédé, qui fraie avec la DST à ses moments perdus, que sa fille était mouillée dans cette histoire de vol de tableau. Elle a voulu laver l’honneur de la famille et récupérer seule l’objet de l’opprobre. Elle a fait venir les amoureux pour négocier une reddition. La DST et la CIA ont suivi l’imbroglio. A-t-elle récupéré le Léonard avant de se faire descendre ? Les Yankees sont revenus, preuve qu’ils n’ont pas trouvé ce qu’ils étaient venus chercher la nuit du drame.
-  Hum. Tout le monde sauf nous cherche donc un manuscrit de Léonard de Vinci planqué quelque part par mémé avant de mourir. Elle avait les pieds maculés de boue. Le truc est dans la cave ou dans le jardin. Elle fréquentait Dédé depuis des lustres, il devait connaître la planque. Il est plus là pour nous aider.
- On retourne là-bas demain. La DST nous a raconté la nuit sanglante. Dédé savait où était le manuscrit, sans doute dans le jardin. La DST et la CIA sont en pourparler pour arrêter le massacre. Entre-temps il faut remuer nos neurones.
-  On se rejoint à Changé en début d’après-midi. Ca va ?
Tomas s’aventure dans Laval, cherchant à se vider l’esprit et se remplir l’estomac. Un croque-madame à la terrasse d’un café et Le Monde de la veille avaient parfaitement rempli les deux consignes, il est vrai d’une simplicité désarmante.
Puis, errant dans le centre commercial, il se retrouve englué dans une foule qui regarde la fin d’un match de football, visiblement d’une division de cage d’escalier. Le commentateur, fidèle aux leçons du psychologue appointé par la chaîne, tente désespérément de créer la catharsis par délégation dans la gestion de l’émotion collective, c’est à dire empile un nombre déraisonnable de points d’exclamation à la moindre de ses interventions. La foule massée devant ce spectacle navrant de violence gratuite et de maladresse stratosphérique ajoute mollement sa voix au coryphée de la télé. Quelques catilinaires abstruses comme des brèves de comptoirs, fusent, ça et là, contre ce sous-produit de la chaîne payante. Tomas continue sa dérive dans les couloirs de ce paquebot, où, à l’instar des navires de croisière, tout est préparé pour occuper le chaland, le distraire et finalement le plumer.
 
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