Catherine Estrade
 

Méchante Lune





 
« La lune m’effraie. Elle me paraît compacte. Menaçante. »

Ils me disent et me répètent que ce n’est pas un souvenir, qu’il est impossible que ceci ait pu se produire. Ils veulent que je dise autre chose, mais je ne sais pas quoi. J’aimerais le faire mais je n’ai que ceci qui m’habite, la menace lunaire, ce sentiment de compression, de pression, de volume tenace et dangereux.

Voilà des jours et des jours que je suis ici. Je ne sais pas qui je suis, mais je sais que je suis. Tout d'abord, le froid qui me glace, la peur de ne pas être là où il faudrait.
Il y eut la douleur, sournoise, malveillante qui finit par se déconstruire au travers des silences et des regards, surgissant parfois entre ces images qui me reviennent et qui pourtant, d’après eux, ne peuvent pas être.

Je ne comprends pas pourquoi je ne suis pas plus épouvanté que cela. Je devrais probablement. Ne plus savoir, ignorer, être lâché dans un long couloir intérieur d’où rien n’émerge, ça devrait me terrifier. Mais je n’ai peur que de la lune...
...que de ma fenêtre, je ne vois jamais.
Parce que de ma fenêtre, je ne vois rien.
Excepté peut-être, ce voile terne et grisâtre qu’ils disent être le monde.

On m’amène à manger à heures fixes, une bouillie sans nom. Je sais qu’elle n’a pas de nom. Quand j’ai demandé, on m’a dit :
" C’est la nourriture."
Je n’ai pas insisté, mon interlocuteur semblait si interloqué, que donner une suite à cette conversation aurait entraîné, encore une fois, une de leur réunion affolée regroupant une armée d’hommes en blanc, me scrutant des oreilles aux doigts de pied, m’interrogeant sur ma question... Ce qui semble être une habitude ici : s’interroger sur mes questions. Tout en refusant d’emblée ma seule affirmation.

Ceci, c’était ma situation et mon état d’esprit il y a quelques temps. Du temps que je ne sais pas nommer, que je ne peux quantifier, du temps sans chiffre, du temps qui passe.
Depuis les choses ont changé :
Je me suis mis à rêver !
Secret absolu entre moi et mes quatre murs, ma fenêtre et ma bouillie métronomique bien sûr. J’ai compris que se taire me protégeait d’eux et de moi-même.
Je rêve de la lune mais pas seulement. Je sais qu’elle n’a pas été là juste un instant, je sais qu’elle était, dans un lieu, un espace inconnu, ailleurs, autrement, je sais qu’elle était la présence dont on ne se préoccupe pas, la présence c’est tout. Je la sens moins concentrée sur elle même, moins intense et moins dense. Je la sens, point barre, une lueur quelque part...
« Dans le ciel » me dit mon rêve.
Le ciel, je ne le connais pas, je le crois. Si je leur en parle, ils vont tenter de me convaincre de sa non-existence. Ce que je pourrais comprendre puisqu’il n’est que dans mon rêve.

Le ciel, je devrais le voir en levant les yeux, à travers la fenêtre, mais il n’y a que le monde. Sans ciel, sans lune.

Depuis trois ou quatre nuits, je sais à nouveau compter. J’ai aussi appris que ma fenêtre n’en était pas une. J’appellerais plutôt cela hublot, ou lucarne.

Juste après « mon réveil », on m’a amené un computer, avec des lettres. Ils voulaient vérifier si je savais écrire et lire. Je ne savais pas moi-même que je savais. Donc j’écris, j’écris mes rêves, ma méchante lune. Je décris ce qu’est une fenêtre. J’explique où poussent les arbres, où coulent les rivières... Je n’ai pas encore de nom, mais je commence à avoir un passé. C’est diffus et au fond, je ne suis pas certain de vouloir connaître le début de ma fin ou la fin de ce début là. Comme une réticence, un petit mur souple face à moi, qui veut bien me recevoir mais qui ne cédera pas.
Mais je me délecte de ces mots sans matière : arbre, rivière, terre…. Des mots de couleur nébuleuse, de bruissement imaginé, des mots-rêve. Il y en a d’autres, des mots, je ne peux pas tous les énumérer, ce serait fastidieux.
J’aurais tant besoin d’en parler, de les prononcer pour les faire vivre entre moi et les autres. Mais les autres ici sont impossibilité. Leur frayeur me navre et m’empêche. Leur inaptitude à entendre est si fervente qu’elle frise le religieux, ils sont enfermés dans une croyance, ayant pour vocation l’adulation de l’ignorance.

Que pouvais-je faire alors ?

C’est une des questions qui me taraudaient ; que faire ? Parce que faire était une évidence, ça s'imposait à moi, un axiome brutal.
J’écrivais, mais ceci ne suffisait pas. Je décidais donc de sortir de ma pièce. Je déambulais dans des couloirs mornes où des hublots semblables au mien s’alignaient dans un ordre géométriquement invariable. Dehors, ou tout du moins de l’autre côté : le monde,  grisaille inerte.
Je croisais mes hôtes à intervalles irréguliers. Ils ne s’offusquaient pas, me saluaient, me laissant à loisir visiter, ouvrir des portes, mais je me gardais bien de poser des questions.
Dans chacune des pièces que je découvrais, il y avait des computers qui clignotaient joliment, sans bruit. Autour de ces objets, on s’agitait, un cahier à la main, et on notait fébrilement des codes ou des chiffres que je ne voyais pas. Tout ceci était très ludique, je trouvais leur affairement drôle et décalé et ceci m’occupa beaucoup les jours qui suivirent.  

Je m’amusais.

Tout en continuant à rêver, la nuit, mais aussi le jour, les yeux grands ouverts.

J’aurais du me méfier. Je savais bien, en fait, que ce jeu là n’en était pas un et que ma mémoire s’immisçait petit à petit entre les interstices de ces rêves incessants.

Alors, entre mes balades près des hublots, mes rêves d’arbres ensommeillés, mes questions restées sur le bout de la langue, entre mes silences et mes sourires, il fallait bien que ce fatras s’assemble et me parle.
Quand il le fit,  je fus atterré, pendant longtemps.

Mais je m’accrochais à cette seule idée : j’étais !
Parce que pendant un bref instant j’avais pensé à la mort, avec ce couloir et ce monde gris… Oui, ça m’avait effleuré. Que j'ai pu être mort, coincé dans un univers parrallèle à la con, ou un purgatoire ridicule.

Bien sûr, mes questions et ma présence restaient une énigme … mais j'étais!

Non, la lune n’existait pas, ou plutôt elle n’existait plus, pas plus que les arbres et les rivières. Elle nous avait explosé à la figure la lune, parce que ras le bol, parce que fatiguée de nous bercer le soir.

Et ça ils ne le savaient plus les hommes en blanc, c’était il y avait trop longtemps. L'oubli avait gagné les rives des souvenirs. Il ne restait qu'une vague idée de lune légendaire.
On ne s’en était pas sorti sans dommage, on s'en doute.... il avait fallu partir.

Depuis lors, depuis cette colère définitive, nous naviguions. Pas sur Terre, elle s'était sublimée au contact des inepties, pas dans le ciel, ça n'existe pas le ciel. Mais nous naviguions.


Il n’en reste pas moins que ma présence et mes questions n'ont pas trouvé, ne trouvent et ne trouveront pas de réponse.





 
FIN


 

  • ouechTonton dit :
    7/2/2017

    C'est très prenant. Les choses se dévoilent lentement, dans un suspense brumeux. Les pièces s'ouvrent progressivement. Le personnage principal est presque dans la douleur

  • ouechTonton dit :
    7/2/2017

    On dirait un personnage de Jean-Pierre Jeunet. A côté du monde

  • Catherine Estrade dit :
    29/1/2017

    Je ne ressentais pas ce texte comme oppressant mais on ne maîtrise pas toujours ce que l'on écrit. On m'a demandé une suite pour ce texte... Une suite peut-être pas, mais un écho c'est possible. Merci à mes lectrices. ;-)

  • Eliane dit :
    29/1/2017

    Un texte à double, triple lecture. D'une grande finesse. J'entre dans cet univers et ne peux en sortir indemne. C'est probablement le but recherché

  • Catherine O dit :
    25/1/2017

    Un texte qui me touche beaucoup, où l'intelligence et l'émotion, la profondeur et la sensiblité, se mêlent, et se tissent ainsi que les fils de notre vie.

  • Claude Hersant dit :
    25/1/2017

    Oppressant et mystérieux texte, qui nous place en dérive entre un passé détruit, révolu et ignoré et un futur qui semble aussi inexistant que le lieu où tu fais flotter ton personnage. Seule sa pensée et ses souvenirs émergents recréent un semblant de vie et de réalité. Ce n'est pas une parabole sur les temps à venir j'espère...

  • Cachou dit :
    25/1/2017

    Quelle oppression ... Quel enfermement de la pensée, de l'imaginaire, et de l'espoir même ! On se réveille de ce texte comme on sort d'un cauchemar : il faut quelques instants pour réaliser le bonheur d'en avoir réchappé. Je regarde le ciel, l'arbre à ma fenêtre : le bonheur !!!