Chapitre 1
 
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Trange est parisien depuis un tas de générations, en crève de fierté, et habite dans un appartement bien au-dessus de ses moyens rue de l’Université, parce que Paris, aaah Paris. Tomas connait le couplet, et, même s’il n’est pas sûr qu’à Changé-les-Laval la libraire soit chroniquement en rupture de stock de l’édition de poche des Frères Karamazov, il garde une image respectueuse des travailleurs de la terre. Il en est même un peu chiant. Des fois. Ca part un rien loufoque, cette histoire, mais un séjour à la campagne n’est pas pour lui déplaire.

Il vient de découvrir une nouvelle mine de sensations imprimées en format poche. L’unique chef d’œuvre de Peter Kennedy Toole, un génie suicidé à trente ans qui a écrit un livre dont le titre, la Conjuration des Imbéciles, est en lui-même un bijou, qui vaut à lui seul le prix Pulitzer. Il avait hâte de plonger dans l’univers décalé d’Ignatus, cet étrange bonhomme de la Nouvelle Orléans. Mais il lui faut pour cela du calme. Du vert, une pension de famille sans trop de jolies filles aux alentours, quelque chose de propice aux délices de la lecture. Une enquête sur un meurtre crapoteux aux confins de la Normandie et de la Bretagne correspond bien à la conception qu’il se fait d’un séjour paisible.

Dans le TGV, Tomas distrait ses neurones apathiques par des vues de prés, de prés avec vaches, de prés avec mare et tracteur. Des natures mortes, assez. Lorsque le paysage derrière la vitre s’assombrit, son visage ressort comme un fantôme indécis. Son regard transparait alors avec la même expression de sérieux et d’étonnement mêlés qu’il avait découvert sur une photo de lui enfant, bras croisés sur le pupitre de sa classe de maternelle. Comme si la lumière et le reflet dans la vitre avaient tamisé son image, n’en laissant transparaître que les traits intemporels et gommant les effets de l’âge. Il se trouve beau, plutôt, et comme il n’a jamais subi d’échec lors de ses prises d’assauts sentimentales, et que toutes les places, plus ou moins fortes, avaient cédé en reconnaissant une grande élégance à l’envahisseur, il avait cette beauté qui vient d’une certaine sérénité et l’assurance des gens beaux.

L’effet du train chez lui est immuable : après la sortie de Paris, son esprit se met à gambader. Il commence par un état des lieux de ses amours. Tomas, à 30 ans, n’est pas marié. Il considère les femmes comme des personnages de roman divinement farfelus et diaboliquement attirants. Il ne sait jamais, quand il ouvre la première page d’une nouvelle relation, s’il s’embringue avec une Emma Bovary, une Madame De La Tour ou une Lolita. Peu importe, il place les femmes, dans son bestiaire personnel, largement au-dessus des hommes (lui inclus) qu’il trouve pour le moins veules et égoïstes.

On le surprend, dans le TGV 3018 pour Rennes, arrêt au Mans et à Laval, à s’interroger sur Valérie. Charmante jeune chose blonde avec un regard qui lui avait mis les jambes dans la ouate pour la matinée, cette demoiselle était amoureuse de deux hommes, dont lui, quand même. C’était sa première e-amante, sa première maîtresse électronique. Elle travaillait un étage au-dessus de lui. Ils s’étaient rencontrés sur un dossier épineux, une prostituée qui avait contracté le sida, et considérant le préjudice comme accident du travail, demandait à l’assurance un dédommagement que l’on ne qualifiait même plus d’astronomique mais d’ « américain ». Toujours est-il que longtemps après que la pauvre fille se soit fait rabrouer, Tomas et Valérie avaient continué de s’envoyer des pelletées d’octets dont la teneur, au fil des mois, était devenue de moins en moins professionnelle : Tomas, aujourd’hui j’ai mon Aubade bleu, ou bien : Valérie, dans dix minutes dans le cagibi à fournitures… Il est difficile de trouver un angle de lecture qui parviendrait à étouffer l’incendie érotique qui grésillait entre ces lignes. Ils étaient passés de taquineries mutines, de compliments souvent littéraires pour lui, plutôt enflammés pour elle, à des vues beaucoup plus précises sur la façon dont ils envisageaient, d’un commun accord, l’aboutissement de leur relation.

Ces échanges épistolaires étaient les préliminaires amoureux dont tout amant se délecte, mais qui, comme tout préliminaire, a le don d’agacer. Surtout les hommes. Après de frénétiques clapotis sur leur clavier, ils s’étaient retrouvés dans un chinois, en banlieue, loin, pas bon. Valérie était mariée, et la seule idée de se faire prendre en flagrant délit d’adultère la glaçait, bien qu’elle redoutât peu les éventuelles violences de son mari. Le regard des autres suffisait à la terroriser comme les yeux verts du chat de Thérèse Raquin, dont elle n’avait certainement pas lu la moindre page. Un divorce, sa famille au courant, ses enfants déçus ou pire, tout cela lui retournait les tripes. Mais Tomas aussi lui retournait les tripes. Le dessert, dans sa petite voiture aux couleurs pastel à la mode, s’étirait de rendez-vous en rendez-vous, pour bientôt représenter l’essentiel du gueuleton.


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