Catherine Estrade


 EN VRAC
 

C’était une vieille cour que j’aimais. Il y avait un type qui passait de temps en temps, il venait acheter les peaux des lapins de notre voisine, notre propriétaire, dans l’appartement d’à côté (on l’appelait la tata d’à côté).
 
Evidemment il m’effrayait, je l‘avais doté de pouvoir surnaturel et comme il ne parlait jamais, j’avais tout loisir de l’habiller d’une aura particulière.
 
 La vie est cruelle ou bien c’est la mort qui l‘est ou bien…
 
Ou bien je ne lui en voulais pas, ni à elle, ni à lui. Je regardais.
 
 Le mystère m’a saisie, peut-être là, peut-être à cause d’un grand-père sorcier, mutique lui aussi. J’ai caracolé de secret en silence, prenant garde de ne rien dire lorsque insatiable je parlais.
 
J’ai appris à faire semblant, mais je ne jouais pas. Et j’ai aimé ce qui courait entre les mots. Je suis devenue enquêtrice de non dit, magicienne des propos clandestins.
    
Et puis un jour, j’ai enfermé tous les secrets mais j’ai dit. J’ai, de craintive enfant maladroite, changé de ton, brute à verbe, dérapé sur l’interdit, accouché de sauvagerie d’exactitude.  Je n’ai plus fait semblant et ma tête a été mise à prix.
 
Mais pas avant d’avoir essuyé la douleur d’être seule, les malveillances, les envies sans raison. Et mes imaginaires désirs envahissants la cour d’école pour ne pas entendre, apprendre la bêtise, l’ignorance, la cruauté.
 
Là, que j’ai compris que Rousseau avait tort.
 
Mais des portes, il n’y en a pas. Les baies sont ouvertes et au moindre vent je risque de tomber.
 
Alors, je me cramponne aux rideaux et je m’affuble de nom d’oiseau et je pense aux peaux de lapin. Je résiste, hurlante et crépitante, ridicule Lady Quichotte.
 
Et il y a un cri torrentiel qui s’échappe et ne s’arrête pas.
Ca fait mal
 
C’est bien fait pour moi
 
Mais l'Amour flotte, et décline les vitres d'arc-en-ciel.
 
 
 



 
 
J’ai senti le souffle de la mort sur moi. L’ai approchée si près que je n’avais plus peur.
 
Je n’y pensais pas, ce n’était même pas une idée possible. Je la disais, je l’écrivais, lointaine et inconsistante. La jeunesse traçait ses fils de cuir, un à un, sur ma peau. Mais ce jour-là, alors que le brouillard maquillait le matin de confusion, la mort m’a choisie, indécise.
 
Elle m’a prise, juste enserrée un peu, que j’ai cru, j’ai même su.
 
« On est pas sérieux quand on a 17 ans »
 

Je marchais, pressée, le froid me poussait fort et vite. Au plus profond de moi une étrangère m’a assiégée. Elle n’est restée inconnue que quelques secondes, le temps d’un « qu’est-ce qui m’arrive ? » Quand elle a retiré son voile, je me suis arrêtée. Je tombais dans une inconscience sereine et tendre. Je me souviens de ce paysage de montagne édifiant ses inepties devant moi. De ce trouble sur mon corps tremblant jusqu’à l’effondrement.
 
Elle m’a lâchée si vite que j’aurais dû tomber.  Elle a fait une erreur, celle de m’entendre et de savoir. Mais elle a oublié, dans un coin, un secret, empressée qu’elle était de m’abandonner pour un temps.
 
« La seule chose insupportable, c’est que rien n’est supportable »
 
Ce temps, je ne le connais pas, mais il est présent dans chacun de mes soupirs et tyrannise mes désirs jusqu’à les vomir trop forts. Pour que s’allongent les heures à respirer, je suis l’excès et j’habite la lucidité sans la penser. Je vis la nuit, chaque instant, comme l’ultime, et je vis mes jours, chaque seconde comme le dernier.
 
J’ai sur le visage les marques de mes pas furieux, et l’autre, celui qui croise les élans des amours qui me fondent, s’effraie de ma présence insaisissable.
 
C’est parce qu’elle est encore là, et que je cherche à la bannir.
 
 «J'ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d'or d'étoile à étoile, et je danse.»
 
 
 
 
 
Rouler la neige, glisser jusqu’en bas, les joues glacées, les pieds tendus et un sourire béant au vent. C’est interdit de faire de la luge sur le château d’eau en forme de sein, mais les enfants s’accrochent tout en haut, apaisés par la rondeur blanche. Je rentrerai plus tard mettre mes pieds dans le four, boire le chocolat chaud.
 
J’ai aimé ma liberté très tôt. Je suis sauvage, intouchable, une brise  gelée pousse mes escapades jusqu’à l’impossible, là où je fuis. Des landes d’horizons éperdues me délaissent, me séparent, je me nourris d’espace et gobe chaque hectare.
 
L’indienne, celle qui court encore dans ma tête, un aigle, un loup aux abords de sa peau, dépave les chaussées trop serrées. Elle s’enfonce dans les écorces amères jusqu’à la sève et grimpe au plus haut, pour fuir encore.
 
Dans la forêt, près de la terre hachée de souffle, elle rêve des anciens lieux, ceux qui abritent, ceux qui germent le regard d’après.
 
J’ai couru comme personne, dévalé les prairies trop vite, rompu mes genoux aux caillasses insolites. Accosté les vieux chênes et bâti des cités disparues.
 
Et il y a eu cette nuit où l’homme blessé était là, devant mon lit, une présence muette.
 
Le matin, plus tard, hors de ma chambre et dans la sienne, j’ai regardé le corps mort de l’aïeul, l’ai nettoyé puis j’ai pleuré. Levant la tête vers ma mère sans larme, j'ai fait le geste, celui qu’elle m'a demandé, pour revenir près des rivières dompteuses de libellules.
 
J’ai lavé la peau du vieil homme, vite.
 
Puis j’ai repris les chemins sans traces avec son ombre dans mon dos.
 
 
 
 
 
Une boutique dans un marché, dans un quartier sableux et rouge, dans un coin sans béton. Une boutique minuscule avec des objets sans famille. Au fond, le comptoir, où Lassana, toujours vêtu de somptueux boubous régnait sur une cour étrange.
 
 Je n’avais pas les moyens de m’acheter du vrai café, Lassana, si. Il me préparait ma boisson dans une cafetière italienne et je bavardais avec mes compagnons. Nous étions à peine 10 assis sur des bancs instables, de part et d’autre du magasin ridicule.
 
C’est ici dans ce corridor sombre que j’ai rencontré Salif, docteur en physique nucléaire.
 
J’ai donc bourlingué entre les planches défaites et les trous noirs, étirant le temps jusqu’au vortex prochain. J’installais ma curiosité sur des étoiles inconnues, disparues, et je croisais Allah parfois.
 
 Dans le vaisseau, les sourires s’étalaient sur la voix laiteuse, signes accidentels sur des ombres de planètes naines. Nous cherchions le son du silence entre les années lumières qui nous séparaient. Sur le dédale imaginaire des rêves, la bicoque aux parfums d’épices négligeait les aberrations temporelles. Salif dirigeait, nous répandions  nos questions d’une main à l’autre et j’étais reine d’une galaxie improbable.
 
Souvent le tangage immobile des tempêtes stellaires accrochaient l’ample éphéméride de nostalgie à venir. Et je sentais alors les peaux noires se tendre en tambour séculaire.
 
Lorsque la cafetière était vide, je me posais sur le regard délicat de mon ami marchand, de son cousin éditeur, de son voisin pêcheur et j’attendais une prochaine escale de Salif sur les bois piquetés de novas.
 
Mes voyages d’incertitude ont commencé ici, avec eux, ailleurs que dans les jours et les nuits.