Chapitre 1
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Tomas est un colosse, ancien rugbyman, dont la démarche, le maintien et la façon de mouvoir son quintal ne cadrent pas avec les archétypes qui devraient l’exiler dans un rôle de bon gros flandrin, pas très malin mais attendrissant. Tout au contraire, Tomas, souvent parfumé, toujours élégant, ressemble, taille XXL, au jeune cadre dynamique et sympathique tellement couru, fut un temps, par les organisateurs de jeux télévisés, et plus assidument encore, par les futures belles-mères. La seule et unique vraie passion de Tomas, ce sont les livres. De là une certaine absence dans son regard, la désinvolture élégante de ceux qui sont ailleurs plus souvent que de raison. Ca l’avait pris au débotté, comme ça, à seize ans.

Alors qu’il flânait dans les libraires plus souvent du côté des magazines scellés d’une feuille plastique et perchés en haut des étagères, inaccessibles aux loupiots délurés, il s’était surpris à acheter Crimes et Châtiments. 700 pages. Le cas Raskolnikov était très vite devenu, pendant des vacances pluvieuses sur une côte triste du nord de la France, le cœur de ses préoccupations adolescentes. La transformation intérieure de cet étudiant halluciné après qu’il a refroidi Aliona Ivanovna à coups de hache, ce voyage au centre de l’âme humaine, l’avait captivé bien autrement que n’importe roman de Jules Vernes. Tomas, au début simple spectateur de cette affaire pétersbourgeoise, était de fil en aiguille entré presque physiquement dans le roman, il était en Russie, il faisait froid.

La mutation s’était opérée, et ce n’était plus lui qui tenait le livre dans ses mains mais bien le contraire. Et pour toujours. Dans les mois et les années qui suivirent, après Dostoïevski, le monde s’était invité chez lui. Kawabata, Steinbeck, Garcia Marquez, Amado, Montalban, les Anglais, les Italiens, les Français avaient suivi.

Comme il fallait quand même vivre, il avait torché des études d’il ne savait plus trop quoi, et s’était investi un temps dans une start-up qui avait tout misé sur le concept de l’huître à ouverture rapide. Après un procès perdu pour homicide volontaire à la salmonellose, la boîte avait disparu et il s’était retrouvé à la rue. Recherchant un avenir plus sûr, il avait naturellement opté pour les assurances, et avait atterri au premier étage, chez les fouines. Le voilà qui entre dans le bureau de son supérieur, M. Trange. Ecoutons.

- Vous m’avez demandé, M. Trange ?

- Hum ? Fermez la porte. Cerise (sa secrétaire s’appelait Cerise, c’était pour ça qu’il l’avait embauchée) vous a réservé un aller simple pour Changé-les-Laval. Mayenne. 53. Une vieille folle qui nous a fait chier trente ans parce qu’elle ne comprenait rien au système et croyait qu’on l’arnaquait s’est fait buter dans sa turne. Enfin. A voir. On a parlé de suicide. J’ai un peu de mal à envisager le suicide de quelqu’un qui prend un tel plaisir à emmerder le monde. A ce point-là, ça tenait de l’orgasme. De plus, se fracasser le crâne derrière l’occiput avec un objet contondant, à quatre-vingt ans et à deux heures du matin, sans que l’on retrouve l’objet qui contondit, moi, j’ai du mal.

- Contondre n’est pas un verbe, monsieur.

- Oui, oh, fait ton malin. C’est p’tet pas un verbe, mais ça a sûrement fait mal. Le type qu’a fait ça…

- …Ou la fille...

- Une énervée alors. Remarque vu l’aïeule... Pas con, Tomas. Ouais bon, le quidam qui a refroidi notre ex-assurée, soit il a voulu camoufler le crime en suicide, et alors là, l’idée que les campagnes françaises sont encore à l’aube de la civilisation tient la route, ou alors y veut rien cacher du tout. Et là, je vois pas. T’as une mamée qui tremblote et qu’a un pacson à la banque. Tu ne rafles la mise que si la mamée s’en va légalement, tampon de l’hosto et cercueil estampillé par la préfecture, et tu vas faire le guignol à deux heures du matin à contondre à tour de bras ?

- Ou alors il était saoul.

- Aah. Tu vois qu’t’y viens à ma théorie de l’arriération mentale en zone rurale saupoudrée d’un taux d’alcoolisme qui ramène celui du chômage à une plaisanterie.

- Ben ça n’a peut-être rien à voir avec l’héritage et l’assurance. On tue par amour, par erreur, par peur, par ennui, je sais pas.

- Justement tu vas aller comprendre quel est le vocable qui va bien.

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